I l'histoire de la Thaïlande moderne est bien connue, au moins à l'étranger, l'histoire du Siam ancien jusqu'à la mise à sac d'Ayutthaya en 1767 reste pleine de lacunes et d'imprécisions. Impossible de se fier aux sources autochtones, les Phongsawadan, compilations de compilations sans cesse réécrites et embellies au fil des règnes, qui se contredisent parfois entre elles et relatent des faits largement idéalisés, déformés, voire purement et simplement inventés. Même au niveau universitaire, l'Histoire n'est pas en Thaïlande une discipline scientifique qui cherche à établir des faits les plus véridiques possibles à partir de sources diverses, c'est d'abord et avant tout un outil de propagande qui s'appuie sur la censure et la falsification et ne s'attache qu'à commenter et magnifier encore et toujours des faits du passé, réels ou fantasmés, mais irrémédiablement figés et immuables, et pour ces raisons impossibles à remettre en question. On se souviendra de la mésaventure de l'historien Sulak Sivaraksa, professeur à l'université Thammasat, qui fut inquiété par la junte en 2017 et accusé de crime de lèse-majesté pour avoir émis des doutes sur une bataille remontant au règne du roi Naresuan à la fin du XVIe siècle. Il est vrai qu'en plus d'enseigner l'histoire, Sulak Sivaraksa est un virulent opposant au régime…
Les écoliers français furent autrefois formatés par les manuels d'Ernest Lavisse qui leur présentaient un roman national émaillé de grands personnages et de hauts faits d'armes, parfois heureux (la France rayonnant sur le monde), parfois tragique (la France outragée, martyrisée, brisée, etc.), Vergingétorix vaincu déposant ses armes aux pieds de César, Roland à Roncevaux, le Grand Ferré mort d'avoir bu de l'eau glacée (occasion d'une petite leçon d'hygiène alimentaire), Jeanne la Pucelle et l'évêque Cauchon (hilarité de la classe), François 1er et les châteaux de la Loire (diapositives, Chenonceau, Chambord et Azay-le-Rideau), Louis XIV et Versailles (diapositives, la Galerie des glaces, le Petit Trianon, le Grand canal), Robespierre l'incorruptible et le gendarme Merda (hilarité de la classe), Danton tu montreras ma tête au peuple, Bonaparte, pourvou qué ça doure !, le bon Pasteur vaccinant le berger Jupille, les taxis de la Marne, etc. Les écoliers thaïlandais sont toujours aujourd'hui formatés par un roman national largement élaboré au début du XXe siècle par le prince Damrong Rajanubhab, émaillé de grands personnages et de hauts faits d'armes : Le roi Mangraï fondant Sukhothaï, le roi Rakhamhaeng créant l'alphabet thaï, le roi Uthong fondant Ayutthaya, la reine Suriyothaï défendant son père lors d'une bataille et tombant de son éléphants percée de mille coups de lances, le roi Naresuan tuant en combat singulier le prince héritier de Birmanie, les villageois de Bang Rachan résistant héroïquement à l'envahisseur birman, etc., mais si, en France, Bérurier peut réécrire l'histoire à la sauce de Frédéric Dard, il faut éviter d'en rire en Thaïlande, ni même d'insinuer que le roi Suriyenthrathibodi n'était probablement qu'un ruffian sanguinaire qui n'avait pas une goutte de sang royal dans les veines. Pour conclure sur une amusante anecdote qui illustre bien le rapport des Thaïlandais à la monarchie, je rapporterai cette interrogation inquiète -nbsp;et authentique – d'une infirmière de l'hôpital Siriraj, à Bangkok, où le roi Phumiphon avait été hospitalisé : Qu'allons-nous faire si Sa Majesté a besoin d'une transfusion ? Nous n'avons pas de sang royal !