PRÉSENTATION
L’invasion birmane de 1767 et la mise à sac d’Ayutthaya ont provoqué la destruction de la quasi totalité des documents antérieurs. Nous ne possédons donc aucune source siamoise incontestable de l'ambassade de Kosapan en 1686, sinon les soixante-huit feuillets écrits en siamois par les ambassadeurs et qui relatent les deux premières semaines de leur séjour en France. Ce document, conservé aux archives des Missions Étrangères à Paris a été traduit en anglais par Visudh Busyakul et publié sous le titre The Diary of Kosa Pan, Thai Ambassador to France, June-July 1686, Silkworm Books, Chiang Maï, 2002. Quant à suite de ce journal, vraisemblablement ramené au Siam pour être présenté au roi Naraï, nous pouvons l'imaginons volumineuse, d'après la frénésie des ambassadeurs à noter scrupuleusement les moindres détails de leur séjour, mais elle est certainement perdue à tout jamais.
L'histoire officielle du Siam est consignée dans les Phra Racha Phongsavadam (พระราชพงศาวดาร). Ces chroniques royales sont des tentatives de reconstitution des grands événements du passé. Écrites au fil des règnes, compilées, recompilées, adaptées, réadaptées, et bien entendu constamment déformées, ces chroniques sont aussi savoureuses que peu fiables. Les auteurs qui les ont rédigées ont détruit – ou en tout cas n'ont pas préservé – les sources qu'ils utilisaient, et il est impossible aujourd'hui de vérifier la véracité de ces travaux. En tout état de cause, il est évident que l'esthétique a été largement privilégiée au détriment de la réalité historique, et que peu de faits et de dates coïncident avec ceux qui ont été rapportés dans les relations occidentales.
Le texte que nous reproduisons ci-dessous est un chapitre du Phra racha phongsawadam Krung Kao (พระราชพงศาวดาร กรุงเก่า : Les Chroniques royales de la Vieille capitale), vraisemblablement écrit au début du XIXe siècle. L'auteur de cette traduction pose une énigme. Il apparaît dans le Bulletin de la Société de géographie de Rochefort numéro de 1890-1891 sous le nom de L. B. Rochedragon. Un petit fascicule que j'ai pu consulter à la bibliothèque de l'École Française d'Extrême-Orient (référencé sous le n° 13331), sorte de tirage à part présenté comme Extrait du « Bulletin de la société de géographie de Rochefort » année 1890-1891, (Rochefort-sur-mer, imp. Ch. Thèze, 1892, 149 pages), propose les Pohngsa-Vadan (Les annales officielles siamoises) - Traduction littérale - par L. Bazangeon. C'est celui qui est reproduit ici. Les deux versions sont citées par Cordier dans sa Bibliotheca indosinica, I, p. 812), et les deux textes diffèrent sensiblement. Alors, Rochedragon ou Bazangeon ? Ou, comme le pense Louis Finot (Sur une prétendue traduction des Annales siamoises, in Journal of the Siam Society, vol. 13.3, 1919, pp. 44-45) : Il résulte de ces constatations que la traduction publiée dans le Bulletin de la Société de géographie de Rochefort sous le nom de L. B. Rochedragon est en réalite de L. Bazangeon, qui a retabli son véritable nom sur les tirages a part. Et, [c'est nous qui rajoutons] qui a légèrement remanié son texte. Quant à Petithuguenin, (Notes critiques pour servir à l'histoire du Siam, Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient, tome 16, 1916, p. 6) il indique que les deux traductions ont été établie non à partir du texte original siamois des chroniques, mais à partir d'une traduction anglaise de Samuel Smith.
La Revue Historique, tome 55, mai-août 1894, p. 1781, présente ainsi ce document :
La première partie de ces Annales est, comme toutes les légendes relatives à la primitive histoire, un tissu de fables, où les érudits pourront, néanmoins, rechercher d'utiles indications. La partie dévolue par l'auteur inconnu des Annales, - un talapoin lettré, suppose M. Bazangeon, - aux temps historiques proprement dits et à la période moderne doit être également consultée avec une grande réserve. Pour n'en citer qu'un exemple, il y a une divergence de plusieurs années entre la relation siamoise et notre chronologie européenne, en ce qui concerne la date des ambassades du roi de Siam à Louis XIV. Nous ne pouvons tout de même pas admettre que ce sont nos astronomes et nos historiens qui sont dans l'erreur. À ces vices capitaux de la chronologie, il faut en ajouter d'autres inhérents à l'historiographie officielle tout entière. Ainsi, l'occupation du Siam par les troupes de Louis XIV est passée purement et simplement sous silence.
C'est toute la distance qui sépare deux conceptions peut-être irréconciliables de l'histoire. Pour les Occidentaux, il importe que l'Histoire soit vrai. Pour les Asiatiques, il importe avant tout qu'elle soit belle. Le prince Damrong, le père de l'Histoire thaïlandaise moderne, avouait que lorsqu'il se trouvait confronté à deux versions d'un même fait historique, sans pouvoir dêméler sûrement la plus authentique, il privilégiait la plus belle.
Pour notre part, nous ne bouderons pas notre plaisir devant ce texte involontairement drôle et touchant, et regretterons de n'avoir le talent qui nous permettrait de l'illustrer par quelques dessins naïfs et colorés. Avec l'astrologue dont le seul défaut était d'abuser des boissons alcooliques, les formules magiques qui rendent les Siamois invulnérables aux tirs de 500 soldats français étonnés et humiliés, la couleur du costume de Louis XIV qui change au fil de la journée selon la couleur des pierres précieuses qui ornent son trône, rouge des rubis du matin, gris des émeraudes du midi et blanc des diamants du soir, la dame de la cour offerte par le Roi Soleil à Kosa Pan pour lui permettre de laisser une descendance à titre de souvenir, nous quittons le domaine de l'histoire pour entrer dans celui du fantastique et de la poésie...
16 février 2019