ES milliers de touristes français débarquent chaque année à Suwanaphum, l'aéroport de Bangkok. Bien peu d'entre eux savent que, voilà plus de trois siècles, des échanges diplomatiques eurent lieu entre le Siam et la France, des ambassades de prestige furent envoyées de part et d'autre, et que les ambassadeurs siamois en visite à Versailles furent reçus par Louis XIV et défrayèrent la chronique en l'an de grâce 1686.
Le grand succès de librairie remporté - au moins dans les pays anglo-saxons - par la fresque romancée d'Axel Aylwen Le Faucon du Siam (traduction Éditions Anne Carrière, 1990) a sans doute contribué à rendre plus familiers au grand public les noms de Constantin Phaulkon, de Phra Naraï, du père Tachard ou du chevalier de Chaumont. Partageant ma vie depuis bien longtemps avec une Thaïlandaise, j'ai tout naturellement éprouvé un grand intérêt pour cet épisode commun dans l'histoire de nos deux nations, et je me suis attaché à suivre ce fil d'Ariane qui relie la rue de Siam à Brest à la Thanon Farangset (rue de France) à Lopburi.
Hélas, les difficultés commencent lorsque, délaissant les fresques romancées, on veut remonter aux sources et s'appuyer sur des textes et des documents authentiques.
Le moindre de nos villages possède ses historiens locaux, ses érudits qui, inlassablement, en déchiffrent les origines et en retracent l'histoire. Une frénésie de généalogie s'est emparée des Français, et les familles, après bien des recherches, évoquent avec fierté quelque ancêtre apothicaire à Romorantin en 1721 ou quelque aïeul cordelier à Chartres en 1813. Rien de cela, en apparence, chez les Thaïlandais. S'il est vrai que les peuples heureux n'ont pas d'histoire, la Thaïlande devrait se placer dans les tout premiers rangs du World Happiness Report. Le voyageur qui sillonne aujourd'hui le royaume pour rechercher vestiges et traces des ambassades va de déceptions en déceptions. Certes, la mise à sac d'Ayutthaya par les Birmans en 1767 a causé la destruction de la plupart des documents, mais ils ne seraient probablement pas parvenus jusqu'à nous, détruits peut-être tout autant par l'indifférence que par l'humidité. Le temps d'une photo, les groupes de touristes escaladent les ruines des wat, provoquant chaque jour des éboulements de pierres. Quels pillages, quelles malveillances, quelles intempéries ont décapité à jamais les statues des Bouddha du wat Chaiwatthanaram ? Seules les pelouses magnifiquement entretenues, qui servent d'aires de jeux et de terrains de pique-nique aux écoliers, témoignent que l'endroit n'est pas complètement abandonné. Le petit dépliant en mauvais anglais qu'on remet au visiteur à l'entrée des temples n'éclaire guère. On chercherait vainement une brochure un peu approfondie, une librairie qui propose autre chose que les cartes postales stéréotypées parmi le bric-à-brac des boîtes laquées, des tee-shirts contrefaits, des porte-clés et des portefeuilles en cuir d'éléphant, made in Thaïland. Devant le développement du tourisme de masse et les inévitables dégradations qu'il occasionne, il faudra bien, tôt ou tard, que le gouvernement prenne des mesures pour sauver ce qui reste du patrimoine. En attendant, et ne boudons pas notre plaisir, il est magique de se promener librement – et respectueusement – au milieu de ces ruines, le petit matin, à la recherche de l'ombre de Phaulkon, de Phra Naraï ou du père Tachard, le souffle parfois coupé par la majestueuse sérénité d'une enfilade de bouddhas drapés d'étoffe jaune. Si votre pied, par inadvertance, déplaçait une pierre, remettez-là à sa place. Il y a une place pour chaque pierre dans la mémoire du Siam.
Incontestablement, les choses sont plus faciles en France. Une conception scientifique de l'histoire, servie par une tradition encyclopédique, nous permet d'accéder à de nombreux documents. De l'abbé de Choisy à La Bruyère, du comte de Forbin à Voltaire, de Robert Challe à Mgr Pallegoix, témoins, historiens, philosophes nous ont laissé des ouvrages passionnants ou des lignes précieuses sur cet épisode. Aujourd'hui, les travaux de Dirk van der Cruysse, de Michel Jacq-Hergoualc'h, de Michael Smithies, représentent des sommes incontournables pour tous ceux qui s'intéressent à cette période. On peut toutefois regretter que les relations du père Tachard, du père de Bèze, de Nicolas Gervaise, d'Engelbert Kaempfer ne soient encore disponibles pour le grand public que dans des éditions anglaises. Et combien de relations manuscrites demeurent inédites et sommeillent dans les bibliothèques européennes, attendant l'édition qui les livrera à la curiosité du public ? Et qui donnera une traduction française de A History of Siam de W.A.R. Wood ?
Nous n'avons pas la prétention d'effectuer ici un travail d'historiens, mais plutôt de curieux et de passionnés. Nous serons comblés si ces pages vous donnent envie d'en savoir davantage sur ce sujet bien oublié.
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