Le navire :
Né sous une mauvaise étoile.

Le port de Lorient au milieu du XVIIIe siècle

Fondée en septembre 1664, la Compagnie des Indes fut contrainte d'investir des sommes énormes pour lancer ses premiers armements. Ainsi, rien que pour ses quatre premiers envois, elle dut acquérir à prix d'or 18 navires. Il était évidemment plus économique de construire ses propres vaisseaux. Denis Langlois, l'un des directeur, négocia l'achat d'un terrain de 7 hectares et 25 ares sur la lande dite du Faouédic, près de Port-Louis, dans l'actuel Morbihan et y supervisa l'installation d'un chantier. Un maître d'œuvre, le charpentier Antoine (Anton) Loonman, entreprit aussitôt la construction d'une galiote de 80 tonneaux, de deux frégates de 150 tonneaux, l'Aigle d'Or et la Force et d'un imposant vaisseau de 1 000 tonneaux, le Soleil d'Orient. La taille du navire était particulièrement ambitieuse, car si les vaisseaux de guerre de 1er rang de la marine royale pouvaient atteindre 2 000 tonneaux et davantage, 1 000 tonneaux restaient l'extrême limite pour les navires marchands, ce qui se conçoit en terme de gestion des risques à une époque où la navigation était des plus périlleuses. Mieux valait en effet envoyer en mer davantage de navires de petit tonnage qu'un grand, dont le naufrage, le pillage ou la capture représentait une perte considérable pour la Compagnie et ses intéressés, comme on l'appelait alors les actionnaires. Le Soleil d'Orient fut d'ailleurs la seule tentative de la Compagnie de se doter d'un navire d'aussi fort tonnage. Quoi qu'il en soit, ce vaisseau, considéré comme le plus beau de la flotte, fit grande impression et fut peut-être à l'origine du nom de la ville de Lorient : … si la construction des frégates ne pouvait produire aucun effet sur les populations voisines habituées à en voir de semblables sur les chantiers du Port-Louis, par contre le bâtiment de mille tonneaux devait faire naître une admiration profonde chez les marins de la région. Seul, il retint l'attention. Il avait un nom officiel, celui de Soleil-d'Orient, mais la plupart des documents le désignent plus simplement sous le vocable de l'Orient. Allez demander à un pêcheur port-louisien le nom d'un manoir en ruine dans la paroisse de Plœmeur ! Personne ne connaissait le mot de « Faouédic » ; tout le monde savait au contraire qu'il se construisait sur le Scorff un navire extraordinaire qu'on appelait l'Orient et tout le monde donnait un nom aux chantiers de ce navire : c'étaient les chantiers de l'Orient (1).

Dès sa première sortie en mer, le Soleil d'Orient connut des déboires qui laissaient penser qu'il était né sous une mauvaise étoile. À peine parti de Port-Louis à destination de Surate le 7 mars 1671 avec le Saint-Jean-Baptiste et le Petit-Saint-Louis, il fut démâté par un coup de vent et contraint de se réfugier à La Rochelle pour effectuer les réparations. Une fois remis en état, il quitta La Rochelle le 12 mars 1672 pour un nouveau périple vers les Indes orientales. Là encore, le navire dut faire face à de graves difficultés, ainsi que le relate François Martin dans ses Mémoires : Ce vaisseau avait mis à la voile de France en l’année 1672, les vents contraires ou plutôt la méchante manœuvre des officiers fit hiverner ce vaisseau à Mozambique, il y perdit les deux tiers de l’équipage de maladie et de mauvaise nourriture, il n’y avait pas même d’apparence que ce navire se pût tirer de là, n’ayant pas de gens suffisamment pour manœuvrer, cependant par l’assistance d’un gouverneur portugais qui fit tirer des gens de force des bâtiments qui vinrent mouiller à Mozambique de la côte d’Inde, on forma un équipage capable de le pouvoir conduire jusqu’à Surate où il arriva en septembre (2).

Faute d'un bon entretien, et souffrant peut-être aussi de quelque vice de conception, il semble que le navire n'ait jamais été très performant pour effectuer des voyages aux longs cours. Après quelques années cloué à Port-Louis en raison de la guerre avec les Provinces-Unies qui rendait les mers peu sûres, le Soleil d'Orient leva l'ancre pour son troisième et dernier voyage vers les Indes orientales, le 1er février 1679, avec 300 000 livres en or et 100 000 livres de marchandises : dentelles d'or et d'argent, mercerie, armes à feu, armes blanches, chapeaux, canons de six, boulets, fer, plomb, cuivre, etc. (3). Après une escale au Cap, le capitaine dut faire face à une mutinerie. Les révoltés payèrent leur désobéissance, mais sauvèrent peut-être le navire d'un naufrage prévisible, comme le rapporte encore François Martin : Ce vaisseau faisant beaucoup d’eau, le capitaine fut forcé de relâcher au cap de Bonne-Espérance où l’on y fit les réparations que l’on crut nécessaires, mais soit que l’on n’eût pas bien reconnu les voies d’eau ou qu’on ne les eût pas bien bouchées, ce vaisseau, quelques jours après avoir mis à la voile de la rade de la baie de la Table, en faisait encore plus que devant. Le capitaine, nommé le sieur Husson, crut néanmoins qu’il pourrait gagner Surate ; il voulut continuer le voyage. Il y eut des officiers qui connaissaient peut-être mieux l’état du bâtiment que lui qui n’avait jamais été en mer, qui lui représentèrent que c’était s’exposer à se perdre de se risquer de même. Le capitaine tint bon, néanmoins ces officiers attirèrent à leur parti la meilleure partie de l’équipage ; on se souleva hautement dans le navire, on refusa de passer outre et enfin il fallut retourner sur ses pas et relâcher une seconde fois au Cap où, ayant mieux pris ses mesures que la première fois, on assura par là le voyage. Cependant le capitaine avait verbalisé contre les personnes qui s’étaient opposées à ses volontés ; il en demanda justice après son arrivée à Surate ; on fit les informations ; le procès mis en état, le Conseil s’assembla. Il y eut quelques-uns de principaux de ces officiers cassés, leurs gages confisqués et qui devaient être remerciés en France. Il est certain que ces gens-là firent très mal de se soulever contre leur capitaine, mais il est sûr aussi que, si l’on n’avait point relâché une seconde fois au Cap, le navire n’aurait jamais fait le voyage. Il y eut des personnes qui par politique portèrent l’intérêt du capitaine, peut-être parce qu’ils crurent que l’affaire n’irait pas si loin, mais qui en ont eu du chagrin depuis (4).

L'escale à Banten :
Un départ trop tardif aux conséquences désastreuses.

Partie du Siam sur le Vautour le 24 décembre 1680, la délégation siamoise composée des trois ambassadeurs, des 20 mandarins de leur suite, du missionnaire Claude Gayme et du jeune prêtre Emmanuel Picaredo arriva le 10 janvier 1681 à la loge de la Compagnie française à Banten (5), après seulement 17 jours de navigation, ce que nul vaisseau n'a pu faire jusqu'à présent (6). Compte tenu de l'importance des bagages et des présents du roi de Siam, dont deux éléphants, il n'était pas question de rallier la France sur le Vautour, trop petit avec ses 400 tonneaux pour contenir tout ce monde. On attendit donc quelques mois que se présentât un vaisseau plus spacieux. Ce fut le Soleil d'Orient qui appareilla en rade de Banten le 26 juin 1681. Dans une lettre du 25 juillet 1681 (7), Claude Gayme écrivait : Le vaisseau Soleil d'Orient étant arrivé ici de Surate le jour de saint Jean pour aller en France, nous partirons à la fin du mois d'août à Mascareigne (8), où la Compagnie envoie quelque secours, et nous pourrons arriver en France à la fin de mars. Le troisième de nos ambassadeurs est fort mal ; il commence d'être attaqué d'une paralysie. Je prends un soin particulier à le faire traiter. Selon Jules Sottas (9), le Soleil d'Orient différa son départ et ne partit de Banten que le 16 septembre 1681. Cette date est contredite par la Gazette n° 48 de 1682 (p. 303) : De Banten, le 9 novembre 1681 : Un navire nommé le Soleil d'Orient partit d'ici le 6 septembre. Le sieur Gayme, prêtre missionnaire, s'embarqua dessus pour accompagner en qualité d'interprète les ambassadeurs que le roi de Siam envoie en France. Une lettre du sieur Guilhem, directeur de la loge de Banten, citée par Robert Lingat (10), indique que le Soleil d'Orient leva l'ancre le 20 septembre.

Peu importe, après tout, que ce fût le 6, le 16 ou le 20, c'était de toute façon beaucoup trop tard. Pourquoi le navire attendit-il plus de deux mois à Banten avant de lever l'ancre à une date très tardive qui l'obligeait à doubler le cap de Bonne-Espérance à la plus mauvaise période de l'année ? Était-ce, comme s'interroge Dirk van der Cruysse, en raison du mauvais état de santé du troisième ambassadeur, ou attendit-il la fin de la mousson d'été (11) ? Ronald S. Love évoque une autre raison : le navire attendait l'arrivée du Tonquin, un petit navire venu du comptoir français du Tonkin, afin de charger et apporter en France une cargaison de musc et de soie. La situation financière de la Compagnie était si précaire à cette époque qu'elle avait besoin des recettes de cette marchandise supplémentaire pour régler quelques-unes de ses lourdes dettes en France et en Asie (12).

La cargaison :
L'objet de tous les fantasmes

Le peu d'information dont nous disposons sur ce dernier voyage du Soleil d'Orient et le prétendu « trésor » englouti du roi de Siam continuent d'alimenter aujourd'hui tous les fantasmes du public et des chercheurs d'épaves. Le site Patrimoine.Lorient.bhz évoque (avec quelques réserves, il est vrai), des canons ouvragés garnis d’argent, aiguières (vases à anse et à bec), flacons, vases, coupes, services de table dont un en or massif offert par l’empereur du Japon au trône de Siam qui compte plus de 1 000 pièces, figurines, porcelaines de Chine et du Japon, chaînes ouvragées en or, coffres, tables, cabinets, buffets, vases en or et en argent, diamants, des lettres d'amitié écrites sur feuilles d'or, et même deux éléphants en or massif revêtus de couverture ornée de pierres précieuses, éléments d'une cargaison estimée à 800 000 livres (15 millions d'euros). Un chercheur d'épaves, qui affirme être sûr à 99% du lieu où le navire a fait naufrage, se targue de posséder un mémoire de 27 pages détaillant les présents envoyés par Phra Naraï (qu'il prononce Fra Naraï dans une vidéo mise en ligne sur le Net) à Louis XIV, à la famille royale et au pape. Sans bien entendu indiquer où il a déniché cet étonnant document qui ne figure dans aucun catalogue d'aucune bibliothèque.

À quels documents donc pouvons-nous nous fier ? Dans une lettre du barcalon Kosathibodi adressée à François Baron, directeur général de la Compagnie des Indes à Surate, le ministre siamois écrivait : Le roi mon maître vous envoie : [ ] Malheureusement, aucune liste ne suit et l'on reste sur sa faim. Il est vrai qu'il ajoute : Et moi, de ma part je vous envoie un coffret du Japon à couverture verte, le fond noir avec des feuilles d'or ; un coffre de Chine, le fond noir travaillé avec ambre et or ; deux arbrisseaux d'ambre ; un pot d'ambre dont le couvercle est orné d'or et d'argent ; deux boules à chao (13), huit choanns (14), deux bandes noires et peintes (15), une paire de paravents du Japon, ce que je vous prie de recevoir pour l'amitié que je vous porte (16).

Quelques coffrets et deux théières, tout cela ne fait pas un trésor. Le missionnaire Claude Gayme, chargé de choisir les présents destinés à Louis XIV, semble n'y avoir pas mis beaucoup d'entrain : On lui offrit au commencement quelques ouvrages d'argent du Japon et de Chine, mais il fut répondu qu'il n'était pas à propos d'envoyer des ouvrages d'or et d'argent en France, puisqu'on n'en saurait porter qui approchassent de la beauté de ceux que l'on y fait, qui surpassent en nombre et en perfection infiniment tous les ouvrages d'Orient. Le roi fit demander aux Anglais et aux Hollandais ce qui pourrait être plus propre, pour faire des présents en France et à Rome ; ils firent la même réponse. Néanmoins, comme selon la coutume du royaume, ils n'envoient jamais d'autres présents, ils firent choisir parmi tous les ouvrages vernissés du Japon ce qu'il y avait de plus convenable ; ils s'étonnaient de voir que le missionnaire en choisissait si peu, et le pressèrent fort d'en prendre un grand nombre ; il s'excusa à la fin, vu les pressantes sollicitations, ajoutant qu'on ne manquait pas de tous ces ouvrages en France, et de plus beaux (17). Le tact n'était manifestement pas la qualité dominante du prêtre.

Il semble bien que le seul document sur lequel on puisse sérieusement s'appuyer soit un courrier de M. de Guilhem, le directeur de la loge de Banten, daté du 29 janvier 1681 et adressé aux directeurs de la Compagnie des Indes, document conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote NAF 9380 f° 87-91. Nous n'avons malheureusement pas pu le consulter, mais Dirk van der Cruysse en reproduit le court extrait consacré aux présents du roi de Siam (18), extrait également cité par Pierre Margry, ancien conservateur adjoint des Archives Nationales (19). Comptoirs, buffets et cabinets, coffres, tables et boîtes curieuses du Japon, robes de chambre du même pays, ouvrages de soie, vases d'or et d'argent, paravents de la Chine de grandeurs différentes, et plusieurs autres pièces, la liste est brève et ne mentionne aucun canon ouvragé garni d'argent, pas plus que le moindre éléphant en or massif revêtu de couverture ornée de pierres précieuses. Il est probable que tant sur le plan du nombre que sur celui de la qualité, les présents de Phra Naraï à Louis XIV furent très inférieurs à ceux emportés cinq ans plus tard par le chevalier de Chaumont, Phaulkon ayant pour l'occasion littéralement pillé les magasins royaux afin d'éblouir le roi de France.

Et les animaux ? Il est attesté que le roi Naraï avait envoyé deux jeunes éléphants à Louis XIV (20). Si l'on en croit la Gazette, l'un d'eux mourut à Banten avant le départ : Ils avaient amené deux éléphants mâles et femelles pour en faire présent au roi de la part de leur maître, mais le mâle est mort (21). Quelques sources mentionnent également des rhinocéros. Ainsi, dans sa Description du royaume thaï ou Siam, Jean-Baptiste Pallegoix écrivait : Sa Majesté voulait envoyer des présents en or et en argent, mais on lui fit entendre qu'il était plus convenable d'envoyer des raretés du pays ; on mit donc dans le vaisseau deux jeunes éléphants, deux petits rhinocéros, du musc, du bois de calambac et beaucoup d'autres choses très rares et très estimées (22). Là encore, l'information est très probablement erronée. Pierre Margry, s'appuyant sur les archives du Ministère de la Marine, notait : Le roi fit chercher partout de petits rhinocéros pour en envoyer, mais il ne s'en put trouver (23).

Mais à côté des présents du roi de Siam, le Soleil d'Orient emportait également des marchandises acquises en Asie pour le compte de la Compagnie. Nous avons évoqué plus haut la cargaison du navire le Tonquin que le Soleil d'Orient était chargé de ramener en France. Selon François Martin, elle consistait la meilleure partie en bon musc et étoffes de soie du pays (24). Selon Pierre Kaeppelin, il ne s'agissait que d'échantillons destinés à montrer aux potentiels acheteurs français la qualité des productions tonkinoises (25). Quant au reste de la cargaison, il était composé, toujours selon Kaeppelin, par des toiles expédiées de Pondichéry par François Martin et par des marchandises de Benten, surtout du poivre. Et Kaeppelin conclut : Par un singulier malheur, ce vaisseau portait à la fois les premières cargaisons expédiées en France de Pondichéry, du Tonkin, de Banten et les ambassadeurs de Siam, de sorte que son naufrage eut les conséquences les plus funestes : ainsi, outre la faiblesse de la Compagnie, ce fut une des causes de l'abandon prochain du comptoir du Tonkin (26).

Le naufrage :
Un ami m'a dit qu'on lui avait rapporté les propos de quelqu'un qui avait entendu dire, etc…

On suit la trace du Soleil d'Orient à Surate, où il arriva fin octobre 1681. Lors de cette escale, Claude Gayme rencontra François Pallu qui se rendait au Siam (27). On le retrouve fin novembre à l'île Bourbon (aujourd'hui la Réunion), où les Français possédaient un établissement. Il disparaît ensuite sur la route du Cap.

En France, on vit rentrer un à un tous les navires de retour des Indes, mais pas de Soleil d'Orient, qui était pourtant attendu à Port-Louis vers mars-avril 1682. Dans son numéro de novembre 1682, le Mercure Galant rassurait le public en publiant le témoignage d'un certain capitaine Gomet, qui revenant des Açores, rapportait les propos d'un capitaine anglais de ses amis, lequel, de passage au Brésil, avait entendu dire par un capitaine hollandais que, etc. Bref, le vaisseau était sain et sauf quelque part sur les vastes océans, et le Mercure concluait avec optimisme : on peut incessamment espérer la venue du navire qui amène les ambassadeurs du roi de Siam.

Toutefois, le temps passant, il fallut bien se faire une raison, le navire ne revenait pas, et l'hypothèse du naufrage devenait de plus en plus vraisemblable. C'est encore le Mercure Galant qui publia dans son numéro de Janvier 1686 la lettre d'un témoin confirmant un désastre qui ne faisait plus de doute dans l'esprit du public quatre ans après les faits. La Compagnie des Indes en avait d'ailleurs informé ses actionnaires lors d'une assemblée générale le 17 avril 1684 (28).

Extrait d'une lettre écrite de Surate, du 13 novembre 1685.

Je finis par une nouvelle que nous avons eue ici du Soleil d'Orient. Quoiqu'elle soit mauvaise, je ne puis m'empêcher de vous l'écrire. Un nommé Croizier, fils d'un marchand de Morlaix qui était venu aux Indes sur le navire de M. de Hautmesnil, nommé le Coche (29), quitta ce bâtiment pour s'embarquer sur un navire anglais particulier nommé le Bristol, qui partit de Surate à la fin du mois de janvier dernier pour aller en Europe. Ce jeune homme dit que ce vaisseau ayant eu du mauvais temps, avait été obligé de relâcher en l'île de Madagascar, dans l'anse du Fort-Dauphin, qui est le lieu où nous nous sommes d'abord établis, et où il y a plusieurs Noirs qui parlent français. Comme les Anglais ne savaient pas la langue de ce pays-là, c'était lui qui leur servait d'interprète. Ils apprirent donc de quelques Noirs, et entre autres d'un nommé Jean, qui avait autrefois été serviteur d'un M. de Saint-Martin, et qui parle fort bien français, qu'il y avait quelques années que le navire le Soleil d'Orient était venu en cette anse du Fort-Dauphin fort maltraité et faisant beaucoup d'eau. Ce dernier leur nomma les principaux officiers de ce navire, et leur dit qu'il y avait dessus des ambassadeurs du roi de Siam ; que ces officiers avaient fait la paix avec les Noirs, et qu'après avoir raccommodé leur vaisseau et pris des rafraîchissements, ils étaient partis du Fort-Dauphin, mais qu'à quatre ou cinq lieues de là, ils avaient été surpris d'une tempête qui avait fait couler le vaisseau à fond, sans que personne fût sauvé. Il me paraît que sur un rapport si bien circonstancié, on peut croire que ce malheureux vaisseau a été à Madagascar, et qu'il s'est perdu en quelque endroit des côtes de cette île, car il n'y a pas d'apparence qu'un navire comme le Soleil d'Orient ait coulé à fond à quatre ou cinq lieues en mer, dans en endroit où il n'y a point de rochers, puisque quand on se voit dans un péril évident, on fait ordinairement tout ce qu'on peut pour donner à la côte, ce qui n'est pas difficile, à moins que le vent ne vienne absolument de la terre. Pour moi, si j'osais dire mon sentiment là-dessus, je crois que ce navire au départ de Mascareigne, ayant voulu doubler le cap de Bonne-Espérance, y aura été battu de la tempête, et que quelque démâtement ou quelque voie d'eau l'aura obligé de relâcher à la première terre qu'il aura trouvée, où il se sera perdu en quelque endroit de la côte de Madagascar, ce qui aura donné moyen à la plupart des gens de l'équipage de gagner la terre. Il est vrai que l'on doit craindre, s'ils se sont sauvés du côté du Fort-Dauphin, que les habitants, qui étaient nos mortels ennemis, ne les aient assassinés. Je ne sais si je me flatte par l'intérêt que je prends en quelques personnes qui étaient sur ce vaisseau, mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il y aura des gens de cet équipage en quelque endroit de la côte de Madagascar. Il est certain que s'ils ont sauvé leurs armes et qu'ils se soient tenus sur leurs gardes, les Noirs n'auront pas eu la hardiesse de les attaquer. D'ailleurs, s'ils se sont perdus en certains endroits de ces côtes, où les peuples étaient amis des Français, tout le monde dit qu'il ne leur sera point arrivé de mal. Il me semble qu'il ne faut ajouter foi à ce que les Noirs du Fort-Dauphin disent que pour n'être plus en doute que ce navire n'ait fait naufrage sur ces côtes, puisque étant comme j'ai déjà dit, nos ennemis mortels, ils peuvent en avoir changé les circonstances selon leurs intérêts. Cette nouvelle se rapporte assez à ce que j'ai entendu dire à M. du Hautmesnil, que lorsqu'il vint dans les Indes en l'année 1683 sur le navire l'Heureuse, il avait rencontré dans le canal de Mozambique un vaisseau anglais qui venait des Mazelages (30), qui est un endroit vers le nord de Madagascar où l'on va traiter les Noirs, et que le capitaine de ce vaisseau leur avait crié qu'on lui avait dit qu'un navire français de soixante pièces de canon s'était perdu à la côte de cette île. Le temps qu'il faisait ne leur permit pas de s'en informer davantage.

Le vaisseau anglais sur lequel était embarqué le sieur Croizier de qui nous avons appris ce que je vous mande du Soleil d'Orient, était un navire particulier venu dans les Indes contre les défenses du roi d'Angleterre. Il fut obligé, après être parti du Fort-Dauphin, de venir dans l'île d'Anjouan pour achever de s'accommoder, et pour y attendre la mousson favorable à doubler le cap de Bonne-Espérance. Il y fut rencontré au mois d'avril ou de mai dernier, par un navire de Sa Majesté britannique qui s'en empara, et qui l'amenait avec lui à Bombay, mais il coula à fond à cent lieues de la côte de l'Inde, et on n'en sauva que l'équipage, parmi lequel était le sieur Croizier, qui est présentement en notre loge. Deux Français qui sont venus depuis peu de Bombay m'ont appris qu'ils avaient vu un Noir à qui un autre Noir de Goa qui était sur le même navire particulier, a dit qu'il y avait entendu dire à quelques Noirs du Fort Dauphin que le Soleil d'Orient s'était perdu à la côte des Matanes (31), où tous les peuples étaient amis des Français ; que toutes les personnes qui étaient dessus s'étaient sauvées à terre, où elles étaient encore, en attendant que quelque navire passât pour s'embarquer. Cette dernière nouvelle n'est à la vérité qu'un ouï-dire, d'un autre ouï-dire, qui serait pourtant, je crois, suffisant pour obliger la Compagnie à envoyer un petit bâtiment qui courût une partie de la côte de l'est de Madagascar, pour voir si l'on pourrait en avoir quelque nouvelle plus particulière. Nous écrivons à cette occasion à MM. les directeurs ce que nous avons appris du sieur Croizier, mais ce n'est pas avec toutes les circonstances que je marque ici.

Dans son ouvrage : Les origines de l'île Bourbon et de la colonisation de Madagascar, Isidore Guët, s'appuyant sur des documents inédits tirés des Archives coloniales du Ministère de la Marine et des Colonies rapportait une autre version de la perte du Soleil d'Orient due au père Bernardin de Quimper, qui fut gouverneur de l'île Bourbon – un des anciens noms de l'île de la Réunion – entre 1680 et 1686 :

On a cru généralement que le Soleil d'Orient, parti de Bourbon le 1er novembre 1681, périt dans un ouragan survenu le même jour à l'est de Madagascar. Le père Bernardin, que la nouvelle de ce naufrage avait frappé, déclare que le navire avait quitté l'île par un temps superbe non suivi d'une tourmente dans ces parages, et considère comme improbable la cause attribuée à sa perte. Il laisse entendre que le Soleil d'Orient, dévalisé par des forbans, aurait été ensuite incendié en mer. Le père Bernardin aurait surpris une indiscrétion à cet égard parmi des marins qui, se reprochant d'en parler, faisaient allusion à cette affaire, lorsqu'il passa au cap de Bonne-Espérance, en 1687. Il est d'ailleurs certain qu'à partir du 1er novembre 1681, on ne revit plus le Soleil d'Orient, ni aucune des personnes embarquées sur ce navire, ni même aucune épave qui en provînt, de nature à renseigner sur la manière dont il avait péri. Malgré toutes les recherches opérées à la côte orientale de Madagascar par les ordres de M. le Directeur de Pondichéry, François Martin, les circonstances de ce drame maritime ne furent pas autrement connues. Pendant les six ans et onze mois que gouverna le père Bernardin, l'île ne reçut que trois visites : celle du Soleil d'Orient, celle du Président, capitaine Senault, qui fit, en 1683, des recherches sur la perte dont nous venons de parler, et enfin celle du Saint-François-d'Assise, capitaine Désormas-Jonchée, de Saint-Malo, parti de Pondichéry le 2 octobre 1686 (32).

Thèse bien fragile qui ne repose que sur des confidences entre marins surprises par hasard. De plus, la date indiquée par Isidore Guët paraît peu crédible. Parti de Banten début septembre 1681, ayant fait un large détour à Surate où il avait fait escale, le Soleil d'Orient ne pouvait lever l'ancre de l'île Bourbon le 1er novembre. Le 1er décembre eût été beaucoup plus vraisemblable.

Les conséquences
Avec l'aide du roi et de Dieu…

Le bilan de l'opération fut lourd pour la Compagnie des Indes. Julien Sottas estimait la perte à 600 000 livres, sans compter le prix du bâtiment. Le Mercure Galant du 31 juillet 1686, pour sa part, évoquait une cargaison d'un million de livres. Les bons chiffres sont sans doute ceux avancés lors de l'assemblée générale des actionnaires du 17 avril 1684, qui faisait le point sur la situation désastreuse de la Compagnie. Il avait fallu débourser 550 000 livres pour achever enfin une flûte de 800 tonneaux, la Royale, commencée en 1671 et restée dix ans en chantier. Aucun navire n'avait pris la mer en 1677 et 1678 en raison de la guerre avec la Hollande. La perte était estimée à 200 000 livres. Le naufrage du Soleil d'Orient était effectivement évalué à 600 000 livres, mais ce malheur était encore aggravé par la prise et le pillage du comptoir de Banten par les Hollandais : perte estimée à 550 000 livres. De sorte, concluait le rapporteur que par le peu de valeur des effets laissés à la Compagnie en 1675, la perte depuis survenue au vaisseau l'Orient, celle arrivée du comptoir et des effets de Banten, le long temps que la guerre avait duré, qui pendant deux ou trois ans avait empêché les envois et les retours, c'était une merveille qu'elle se fût maintenue au point qu'elle était, y ayant lieu d'espérer qu'avec la continuation de la protection du roi, les suites en seraient plus avantageuses, et qu'on en verrait le rétablissement (33). Too big to fail, en quelque sorte. On comptait déjà sur l'argent public pour renflouer la boîte au bord de la faillite.

Les missionnaires, pour leur part, acceptèrent ce coup de sort avec une abnégation très chrétienne, à leur habitude, et le roi Naraï avec un fatalisme très bouddhiste : Le 13 septembre [1683], les évêques français, ayant appris par des lettres du mois de janvier 1683 qui leur avaient été envoyées de Paris par un vaisseau anglais venu en droiture de Londres à Siam, que le vaisseau le Soleil d'Orient dans lequel s'étaient embarqués en 1680 les ambassadeurs du roi de Siam auprès du roi très chrétien, n'était pas encore arrivé en France, et qu'on n'en avait eu aucune nouvelle, appréhendèrent fort de faire savoir cette nouvelle au souverain. Mais après avoir bien considéré l'affaire, ils résolurent de ne lui en rien cacher, ce qui réussit mieux qu'ils n'eussent osé espérer, car cette fâcheuse nouvelle, au lieu de causer aucun mauvais effet dans l'esprit de ce prince, ne servit qu'à obtenir des témoignages plus certains du désir qu'il avait de lier une étroite amitié avec Sa Majesté Très Chrétienne. Pour en donner une marque infaillible, il répondit incontinent que, quand bien même ses ambassadeurs auraient fait naufrage, comme l'on craignait, il voulait, nonobstant cela, entretenir toujours une amitié inviolable avec le roi de France, et se la procurer par toutes sortes de moyens (34).

NOTES

1 - Henri-François Buffet, Lorient sous Louis XIV, Annales de Bretagne, tome 44, n° 1-2, 1937, p. 71. 

2 - Mémoires de François Martin, 1931, I, p. 534. 

3 - Jules Sottas, Histoire de la Compagnie royale des Indes orientales, 1905, p. 68. 

4 - Mémoires de François Martin, 1932, II, pp. 179-180. 

5 - Ce comptoir, le seul que les Français aient possédé dans l'île de Java, avait été créé par François Caron en 1671. Il fut capturé par les Hollandais en avril 1682. 

6 - Lettre du missionnaire Claude Gayme datée de Banten, le 18 janvier 1681, citée par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 112. 

7 - Citée par Launay, op. cit., I, p. 112. 

8 - Aujourd'hui l'île de la Réunion. 

9 - Op. cit., p. 138. 

10 - Robert Lingat, Une lettre de Véret sur la révolution siamoise, T'oung Pao, vol. XXXI, 1934, p. 333, note 2. 

11 - Dirk van der Cruysse, Siam and the West, 2002, p. 215. 

12 - Ronald S. Love : Lost at Sea: The Tragedy of the Soleil d'Orient and the First Siamese Embassy to France, 1680-1684, University Press of Colorado, 2003, pp. 66-67. 

13 - Deux boulis à cha, c'est-à-dire deux théières, deux récipients pour faire bouillir le thé (cha en thaï : ชา). 

14 - Nous n'avons pu identifier ce mot, que la Gazette écrit chavane. S'agit-il d'assiettes, de plats (chan en thaï : จาน ?) 

15 - Trés certainement des bandèges, c'est-à-dire des plateaux à bords relevés, sans pied (Simon de La Loubère, Du royaume de Siam, 1691, I, p. 125). 

16 - Cité par Launay, op. cit., I, p. 110. 

17 - Rapport de Boureau-Deslandes, cité par Launay, op. cit., I, p. 107. 

18 - Op. cit., p. 214. 

19 - Pierre Margry, Relations et mémoires inédits pour servir à l'histoire de la France dans les pays d'outre-mer, tirés des archives du Ministère de la Marine et des Colonies, 1867, p. 159. 

20 - Il en enverra deux autres avec l'ambassade du chevalier de Chaumont (un pour Louis de France et l'autre pour son frère Philippe de France, les tout jeunes duc de Bourgogne et duc d'Anjou), qui ne pourront être embarqués faute de place sur les vaisseaux, et trois autres avec l'ambassade Céberet-La Loubère (la famille royale s'étant agrandie de Charles de France, duc de Berry), qui périront entre Batavia et le cap de Bonne-Espérance. Aucun des éléphants siamois ne parvint à destination. 

21 - Gazette N° 16 de 1682. De Banten, dans l'île de Java, aux Indes orientales, le 1er août 1681 (p. 99). 

22 - 1854, II, pp. 166-167. 

23 - Op. cit., p. 155. 

24 - Mémoires de François Martin, II, p. 275. 

25 - Paul Kaeppelin, La Compagnie des Indes-orientales et François Martin, 1908, p. 185. Voir également Charles B. Maybon, Une factorerie anglaise au Tonkin au XVIIe siècle (1672-1697), Befeo, Tome 10, 1910. 

26 - Op. cit., p. 185-186. 

27 - Lettre de Pallu à Gayme du 5 Novembre 1681, citée par Ronald S. Love, op. cit., p. 71, note n° 46. 

28 - Dernis, Recueil ou collection des titres, édits, déclarations, arrêts, règlements, et autres pièces concernant la Compagnie des Indes-orientales établie au mois d'août 1664, 1755, I, pp. 371-390. 

29 - Le Coche, navire de 500 tonneaux qui appartenait au roi, avait été loué pour ce voyage à la Compagnie des Indes orientales pour 1 500 livres par mois. Il était parti de Brest le 17 janvier 1684 sous le commandement du capitaine Barbot du Hautmesnil. (sources : Jules Sottas, Histoire de la Compagnie royale des Indes orientales, 1905, p. 75). 

30 - Aujourd'hui la baie de Boina, au nord-ouest de Madagascar. 

31 - Sans doute Matatana, sur la côte est de l'île de Madagascar. 

32 - Paris, Charles Bayle, 1888, pp. 138-139. 

33 - Dernis, Op. cit., I, p. 68. 

34 - Journal de la Mission, Launay, op. cit., I, p. 119. 

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11 mai 2019