Chapitre 181.
Comment de ce port de Zunda, je passai à Siam, d'où je m'en allais à la guerre de Chyammay en la compagnie des Portugais.
OMME il y avait bien près d'un mois que nous étions en ce port de Zunda (1), où s'étaient rendus des Portugais en assez bon nombre, sitôt que la saison d'aller à la Chine fut venue, les trois vaisseaux firent voile à Chincheo (2), sans qu'il demeurât à terre que deux Portugais seulement, qui dans un juncoJonque : Sorte de vaisseau fort en usage dans les Indes et à la Chine. (Littré).
de Patane (3) s'en allèrent à Siam avec leurs marchandises. Je m'avisais donc de prendre cette occasion, et de me mettre en leur compagnie, parce qu'ils s'offrirent à faire la dépense de mon voyage et même de me prêter quelque argent pour tenter derechef fortune, et voir si à force de l'importuner, elle ne me traiterait point mieux qu'elle n'avait fait par le passé.
Étant donc parti de ce lieu dans vingt-six jours, nous arrivâmes à la ville d'OdiaaAyutthaya (อยุธยา), alors capitale du royaume de Siam., capitale de cet empire de Sournau (4), que ceux de ce pays appellent ordinairement Siam, où nous fûmes grandement bien reçus et bien traités par les Portugais que nous y trouvâmes à terre. Or d'autant qu'il y avait plus d'un mois que j'étais de séjour en cette ville, en attendant la saison d'aller à la Chine, afin de passer au Japon en la compagnie des autres six ou sept Portugais qui s'étaient embarqués pour cet effet, je fis mon compte d'employer en marchandise quelques cent ducats que m'avaient prêtés ces deux autres avec qui j'étais venu de Zunda. Cependant des nouvelles certaines vinrent au roi de Siam qui était alors en la ville d'Odiaa avec toute sa cour, que le roi de ChyammayChiang Mai (เชียงใหม่), capitale du royaume de Lanna (ล้านนา), alors sous domination birmane., allié des Timocouhos, des Laos et des Gueos (5), peuples qui du côté du nord-est tiennent la plupart de ce pays, par le haut de CapimperKamphaeng Phet (กำแพงเพชร), dans le nord de la Thaïlande. et PassilocoPhitsanulok (พิษณุโลก) dans le nord de la Thaïlande., et qui sont tous souverains, grandement riches et puissants en États, avait mis le siège devant la ville de Quitiruam (6), avec la mort de plus de trente mille hommes, et de Oya CapimperOkya Kamphaeng Phet (ออกญา กำแพงเพชร), le gouverneur de Kamphaeng Phet., gouverneur et lieutenant général de toute cette frontière.
Le roi demeura si fort étonné de cette nouvelle, que sans temporiser davantage, il passa le même jour de l'autre côté de la rivière ; avec cela, ne voulant s'amuser à loger dans des maisons, il s'alla camper sous des tentes en pleine campagne, pour attirer les autres à faire à son imitation. Par même moyen, il fit publier par toute la ville que tous ceux qui, pour n'être ni vieux, ni estropiés ne pouvaient se dispenser d'aller à cette guerre, eussent à se tenir prêts dans douze jours qu'il leur donnait pour tout délai, sous peine aux contrevenants d'être brûlés avec une perpétuelle infamie pour eux et pour leurs descendants, et confiscation de leurs bien à la couronne, auxquelles peines il en ajouta plusieurs autres fort grandes et si effroyables que le seul récit faisait trembler d'appréhension, non seulement ceux du pays, mais les étrangers mêmes, que le roi ne dispensait point de cette guerre, de quelque nation qu'ils fussent ; ou bien s'ils n'y voulaient aller, il leur était enjoint très expressément de sortir de son royaume dans trois jours. Cependant, un si rigoureux édit les effraya tous, de telle sorte qu'ils ne savaient ni quel conseil prendre, ni quelle résolution suivre. Pour le regard des Portugais, parce qu'en ce pays on leur avait toujours porté plus de respect qu'à toutes les autres nations, ce roi les envoya prier par le Combracalam (7) gouverneur du royaume, de l'accompagner volontairement en ce voyage et qu'ils lui feraient plaisir, parce qu'il leur voulait confier à eux seulement la garde de sa personne, comme les jugeant plus propres à cela que tous les autres qu'il eût pu choisir. Or afin de les y obliger davantage, le message fut accompagné de plusieurs belles promesses et de fort grandes espérances de pensions, grâces, bienfaits, faveurs et honneurs, mais surtout d'une permission qui leur serait octroyée de bâtir des églises dans son royaume ; ce qui nous obligea tellement que de cent trente Portugais que nous étions, nous nous trouvâmes cent vingt de nombre qui demeurâmes d'accord de nous en aller à cette guerre.
Les douze jours du terme étant écoulés, le roi se mit en campagne avec une armée de quatre cent mille hommes, où il y avait soixante-dix mille étrangers de diverses nations. Ils s'embarquèrent tous dans trois cents seroos, laulées et jangas (8), si bien qu'au neuvième jour de ce voyage, le roi arriva à une ville frontière nommée Suropisem, à douze ou treize lieues de Quitiruam, que les ennemis avaient assiégée. Là, il demeura plus de sept jours, pour attendre quatre mille éléphants qui lui venaient par terre. Durant ce temps-là, des nouvelles lui vinrent que la ville était grandement pressée, tant du côté de la rivière dont les ennemis s'étaient saisis avec deux mille vaisseaux, que devers la terre où il y avait tant de gens qu'on n'en savait pas le nombre au vrai ; que s'il en fallait juger par les conjectures, il y pouvait y avoir quelques trois cent mille hommes, dont quarante mille de cheval, mais point d'éléphants. Cette nouvelle fit s'arrêter le roi, qui à l'heure même, ayant fait revue de ses gens, trouva qu'il avait cinq cent mille hommes, parce que depuis son départ, plusieurs l'étaient venus joindre par le chemin, ensemble quatre mille éléphants et deux cents chariots de pièces de campagne.
Avec cette armée il partit en diligence de Suropisem et tira vers Quitaruam, ne faisant pas davantage que quatre ou cinq lieues à chaque journée. À la fin le troisième jour d'après, il arriva à une vallée appelée Siputay, à une lieue et demie du lieu où était les ennemis. lors tous ce gens de guerre avec les éléphants, ayant été mis en ordre de bataille par les trois maîtres de camp, deux desquels étaient Turcs de nation et le troisième Portugais, appelé Dominique de Seixas (9), il poursuivit son chemin vers Quitiruam, où il arriva devant que le soleil se montrât. Or parce qu'en ce temps-là les ennemis étaient déjà prêts et avaient eu avis par leurs espions, tant des forces du roi de Siam que du dessein qu'il avait, ils l'attendirent de pied ferme en pleine campagne, s'assurant sur les quarante mille hommes de cheval qu'ils avaient avec eux. Sitôt qu'ils le découvrirent, ils se firent paraître aussi enfermés en douze bataillons de quinze mille hommes chacun, tous lestes et bien rangés. À l'heure même, leur avant-garde, qui était des susdits quarante mille hommes de cheval, chargeant l'arrière-garde du roi de Siam, composée de soixante mille hommes de pied, s'y porta si vaillamment qu'il la défit en moins d'un quart d'heure, et même trois princes y demeurèrent sur la place.
Le roi de Siam, voyant cette déroute des siens, comme prudent qu'il était, s'avisa de ne point suivre l'ordre d'auparavant, mais de se joindre en un corps d'armée avec les soixante-dix mille étrangers et les quatre mille éléphants qu'il avait. Avec ces forces, il donna dans le gros des ennemis avec tant d'impétuosité qu'en ce premier choc, il les mit entièrement en déroute ; d'où s'ensuivit la mort d'une infinité de personnes, car comme leurs principales forces consistaient en leurs gens de cheval, sitôt que les éléphant donnèrent sur eux, soutenus par les arquebusiers étrangers et par les pièces de campagne dont il y avait deux cents charrettes chargées, ils furent tous défaits en moins d'une demi-heure, si bien qu'après la déroute de ceux-ci, tous les autres commencèrent incontinent à faire retraite. Cependant le roi de Siam, suivant l'honneur de la victoire, les poursuivit du côté de la rivière ; ce que voyant l'ennemi, de tous ceux qui étaient restés, il en forma un escadron tout nouveau où il y avait plus de cent mille hommes, tant sains que blessés. Ils y passèrent tout ce jour-là joints ensemble en un corps d'armée, sans que le roi les osât combattre, à cause qu'il les voyait fortifiés de leurs deux mille navires où il y avait encore un grand nombre de gens. Néanmoins, sitôt qu'il fut nuit close, les ennemis commencèrent à marcher à grands pas tout le long de la rivière, se rangeant vers l'arrière-garde afin d'aller avec plus d'assurance ; de quoi le roi de Siam ne fut point fâché, parce que la plupart des siens étant blessés, il fallait nécessairement qu'il les fît panser, comme en effet cela fut exécuté tout aussitôt, si bien qu'on y employa la plupart du jour et de la nuit suivante.
NOTES
1 - Sunda, nom du pays qui, aujourd'hui, correspond en gros aux provinces indonésiennes de Banten et Java occidental, c'est-à-dire le tiers occidental de l'île de Java. (Wikipédia). Au cours de ses pérégrinations, Pinto, après avoir fait naufrage, fut vendu comme esclave avec d'autres rescapés à un marchand de Célèbes, puis revendu au roi de Calapa, lequel usa d'une si grande magnificence envers nous qu'il nous envoya volontairement au port de Zunda, où il y avait trois vaisseaux portugais, desquels était général Jeronime Gomez Surmento, qui nous fit une très bonne réception et nous pourvut abondamment de tout ce qui nous était nécessaire, jusqu'à ce qu'il démarrât du port pour faire voile à la Chine. ⇑
2 - L'actuel port de Zhangzhou, que les Français appelaient Thsiouan-chéou-fou, et le père Tachard Chinchin dans la province de Fujian, au sud-est de la Chine. C'était le Zeiton de Marco Polo, évoqué dans le Devisement du monde (II, 69) : La ville de Zeiton est fort grande ; elle a un fort bon port, où il vient une grande quantité de vaisseaux indiens, chargés de diverses sortes de marchandises. Il y a un des plus beaux marchés qui soient au monde ; car le poivre et tous les aromates qui vont d’Alexandrie dans tous les pays chrétiens sont transportés de cette foire à Alexandrie. En 2010, le port de Zhangzhou fut absorbé par le port de Xiamen pour former le plus important complexe portuaire du sud-est de la Chine. ⇑
3 - De Pattani (ปัตตานี), royaume malais alors tributaire du royaume de Siam, aujourd'hui thaïlandais. ⇑
4 - Ce nom était souvent utilisé au début du XVIe siècle, on trouve également la forme Sarnau ou Sornau, Vasco de Gama utilise Xarnauz. Selon Yule et Burnell (Hobson Jobson p. 795), il désignait la ville d'Ayutthaya et trouve son origine dans le persan Shahr-i-nao qui signifie Nouvelle Cité. Mais d'autres hypothèses se sont présentées au fil de nos recherches. A.J.H. Charignon (Mlle M. Médard, À propos des voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto, 1936, p. 345) suggère que ce nom doit être la transcription du terme Sien-lo, formé des noms de deux pays : Sien la partie nord du Siam, et Lo-hou, la partie méridionale. Dans le terme Sien-lo, le pays vaincu a la première place, ce qui revient à : Sien, dépendant de Lo-hou. L'hypothèse émise par le Dr Joaquim de Campos (Early Portuguese Accounts of Thailand, Journal of the Siam Society, vol. 32.1, 1940, pp. 14-15), est que le mot Sornau pourrait être une déformation du pali Suvaṇṇa, dont les thaïs ont dérivé suwan (สุวรรณ), or, et d'où vient le nom de la région mythologique, le pays de l'or mentionné dans les textes bouddhistes : Suwanaphum (สุวรรณภูมิ), et qui pourrait recouvrir une grande partie de la péninsule indochine. Le mot thaï suvan n'a pas une grande ressemblance phonétique avec Sornau ou Xarnauz, mais il y a des exemples de telles étrangetés de transcriptions d'autres mots thaïs qu'il n'est pas difficile de voir comment Suvarna fut corrompu en Sornau ou Xarnauz, d'abord par les Arabes, puis par Portugais et les autres auteurs européens. (p. 15). Alors, origine persane, chinoise ou pali ? Le débat reste ouvert. ⇑
5 - Si les Laos sont assez bien identifiés, nous n'avons nulle part trouvé la moindre trace de ces mystérieux Timocouhos (ou Tinocouhós). En revanche les Gueos apparaissent dans les Décadas da Ásia de João de Barros (III, livre II, chapitre 5). Ils nous sont présentés comme formant un peuple qui vit dans des chaînes de montagnes très rocailleuses – comme les Alpes –, qui combattent à cheval et qui sont continuellement en guerre avec le roi de Siam, homens tão feros e crueis que comem carne humana, des hommes si féroces et cruels qu'ils mangent de la chair humaine. Joaquim de Campos (op. cit. p. 10), qui note que les Laos ne pratiquent pas le cannibalisme, suggère qu'il pourrait s'agir des Lawas, peuple malais du nord-ouest de l'île de Bornéo. ⇑
6 - Ici encore, Pinto nous offre une énigme avec cette mystérieuse ville de Quitiruan, ou Quitirvan (Quitirvão). Dans son ouvrage An Asian Arcady, Cambridge, 1926, p. 43), Reginald Le May suggère avec humour que Swift s'est peut-être, après tout, inspiré de Pinto pour trouver les noms des pays et des royaumes où voyage son Gulliver. Laputa, Balnibarbi, Glubbdubdrib ou Luggnagg n'ont rien à envier à Quitiruam, Suropisem, Guitor ou Fumbacor, et les Timocouhos feraient bonne figure à côté des Houyhnhnms. Selon le prince Damrong, Quitiruan serait la ville de Chiang Kran (เชียงกราน), dans la province de Nan (น่าน), frontalière du Laos ⇑
7 - Vraisemblablement le Krom Phra Khlang (กรมพระคลัง), le barcalon des relations françaises, sorte de premier ministre chargé tant des finances que des affaires extérieures. ⇑
8 - Jangas, d'évidence, est une variante de junco, utilisé quelques lignes plus haut, qui désigne une jonque chinoise. Selon Dalgado (Glossário luso-asiático, II, 1919, p. 304), seró viendrait du malais seroh : retréci, réduit, ou seroq : petit. Il s'agissait donc d'une embarcation courte. Laulée est plus problématique. Henri Yule (Hobson Jobson p. 504) suggère une déformation de lantea, une sorte de bateau rapide fréquemment mentionné par Pinto et dans quelques textes anciens sur la Chine. C'est peu probable, le Memórias de arqueologia marítima portuguesa de Quirino da Fonseca (Lisbonne, 1915) énumère le Lantea ou lanteaa, distinctement du laulé ou laulee ou encore laudé. Pour Dalgado (op. cit. p. 518), le mot pourrait dériver du malais lalai ou laley, termes qui désignent des partie d'un navire. Une autre possibilité serait le malais hlay-loung : canot ou piroque. ⇑
9 - Ce Domingo de Seixas était un aventurier portugais qui arriva au Siam vers 1517 et y demeura 25 ans. Dans son ouvrage Siam and the West (Silkworm Books, 2002, p. 10) Dirk van der Cruysse note : João de Barros nous apprend que Francisco de Castro fut envoyé en 1540 par D. Joao III au Siam pour réclamer de Phra Chaïratcha, quinzième roi d’Ayutthaya, la restitution de Domingo de Seixas qu’on croyait captif au Siam depuis 1517. Or, loin d’être retenu contre son gré, Seixas commandait une armée siamoise qui soumettait des tribus montagnardes dans le Nord. Phra Chaïratcha lui permit de retourner au Portugal avec seize de ses compagnons, après les avoir bien récompensés de leurs services. ⇑
28 février 2019