[1r°] Lorsque M. le chevalier de Chaumont fut arrivé à la barre de Siam, M. Vachet (1) vint aussitôt avec M. l'abbé de Lionne (2) rendre visite au seigneur Constance (3) pour lui rendre compte de la négociation qu'il avait ménagée en France. Le seigneur Constance demanda à M. Vachet si l'ambassadeur, outre le compliment qu'il devait faire au roi de Siam, n'avait point d'autres ordres particuliers, à quoi le sieur Vachet répliqua qu'il n'en savait rien, et qu'il était probable que Sa Majesté n'envoyait cette ambassade que pour remercier le roi de Siam de celle qu'il lui avait destinée et qui avait péri.
Le lendemain matin, M. l'évêque de Métellopolis (4) se rendit dans le logis du seigneur Constance. Celui-ci lui demanda, dès qu'il l'eut aperçu, s'il ne savait point ce qu'était venu traiter [2r°] l'ambassadeur de France en cette Cour. Il lui répondit qu'il savait seulement que cet ambassadeur avait de grands pouvoirs pour traiter et conclure les plus grandes affaires, et qu'il avait en même temps un ordre exprès du roi son maître d'offrir la loi chrétienne au roi de Siam. Alors le seigneur Constance extrêmement surpris de cette nouvelle : — Eh, qui est donc celui, lui dit-il, qui a ainsi trompé le roi de France ? (5) M. l'évêque lui répondit en levant les épaules qu'il n'en savait rien, et qu'il en était fort marri. Le seigneur Constance lui repartit qu'il prît garde avec beaucoup d'attention de ne se point charger d'une maison qui menaçait de ruine et qui l'accablerait en tombant, que cette affaire était de la dernière conséquence, et qu'il répondrait à Dieu du malheureux succès qu'elle aurait, — Car, ajouta-t-il, depuis que Votre Seigneurie est ici, avez-vous vu la moindre apparence de la part du roi mon maître, si vous en exceptez les bonnes œuvres, [3r°] d'où l'on puisse inférer la moindre possibilité de sa conversion ? – Je n'en sache nulle, répondit M. l'évêque, et je suis fort étonné qu'il se soit trouvé des gens qui aient osé en donner quelque assurance à Sa Majesté très chrétienne.
En sortant de cette conférence, il s'embarqua pour aller à la rade visiter M. l'ambassadeur, d'où il ne revint à Siam que sept jours après. À son retour, il fut aussitôt trouver le seigneur Constance pour lui dire qu'il était très vrai que M. l'ambassadeur avait un ordre exprès du roi de présenter la religion chrétienne au roi de Siam, et qu'il prévoyait assez le travail et la peine que tout cela lui attirerait immanquablement, mais qu'il suppliait de tout son cœur le seigneur Constance de l'aider de ses bons avis. Ce ministre lui répliqua que Dieu l'avait mis dans un poste où il pouvait travailler utilement pour sa gloire, et qu'il n'y avait rien au monde qui lui fût plus à cœur que la conversion du roi [4r°] et les intérêts du roi très chrétien, mais qu'il lui paraissait que ce que l'ambassadeur était venu négocier n'était avantageux ni pour cet heureux changement du roi son maître, ni pour la satisfaction du roi très chrétien, et qu'au contraire, une telle proposition pouvait être un fort grand obstacle à l'un et à l'autre. S'il n'était pas à propos de demander une chose de cette importance à un particulier avant de l'avoir instruit et convaincu du bien et des avantages qu'on lui préparait, il était encore moins raisonnable de faire si légèrement cette proposition aux souverains, à l'égard desquels il faut user de beaucoup plus de ménagement qu'à l'égard des particuliers. Ainsi, quoiqu'il pensât que le roi de Siam, à cause de l'amitié et du respect que ce prince avait pour un aussi grand monarque que le roi de France, ne paraîtrait point offensé de ces offres si imprévues, que néanmoins cela le mettrait en garde avec tout son royaume pour se défendre d'une chose qui est elle-même si souhaitable, mais qui paraît si terrible quand on ne la connaît pas parfaitement, et qu'enfin [5r°] la mission perdrait les moyens dont il leur avait parlé si souvent d'établir la religion sans faire tant de bruit, et en gagnant insensiblement les cœurs sous la protection du roi de France.
— Il n'y a rien de plus vrai que ce que vous dites, dit M. l'évêque, mais nous ne sommes plus en cet état à présent, et je conjure Votre Seigneurie de me dire ce qu'il y a à faire dans cette conjoncture. — Vous savez assez, Monsieur, lui dit alors le seigneur Constance, l'estime extraordinaire que le roi mon maître fait du roi de France, et vous savez encore que les voies qu'on prend pour convertir le roi de Siam et son royaume seront inutiles, et même très dangereuses. Mais si Sa Majesté très chrétienne veut me permettre de lui expliquer les moyens sûrs d'en venir à bout, c'est lui promettre que d'être peu détrompé. Elle verra ce succès digne de son grand zèle et de son extraordinaire piété dont quelques personnes l'ont voulu flatter si témérairement, et pour preuve que le seigneur Constance n'avançait rien que ne fût très facile, il apporta pour exemple celui des Maures établis dans le royaume, lesquels, nonobstant leur avarice et leurs concussions sur le peuple, n'avaient [6r°] pas laissé d'attirer à leur fausse secte un grand nombre de personnes de toutes conditions, mais que si, sans précaution, on entamait cette affaire, l'héritier présomptif du roi de Siam, déjà si mal intentionné contre le roi son frère, et encore ceux qui sont dans ses intérêts, ne manquerait pas de les maltraiter et de détruire tout ce que son prédécesseur avait commencé, car ses ministres et ses favoris ne manqueraient pas de lui représenter, avec grande apparence de raison, l'imprudence de son prédécesseur pour avoir fait alliance et élevé dans ses royaumes des gens venus pour extirper leur sainte religion établie dans ses États depuis si longtemps, qu'au moins les Hollandais ne faibliraient point en cette occasion et emploieraient leur crédit, leurs forces et leur argent pour ôter de leur chemin d'aussi grands obstacles que le sont pour eux la nation française et la religion romaine. Il apporta même beaucoup d'événements arrivés à la Cour de Siam, et plusieurs raisons pour prouver ce qu'il avait avancé, [7r°] mais il ajouta que si Sa Majesté très chrétienne avait la bonté de se servir des conseils qu'il lui donnerait, il serait impossible aux Hollandais et à qui que ce fût, quelque révolution qui pût arriver, d'empêcher le bon succès de tout ce qu'on voudrait faire, et pour la vraie religion, et pour la nation française. Il représenta enfin à M. l'évêque le péril où il s'allait jeter, et lui fit avouer que si le roi de France savait la moitié des raisons qu'il lui venait de dire, Sa Majesté abandonnerait le dessein qu'elle avait pris sur de si fausses informations, et suivrait les moyens sûrs qu'il avait à lui proposer. M. l'évêque ne lui répondit autre chose, sinon qu'il était dans la dernière affliction de voir les choses si peu en état de répondre aux grands desseins de Sa Seigneurie ; que tout ce qu'il lui avait représenté était très véritable, et qu'il ne manquerait pas de suivre ces bons avis. Ainsi se termina la conversation et la visite de ce jour.
M. l'ambassadeur arrivant à Oüat Prassat (6) où il devait s'arrêter jusqu'à son entrée, le roi de Siam ordonna au seigneur Constance de s'y rendre pour conférer avec lui de ce [8r°] qu'il était venu traiter, et de quelle manière il irait à l'audience. Tout étant conclu au gré de M. l'ambassadeur, le seigneur Constance, voyant que les ministres ne pouvaient pas mettre en ordre les présents du roi, la maison de M. l'ambassadeur et tout son équipage pour le jour de l'entrée, afin que tout réussît à la gloire du roi très chrétien, il demanda permission au roi son maître d'aller entretenir ces seigneurs étrangers qui venaient de l'Europe où il avait pris naissance, et sous ce prétexte, il vint disposer les présents de Sa Majesté très chrétienne, pour les rendre plus agréables au roi de Siam et ordonner la marche de M. l'ambassadeur afin de rendre la cérémonie plus magnifique aux yeux du peuple et plus pompeuse. Dans le premier entretien qu'il eut avec M. le chevalier de Chaumont, après lui avoir témoigné la passion qu'il avait de rendre ses très humbles services au roi de France, et d'obliger Son Excellence, il lui demanda familièrement de quoi il traiterait dans le compliment qu'il ferait au roi de Siam, parce qu'il pourrait le servir par la connaissance qu'il avait des coutumes du pays. M. l'ambassadeur [9r°] qui prévit assez, parce qu'on lui avait déjà représenté le dessein du seigneur Constance, lui répondit qu'il se ferait un plaisir de lui faire voir son compliment, mais qu'on ne pouvait y rien changer, et en même temps M. l'ambassadeur lui donna son compliment écrit, que M. l'évêque lui expliqua en portugais, parce qu'il n'entendait pas le français. Comme le seigneur Constance dit qu'on ne parlait presque que de religion dans ce compliment, il voulut prendre cette occasion pour entrer en conférence là-dessus avec M. l'ambassadeur, mais M. l'évêque ayant pris en particulier le seigneur Constance, il lui fit entendre qu'il n'était pas temps de parler de ces choses, qu'il les fallait différer à une autre occasion, et qu'ils consulteraient ensemble les mesures qu'il faudrait pour obvier à tous les inconvénients qui pourraient suivre si ce compliment était expliqué publiquement au roi, de telle sorte que le seigneur Constance fut obligé de se retirer sans avoir pu conclure autre choses sur ce chapitre.
Ce même jour, M. le chevalier de Chaumont arriva à Oüat Prassat. M. de Lionne vint rendre visite au seigneur Constance, et lui [10r°] ayant demandé une audience secrète de la part de M. l'ambassadeur, il dit à ce ministre qu'il voyait bien qu'il ne manquait de quoi que ce soit au monde, soit pour les commodités de la vie, soit pour les honneurs et les grands emplois, et qu'ainsi l'on ne pouvait lui rien offrir qui servît son agrandissement ; que néanmoins, s'il pouvait procurer par son grand crédit que le roi de Siam se fît chrétien, M. l'ambassadeur lui promettrait de la part du roi son maître l'ordre du Saint-Esprit (7). — Je suis extrêmement obligé à M. l'abbé de Choisy et à M. l'ambassadeur, reprit le seigneur Constance, de l'honneur qu'on me fait de me juger digne d'un si haut rang, dont je me sens moi-même entièrement incapable, mais quand je considère le moyen et le service qui doit m'attirer un si grand hommage et qui doit si fort avancer la gloire de Dieu qui m'a comblé de tant de bienfaits, je n'ai point besoin de récompenses pour me porter à l'exécuter. La reconnaissance que je témoignerais à Dieu dans cette occasion, pour toutes les grâces que j'ai reçues de sa bonté, me serait un motif plus que suffisant pour entreprendre des choses encore plus difficiles, et pour montrer à toute la terre le désir ardent [11r°] que j'ai (8) de la conversion du roi et de tout le royaume de Siam. Je suis prêt, ajouta-t-il, de donner ma vie pour y contribuer, si quelqu'un me fait voir qu'il y ait la moindre apparence d'y réussir. Vous pouvez, Monsieur, assurer l'ambassadeur de France que je ne manquerai à rien de tous ce tout ce qui serait nécessaire pour l'heureux succès de cette négociation, à quoi le devoir de chrétien, le service de Dieu, le bien du roi mon maître et la gloire du roi de France m'engageront toujours plus que tout le reste.
Quelques jours après, dans l'audience publique, après que M. l'ambassadeur eut fait son compliment en français au roi de Siam dans les termes dont il ne manquera pas de rendre compte au roi son maître et à ses ministres, le seigneur Constance l'expliqua comme il en était convenu avec Mgr l'évêque de Métellopolis et le fit entendre au roi son maître par des expressions les plus propres pour donner une haute idée du grand roi de France et pour plaire en même temps au roi de Siam, lui faisant remarquer l'estime que le plus grand monarque du monde faisait [12r°] de son amitié royale, et lui disant que pour entretenir cette bonne correspondance, il n'y avait point de meilleur moyen que de s'unir de telle sorte qu'ils ne fissent tous deux qu'un même cœur et que leur liaison pût durer aussi bien dans la vie future que dans la présente ; que le seigneur ambassadeur était chargé d'ordres particuliers pour faire réussir cette grande affaire, qu'il avait l'honneur de proposer en Sa Majesté ces moyens dont l'heureux succès devait donner au roi leur maître un plaisir extraordinaire. Ce qu'avait fait prendre la résolution au seigneur Constance de ne point parler alors de religion était premièrement parce qu'il ne croyait pas qu'on pût traiter d'une affaire si délicate publiquement, sans avoir pressenti les intentions du roi, secondement parce qu'il espérait faire si bien entendre ses raison à M. l'ambassadeur qu'il quitterait le dessin de parler au roi de religion, mais que si enfin il le trouvait [franc] et inflexible sur ce point, il lui avait laissé une ouverture pour en parler une autre fois plus commodément et plus [13r°] à propos, ajoutant à la fin du compliment que le roi son maître avait chargé son ambassadeur de traiter de ces moyens plus en particulier. Par cette conduite, le seigneur Constance rendait un service considérable à la religion, qu'on [l'eût] exposée [autrement] au roi très chrétien, parce qu'en finissant ainsi le compliment de l'ambassadeur, il obligeait le roi de Siam de lui donner des audiences particulières, ce qui est un privilège qui n'avait jamais été accordé dans la Cour du roi de Siam à aucun ambassadeur et dont le seigneur Constance fut bien aise de mettre en possession l'ambassadeur de France pour le distinguer de tous les autres.
Quelques heures après, le seigneur Constance alla rendre visite à l'ambassadeur et ils commencèrent à traiter ensemble des affaires de la religion. Alors le chevalier de Chaumont fit part au seigneur Constance des grandes résolutions que le roi de France avait prises pour le bien de ce royaume, en cas que le roi de Siam se convertît. Le seigneur Constance, après l'avoir écouté sans l'interrompre, lui répliqua franchement et dans toute la sincérité possible sur l'état présent du royaume de Siam, et en quoi le secours du roi très chrétien pouvait être avantageux, et il lui fit comprendre que [14r°] la protection de la France ne servirait pas tant à beaucoup près au royaume de Siam qu'à la religion et au commerce de la Compagnie française dans les Indes, à cause de l'éloignement des deux royaumes, de l'incertitude de la paix ou de la guerre, et de beaucoup d'autres difficultés qui pouvaient empêcher ou retarder les secours qu'on pourrait tirer de la France ; et qu'ainsi toutes ces propositions n'étaient pas des moyens capables d'attirer le roi de Siam à la religion chrétienne. Ensuite, il lui rapporta les inconvénients qui pourraient suivre de la proposition qu'il allait faire de la religion, sans qu'on pût avoir la moindre apparence que le roi de Siam eût quelque inclination à se faire chrétien ; qu'à la vérité, il se pourrait faire que Dieu prît ce moyen pour rendre le roi de France le prédicateur et l'apôtre de la conversion du roi de siam, mais que comme cela ne se pouvait faire sans miracle, et qu'ils ne sont pas fréquents en ces temps-ci, il n'y avait pas d'apparence que cette entreprise pût réussir sans prendre d'autres [15r°] mesures ; que peut-être si le roi de Siam savait qu'on lui dût faire une telle proposition, Sa Majesté serait pour ne pas accepter cette ambassade, comme ferait effectivement le roi de France dans une semblable rencontre ; qu'il savait bien que le roi de Siam ne paraîtrait pas choqué d'une telle proposition contre le roi de France ni contre son ambassadeur, à causes de la haute estime et du respect qu'il a pour ce grand prince, mais qu'il s'en ressentirait avec beaucoup de raison contre les missionnaires qui avaient mal informé Sa Majesté très chrétienne, et que peut-être il les chasserait tous de ses États, comme faussaires, et que si le roi de Siam n'allait pas jusqu'à ces extrémités, étant, comme il paraissait, si fort attaché à sa religion, la proposition qu'on lui allait faire de la quitter lui servirait, et à tous son peuple, de [précaution] pour se défier des missionnaires et rendre tous leurs efforts inutiles ; que sans faire tant d'éclat, on pouvait, si on savait s'y prendre comme il faut, gagner toute la nation à Jésus-Christ, sans que le diable y pût mettre aucune obstacle, ce qu'il ne manquerait [16r°] pas de faire si on ne prenait d'autres mesures ; qu'à la vérité, le roi très chrétien, par son zèle et son attachement à la religion, méritait une grande Couronne, mais qu'en envoyant son ambassadeur, il prétendait rendre service à Dieu et établir la foi dans les États du roi de Siam, et non pas détruire l'espérance qu'on avait conçue de la voir fleurir un jour sous sa royale protection ; qu'au reste, si Son Excellence voulait se servir des conseils qu'il lui donnerait comme bon chrétien et comme une personne entièrement attachée à tout ce qui peut contribuer à la gloire du roi de France, il était prêt de le faire, et qu'il espérait lui en faire voir le succès si heureux et si certain qu'il n'aurait pas de peine à les accepter, qu'à la vérité le roi de France avait pris une décision digne de lui, ne pouvait douter des bonnes instructions du roi de Siam [17r°] après ce qu'on lui en avait dit, et c'est pour cela, ajouta le seigneur Constance, que ce grand roi a envoyé Son Excellence pour représenter au roi de Siam ces grands et saints desseins, et l'inviter à se faire chrétien. Mais supposé la fausseté de ces informations et les raisons que je viens de vous dire, il me semble qu'il ne faut pas risquer les choses en cette occasion, et qu'au contraire il faut faire paraître cette ambassade comme un pur compliment, et s'informer des mesures nécessaire pour convertir tout le royaume avec le roi selon l'intention de Sa Majesté très chrétienne. En même temps, il lui exposa tout ce qu'il avait dit à Mgr l'évêque.
M. l'ambassadeur approuva fort toutes ces vues. — Mais comment me dispenserais-je, dit-il, d'exécuter les ordres du roi mon maître qui est si absolu dans ses commandements ? — Je ne doute pas, Monsieur, reprit le seigneur Constance, que vous ne soyez parfaitement persuadé que le roi votre maître a été trompé ; après cela, je ne vois pas ce qui peut vous faire de la difficulté pour ne pas exécuter les [18r°] ordres qu'il vous a donnés sur de fausses informations. En effet, si ce grand prince vous avait ordonné de venir à Siam de la même manière, et avec les mêmes instructions qu'il vous a données pour offrir au roi de Siam la religion chrétienne, étant informé que le roi de Siam n'attendait que l'ambassade d'un roi si sage afin de recevoir le baptême, et qu'à votre arrivée à la barre de Siam on vous dît que ce roi, déjà instruit et qui n'attendait que votre arrivée pour se faire baptiser, venait de mourir, et que son successeur n'avait ni penchant pour la religion chrétienne, ni connaissance de ses mystères, il est certain que vous ne croiriez plus devoir exécuter vos premiers ordres. C'est dans cet état que Votre Excellence trouve le roi mon maître, qui vit effectivement, mais qui est mort, si j'ose ainsi parler, pour l'effet qu'on en espérait, puisqu'il n'a nulle inclination d'embrasser la religion chrétienne et qu'il n'en a même nulle connaissance, que jamais personne ne lui en a fait voir l'excellence. Après cela, il me semble [19r°] que vous êtes obligé de suivre plutôt les instructions du roi votre maître que d'exécuter ses ordres, en prenant des mesures afin que le roi de Siam et son peuple prennent les sentiments et le dessein dans lesquels le roi de France, mal informé, croyait que vous les trouveriez en arrivant ici. Qu'il était vrai que le roi de Siam favorisait la loi chrétienne, qu'il connaissait et qu'il aimait le vrai dieu, mais qu'avec tout cela, il était aussi attaché à son ancienne loi que jamais, que s'il ne paraissait pas si superstitieux qu'autrefois, il ne tenait cette grâce qu'à Dieu seul qui l'avait éclairé de ses lumières et aux réflexions qu'il avait faites sérieusement, sans que qui que ce fût y eût contribué ; qu'il laissait à Son Excellence à juger après cela s'il fallait hasarder une si grande espérance avec signe d'apparence de réussir, ou s'il n'était pas plus à propos de prendre d'autres voies, secrètes et sûres, pour exécuter un si grand dessein.
[20r°]C'est ainsi que le seigneur Constance tâcha de persuader M. le chevalier de Chaumont de ne point parler de religion au roi jusqu'à ce qu'on eût pris d'autres mesures pour faire réussir cette négociation, lui apportant diverses raisons qui lui paraissaient de grand poids et qu'il autorisait par des exemples [secrets] arrivés dans la Cour de Siam aux naturels du pays et aux étrangers, à quoi l'ambassadeur repartit que tout ce qu'il lui venait de dire était de grande conséquence, qu'il y ferait attention, mais ne pouvait pas sitôt se déterminer. Cependant, à quelques jours de là, ayant accordé à l'ambassadeur une audience particulière du roi, Sa Majesté lui demanda quelles étaient les choses qu'il avait ordre de traiter en particulier. M. l'ambassadeur repartit sans hésiter qu'il n'avait rien à lui proposer que la religion chrétienne, conjurant Sa Majesté de l'accepter, ce qui causerait une joie extraordinaire au roi son maître, et qui rendrait Sa Majesté de Siam recommandable dans tout l'univers. Le seigneur Constance expliqua le compliment de l'ambassadeur de la manière qu'il jugea la plus avantageuse au service de Dieu et à la gloire du roi de [21r°] France, disant à Sa Majesté que ce grand roi, se voyant si éloigné du royaume de Siam, avait envoyé son ambassadeur pour assurer Sa Majesté de Siam de sa royale amitié, et lui proposer les moyens les plus efficaces pour établir et conserver une bonne et éternelle correspondance ; qu'il avait encore chargé son ambassadeur de communiquer au roi de certaines affaires pour le bien des deux nations, mais qu'avant que de traiter de ces dernières affaire, il souhaitait que la première fût conclue ; que cependant Sa Majesté de Siam pouvait s'assurer de l'amitié et de l'assistance du roi de France dans toute les occasions. Cette audience se passa en compliments et part et d'autre, et l'on y traita des Hollandais, des missionnaires et de la Compagnie du commerce de France, jusqu'à ce qu'une petite pluie qui survint interrompit la conversation, et Sa Majesté se retira après avoir invité l'ambassadeur à un régal qu'il lui avait fait préparer.
En sortant de l'audience, M. le chevalier de Chaumont, ayant su que le seigneur Constance n'avait pas fidèlement expliqué au roi ce qu'il avait dit touchant la religion, il en fut fort piqué, [22r°] à quoi le seigneur Constance ayant prit garde, il lui parla en ces termes : — Seigneur, Votre Excellence ne m'avait-elle pas promis de considérer avec attention les choses importantes que je lui avait communiquées, et qu'ensuite elle me rendrait réponse là-dessus ? Si vous m'eussiez tenu parole, je n'eusse pas manqué d'exposer fidèlement au roi mon maître tout ce que vous lui avez dit aujourd'hui touchant la religion ; mais comme vous ne m'avez pas tenu parole, j'ai cru que c'était un excès de zèle qui vous avez fait dire au roi ce matin toutes les belles choses que vous lui avez alléguées pour l'exhorter à embrasser notre sainte religion ; au reste, j'assure Votre Excellence que moi qui suis chrétien, et qui ai autant d'obligation que qui que ce soit à [procurer] la conversion du roi, mais qui suis aussi ministre du roi mon maître, et votre ami particulier, je n'ai pas cru qu'on dût parler si légèrement au roi, connaissant vos intentions. Je peux même vous dire que sachant parfaitement l'état des choses, je suis si bon chrétien que si Sa Majesté de Siam, dans l'état qu'elle est, voulait se [23r°] faire baptiser sans autre instruction et sans prendre d'autres précautions nécessaires à un prince si sage, je tâcherais de l'empêcher de recevoir le baptême par complaisance, jusqu'à ce qu'il reconnût la religion qu'il allait embrasser, et les obligations où il s'engagerait se mettant dans cet état. Voyez, Monsieur, si l'on doit traiter de si grandes affaires avec tant de précipitation, et s'il est de l'intérêt de Dieu et du roi votre maître pour qui j'ai tant de respect, de presser cette affaire, après les raisons que je vous ai représentées. Mais enfin, si Votre Excellence veut absolument qu'on en parle, quoi qu'il en puisse arriver, je m'engage à le faire entendre au roi mon maître. Souvenez-vous pourtant que vous serez obligé de répondre à Dieu de [ ] qu'aura cette affaire à l'avenir, parce que je suis sûr que la générosité du roi mon maître empêchera qu'elle n'ait aucune mauvaise suite durant sa vie.
À ce [24r°] discours, l'ambassadeur répondit qu'il était persuadé des bonnes intentions du seigneur Constance, soit pour le service de Dieu, soit pour le service du roi de France, son maître, mais qu'il était bien fâcheux d'avoir fait plus de 4 000 lieues pour cet unique dessein par ordre du roi, sans pouvoir lui rendre aucune parole positive ; qu'il considérait néanmoins encore une fois les raisons que le seigneur Constance lui venait de proposer. Sur cela, on se mit à table, et l'on ne songea plus qu'à se réjouir.
Le seigneur Constance ne se contenta pas d'avoir représenté si souvent à M. le chevalier de Chaumont les raisons que nous avons rapportées ci-dessus pour lui faire changer de résolution ; il revint encore faire de nouveaux efforts pour lui persuader de ne parler point au roi de Siam de conversion. L'ambassadeur promit que dès ce jour-là même, il lui donnerait la dernière réponse. En effet, sur le soir, le seigneur Constance s'étant rendu [25r°] à l'hôtel de l'ambassadeur pour savoir sa résolution, celui-ci lui répondit qu'après avoir bien considéré toutes choses, il jugeait qu'il était nécessaire de représenter au roi de Siam les instructions du roi son maître. Le seigneur Constance fut si surpris et si pénétré de cette parole qu'il eut de la peine à y répondre, et après être un peu revenu de son étonnement : — Monsieur, lui dit-il, je suis bien marri d'avoir employé tant de temps si inutilement. J'avoue que Votre Excellence aura peut-être raison dans son procédé, parce que je ne sais pas les desseins secrets qu'on peut couvrir de ce prétexte. Je lui dirai pourtant que le roi de Siam, mon maître, ne manquera pas à la première ouverture de cette proposition, de demander, comme je fis à Mgr l'évêque : Qui est celui qui a ainsi trompé le roi de France ? Et quelle réponse lui ferai-je Monsieur ? Que ce sont les missionnaires ! Voilà un fort bel endroit pour donner au roi mon maître la haute estime qu'il devrait avoir des apôtres et des pasteurs de la conversion, lorsqu'il reconnaîtra qu'ils ont été capables d'une si grande fourberie.
NOTES
1 - Le missionnaire Bénigne Vachet (1641-1720) accompagna en France les deux envoyés du roi Naraï, Khün Pichaï Walit et Khun Pichit Maïtri, venus chercher des nouvelles de la précédente ambassade qui s'était perdue en mer. Il nous a laissé de savoureux mémoires dans lesquelles il relate les innombrables incidents liés aux incompréhensions, à l'indolence et à la mauvaise volonté des deux Siamois. Convaincu du désir de conversion du roi Naraï au christianisme, dont il parvint à persuader le père de La Chaize, le marquis de Seignelay et Louis XIV, il porte une lourde responsabilité dans les malentendus qui menèrent à l'échec l'ambassade du chevalier de Chaumont. On pourra lire sur ce site des extraits des Mémoires de Bénigne Vachet et consulter sa biographie sur le site des Missions Étrangères de Paris : Bénigne Vachet. ⇑
2 - Artus de Lionne, prêtre des Missions Étrangères (1655-1713). Voir sur ce site la page qui lui est consacrée : L'abbé de Lionne. On trouvera une biographie détaillée de ce missionnaire sur le site des Missions Étrangères de Paris : Artus de Lionne. ⇑
3 - Constantin Phaulkon, aventurier grec qui devint un personnage considérable dans le royaume de Siam sous le règne du roi Naraï. Voir sur ce site la page consacrée à Monsieur Constance. ⇑
4 - Louis Laneau (1637-1696). Voir sur ce site la page consacrée aux missionnaires. On trouvera une biographie détaillée de l'évêque de Métellopolis sur le site des Missions Étrangères de Paris. ⇑
5 - Ces passages sont soulignés dans le manuscrit. ⇑
6 - Wat Prasat (วัดปราสาท), temple qui était situé dans le sud d'Ayutthaya. Ils n'en reste plus aujourd'hui que quelques vestiges dans le parc de l'hôpital de la ville. ⇑
7 - L’ordre royal et militaire de Saint-Louis est un ordre honorifique français créé par un édit de Louis XIV du 5 avril 1693 pour récompenser les officiers catholiques les plus valeureux ayant au moins 10 ans de présence au sein des régiments du royaume, quelle que soit leur condition de naissance. (Wikipédia). ⇑
8 - Le manuscrit porte : … le désir ardent qu'il avait […], et plus loin : … il était je suis… Nous avons rétabli le dialogue que l'auteur avait involontairement abandonné en utilisant la troisième personne. ⇑
8 juin 2019