Chapitre XVII
Du royaume de Siam
Le royaume de Siam, pour la plus grande partie, est entre le golfe de même nom et le golfe de Bengale, touchant le Pegu (1) au septentrion, et la presqu'île de Malacca au midi. Le chemin le plus court et le meilleur que puissent tenir les Européens pour se rendre en ce royaume est d'aller à Ispahan, d'Ispahan à Ormuz, d'Ormuz à Surate, de Surate à Golconde, et de Golconde à Maslipatan, où l'on s'embarque pour Denoncerim (2) qui est un des ports du royaume de Siam. De Denoncerin à la ville capitale qui porte le même nom du royaume, il y a environ trente-cinq journées de chemin, dont l'on fait une partie en remontant une rivière, et l'autre partie en charrette ou sur des éléphants. Le chemin tant par terre que par eau est incommode, parce que par terre il faut toujours être en garde contre les lions et les tigres ; et par eau, la rivière faisant des chutes en plusieurs endroits, il est difficile de faire remonter les bateaux, de quoi toutefois on vient à bout avec des machines.
C'est la même route que j'enseignai au retour d'un de mes voyages des Indes à trois évêques que je trouvai dans ma route. Le premier fut M. l'évêque de Bérythe que je recontrai à Ispahan (3). Le second M. l'évêque de Megapolis en passant l'Euphrate (4). Le troisième M. l'évêque d'Héliopolis qui arriva à Alexandrete comme j'en partais pour l'Europe (5).
Tout le pays de Siam est très fertile en riz et en fruits, dont les principaux sont appelés mangues, durions et mangoustans. Les forêts sont pleines de cerfs (6), d'éléphants, de tigres, de rhinocéros et de singes, et on voit partout une grande quantité de ces bambous, qui sont de grosses cannes fort hautes et toutes creuses et dures comme du fer. Aux extrémités de ces cannes on trouve pendus des nids gros comme une tête d'homme, et ce sont les fourmis qui les font d'une terre grasse qu'elles apportent. Il n'y a qu'un petit trou au bas par où elles entrent, et dans ces nids chaque fourmi a sa chambre à part comme les mouches à miel. Elles font leurs nids sur ces cannes, parce que si elles les faisaient en terre, dans la saison des pluies qui dure quatre ou cinq mois, elles mouraient toutes, tout le pays étant alors inondé.
Il faut aussi se donner de garde, la nuit étant couchée, que les serpents ne vous mordent. Il y en a de vingt-deux pieds de long et qui ont deux têtes, mais celle qui est au bout de ce qui est comme la queue et où le serpent va en finissant n'ouvre point la gueule et n'a point de mouvement (7).
Ils ont aussi en Siam un animal fort venimeux et qui n'a au plus qu'un pied de long. Sa queue est fourchue et fait deux pointes, et sa forme est à peu près comme on nous dépeint la salamandre (8).
Les rivières de ce royaume sont fort belles, et celle qui passe à Siam est presque partout également large. L'eau en est très saine, mais d'ailleurs elle est pleine de crocodiles d'une grandeur monstrueuse, et qui dévorent souvent les hommes qui ne se tiennent pas sur leurs gardes. Ces rivières se débordent pendant que le soleil parcourt les signes septentrionaux, ce qui contribue beaucoup à la fertilité des campagnes où elles se peuvent répandre, et où par une providence admirable l'épi du riz monte à mesure que les eaux croissent.
Siam, ville capitale du royaume et la résidence ordinaire du roi est ceinte de murailles et a plus de trois de nos lieues de circuit. Elle est dans une île de la rivière l'embrassant de tous côtés, et l'on pourrait aisément conduire des canaux par toutes les rues, si le roi voulait employer pour cet ouvrage une partie de tant d'or qu'il consume pour les temples de ses idoles (9).
Les Siamois ont trente-trois lettres dans leur alphabet (10). Ils écrivent comme nous autres, de la main gauche à la droite, tout au contraire des peuples du Japon, de la Chine, de la Cochinchine et de Tonkin, qui conduisent leur écriture de la main droite à la gauche et depuis le haut de la page jusqu'au bas.
Tout le peuple de ce royaume est esclave, ou du roi, ou des grands seigneurs. Les femmes aussi bien que les hommes coupent leurs cheveux, et leurs habits ne sont pas fort riches. Entre les civilités qu'ils observent entre eux, celle-ci est une des principales qui est de ne passer jamais devant une personne pour qui on a du respect sans lui en demander auparavant la permission, ce qu'ils font alors en élevant les deux mains. Les plus riches ont plusieurs femmes comme au royaume d'Asem (11).
La monnaie du pays est d'argent et de la forme à peu près d'une balle de mousquet. La plus basse est de petites coquilles qu'on apporte des Manilles (12). Il y a de belles mines d'étain.
Le roi de Siam est un des plus riches monarques de l'Orient, et se nomme dans ses édits roi du ciel et de la terre, bien qu'il soit tributaire des rois de la Chine 13). Il se montre rarement à ses sujets, et ne donne audience qu'aux principaux de sa cour, les étrangers n'ayant point d'accès dans son palais. Il se repose du gouvernement sur ses ministres, qui font bien souvent un très mauvais usage de l'autorité qu'ils ont en main. Il ne se montre en public que deux fois l'année, ce qu'il fait avec beaucoup de magnificence. La première fois c'est pour aller en cérémonie à une pagode qui est dans la ville, dont la tour est toute dorée par-dedans et par-dehors (14). Il y a trois idoles de six à sept pieds de haut lesquelles sont d'or massif, et par quantité d'aumônes qu'il fait aux pauvres et de présents aux prêtres de ses faux dieux, il croit se les rendre favorables. Il marche alors avec toute sa cour, et fait paraître tout ce qu'il a de plus riche. On voit entre autres magnificences deux cents éléphants, entre lesquels il y en a un blanc, dont le roi fait tant de cas qu'il fait gloire de se nommer le roi de l'éléphant blanc. Les éléphants vivent plusieurs siècles comme je l'ai remarqué ailleurs (15).
La seconde fois que le roi sort en public, c'est pour aller à une autre pagode qui est à cinq ou six lieues au-dessus de la ville en remontant la rivière (16). Mais personne ne peut entrer dans cette pagode que le roi avec ses prêtres. Pour ce qui est du peuple, sitôt qu'il en peut voir la porte, chacun se jette la face en terre. Alors le roi paraît sur la rivière avec deux cents galères d'une prodigieuses longueur, chacune ayant quatre cents rameurs (17), et étant dorées et enjolivées pour la plus grande partie. Comme cette seconde sortie du roi se fait au mois de novembre et qu'alors la rivière commence à s'abaisser, les prêtres font accroire au peuple qu'il n'y a que le roi qui puisse arrêter le cours des eaux par les prières et les offrandes qu'il fait en cette pagode, et ces pauvres gens se persuadent que le roi va couper les eaux avec son sabre, afin de les congédier et de leur ordonner de se retirer dans la mer (18).
Le roi va encore, mais cette fois sans éclat, à une pagode qui est dans l'île où les Hollandais ont leur loge (19). Il y a à l'entrée une idole qui est assise à la manière de nos tailleurs, ayant une main sur un de ses genoux et l'autre sur son côté. Elle a plus de soixante pieds de haut, et autour de cette grande idole il y en a plus de trois cents autres de diverses grandeurs qui représentent toutes sortes de postures d'hommes et de femmes. Toutes ces idoles sont dorées, et il y a une prodigieuse quantité de ces pagodes dans tout le pays. Cela vient de ce qu'il n'y a point de riche Siamois qui n'en fasse bâtir une à sa mémoire. Ces pagodes ont des tours et des cloches, et les murailles par-dedans sont peintes et dorées, mais les fenêtres sont si étroites qu'elles ne peuvent recevoir que peu de jour. Les autels sont chargés de riches idoles, entre lesquelles ordinairement il y en a trois de différentes grandeurs, proches les unes des autres. Les deux pagodes où j'ai dit que le roi va en cérémonie sont environnées de plusieurs belles pyramides toutes bien dorées, et celle qui est dans l'île où les Hollandais ont leur loge est accompagnée d'un cloître dont la structure est très belle. On a dressé au milieu comme une grande chapelle toute dorée au-dedans, où l'on tient une lampe et trois cierges allumés devant l'autel qui est tout couvert d'idoles, dont les unes sont de fin or, les autres de cuivre doré. La pagode qui est au milieu de la ville, et l'une des deux où le roi va, comme j'ai dit, une fois l'an, contient près de quatre mille idoles toutes dorées et il y a autour, comme à celle qui est à six lieues de Siam, quantité de pyramides dont la beauté fait admirer l'industrie de cette nation.
Quand le roi paraît, toutes les portes et les fenêtres des maisons doivent être fermées, et tout le peuple se prosterne en terre sans oser jeter les yeux sur lui. Comme personne ne doit être dans un lieu plus élevé que le roi, quand il marche par les rues, tous ceux qui sont dans les maisons sont obligés de descendre. Quand il fait couper ses cheveux, c'est une de ses femmes qui est employée à cet office, et il ne souffre pas qu'un barbier y mette la main. Ce prince est passionné par de certains éléphants qu'il entretient comme ses favoris et les ornements de son État. Quand il y en a de malades, les plus grands seigneurs de la Cour en ont un soin incroyable pour tâcher de plaire à leur souverain, et s'ils viennent à mourir, on fait pour eux la même magnificence qu'aux funérailles des grands du royaume (20). Ces funérailles des grands se font de cette manière : ils dressent une manière de mausolée avec des roseaux revêtus par-dedans et par-dehors de papier de toutes couleurs. Comme tous les bois de senteur se vendent au poids, on en met au milieu du mausolée autant que peut peser le cadavre, et après que les prêtres ont achevé de prononcer quelques oraisons, on réduit le tout en cendres. Les riches les conservent dans des urnes d'or ou d'argent, mais pour celles des pauvres, on les jette au vent. Pour ce qui est des criminels qui ont fini leur vie par une mort honteuse, on ne brûle pas leurs corps, mais on les enterre.
Le roi permet qu'il y ait des femmes publiques, mais elles ont leur quartier à part, et un chef qui empêche qu'on ne leur fasse aucune insulte. Quand quelqu'une meurt, on ne brûle point le corps comme on fait celui d'une honnête femme, et on le va jeter dans une place où il devient la pâture des chiens et des corbeaux.
On tient que dans ce royaume il y a plus de deux cent mille prêtres qu'ils appellent bonzes, et qui sont en grande vénération tant à la cour que parmi le peuple. Le roi même en considère quelques-uns jusqu'à ce point que de s'humilier en leur présence. Ce respect extraordinaire, que chacun leur porte leur inspire quelquefois tant d'orgueil qu'il s'en est trouvé qui ont poussé leurs désirs jusqu'au trône. Mais quand le roi découvre quelque chose de pareil, il leur ôte la vie, comme l'on vit il y a quelque temps dans un soulèvement dont un bonze était l'auteur, et à qui le roi fit trancher la tête (21).
Ces bonzes sont vêtus de jaunes et portent sur les reins un petit drap rouge en forme de ceinture. Ils font paraître au-dehors une grand modestie et on ne leur voit jamais le moindre emportement de colère. Sur les quatre heures du matin, ils se lèvent au son des cloches pour faire leurs prières, et ils en font autant vers le soir. Il y a certains jours de l'année durant lesquels ils se retranchent de la conversation des hommes pour vivre dans la retraite. Quelques-uns vivent d'aumônes et d'autres ont des maisons bien rentées. Tandis qu'ils portent l'habit de bonze, ils ne peuvent avoir de femmes, et il faut qu'ils le quittent s'ils veulent se marier. Ils sont la plupart très ignorants et ne savent ce qu'ils croient. Il semble qu'ils tiennent, comme les idolâtres des Indes, le passage des âmes dans plusieurs corps. Il leur est défendu d'ôter la vie aux animaux, toutefois ils ne font pas de scrupule de manger de ceux que d'autres qu'eux ont tués, ou qui sont venus à mourir d'eux-mêmes.
Le dieu qu'ils adorent est un fantôme dont ils parlent en aveugle, et ils sont si opiniâtres à soutenir leurs erreurs grossières qu'il est bien difficile de les en guérir. Ils disent que le dieu des chrétiens et le leur sont frères, mais que le leur est l'aîné. Que si on leur demande où est leur dieu, ils répondent qu'il a disparu, et qu'ils ne savent où il est.
Pour ce qui est des forces vivantes du royaume, elles consistent presque toutes en infanterie qui est assez bonne. Les soldats sont faits à la fatigue et n'ont pour tout habit qu'une pièce de toile pour couvrir les parties qu'on a honte de montrer. Tout le reste du corps, l'estomac, le dos, les bras et les cuisses demeurent tout à nu, et la chair qui est toute découpée comme quand on donne des ventouses, représente plusieurs sortes de fleurs et d'animaux. Après qu'ils ont découpé la chair et que le sang en est sorti, ils frottent ces fleurs et ces animaux des couleurs qu'ils veulent, et l'on dirait à les voir de loin qu'ils sont vêtus de quelque étoffe de soie à fleurs ou de quelque toile peinte (22) ; car ces couleurs qu'ils appliquent ne s'en vont jamais. Ils ont pour armes l'arc et la flèche, le mousquet et la pique, et une azagaye, qui est un bâton de cinq ou six pieds de long, ferré au bout, qu'ils lancent avec adresse contre l'ennemi.
L'an 1665 il y avait dans la ville de Siam un jésuite napolitain qui s'appelait le père Thomas. Il faisait fortifier la ville et le palais du roi qui est sur le bord de la rivière, et il avait déjà fait faire de côté et d'autre de bons bastions. Ce fut en cette considération que le roi lui permit de demeurer dans la ville, où il a une petite église avec une maison, où M. Lambert évêque de Bérythe fut loger en arrivant à Siam. Mais ils ne furent pas longtemps bien d'accord ensemble, et M. l'évêque trouva à propos d'avoir sa chapelle à part.
Le port où arrivent les vaisseaux qui viennent de la Cochinchine et d'autres lieux n'est qu'à une demi-lieue de la ville, et comme il y a toujours quelques matelots chrétiens, M. l'évêque y a fait bâtir une petite maison avec une chapelle pour dire la messe.
NOTES
1 - Royaume de basse Birmanie, appartenant aujourd'hui pour partie à la Thaïlande.
2 - Denoncerim désignait Ténasserim, aujourd'hui en Birmanie. Tavernier répertoriait inlassablement toutes les routes possibles pour sillonner les pays qu'il traversait. Dans la première partie de ses voyages, les titres des chapitres sont éloquents à ce sujet : Des diverses routes qu'on peut tenir pour se rendre de Paris à Ispahan, par les provinces septentrionales de la Turquie ou encore Des diverses routes qu'on peut tenir pour se rendre de Paris à Ispahan, par les provinces méridionales de la Turquie et par le désert, il semble que pas une voie n'ait échappé à sa frénésie d'exploration...
3 - Le 11 juin 1661, l'évêque apostolique Pierre Lambert de la Motte arriva à Ispahan avec Jacques de Bourges et François Deydier. Leur dessein était de se rendre en Chine par voie terrestre et ils consultèrent pour cela les plus vieux et expérimentés voyageurs qui ne leur cachèrent pas les difficultés du voyage. L'envahissement de la Perse par les Tartares mit fin à ce projet. Les trois ecclésiastiques demeurèrent à Ispahan jusqu'en septembre 1661, avant de repartir par une autre route, celle-là même préconisée par Tavernier : Nous suivîmes les conseils de nos amis, et particulièrement de deux ou trois Français qui revenaient de l'extrémité des Indes et qui y avaient puisé de grandes lumières pour les pays où nous devions passer. (Jacques de Bourges, Relation du voyage de Mgr l'évêque de Bérythe, 1668, p. 79). Tavernier faisait très probablement partie de ces deux ou trois Français.
4 - Il s'agissait de Mgr Cotolendi, évêque de Métellopolis et non de Mégapolis. Dans son Histoire générale de la société des Missions Étrangères (1894, I, pp. 69-70), Adrien Launay écrit : Sur les bords de l'Euphrate, Mgr Cotolendi fit la connaissance de M. Tavernier, un des voyageurs les plus célèbres du XVIIe siècle, et dont le nom est resté attaché au grand ouvrage « Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes. » Mgr Cotolendi mourut en Inde, à Palacol, à quelques kilomètres de Marsulipatam le 16 août 1662. Il avait 33 ans. ⇑
5 - Alexandrete désignait Alexandrie, en Égypte. L'évêque d'Héliopolis était François Pallu. ⇑
6 - À en croire les témoignages des voyageurs, le cerf - il s'agissait de l'espèce connue sous le nom de cerf de Schomburgk - se trouvait en grande abondance au Siam au XVIIe et XVIIIe siècle. Sa peau faisait l'objet d'un commerce vers le Japon et ses bois vers la Chine, où les médecins lui attribuaient de grandes vertus. La chasse intensive ainsi que l'assèchement des marécages dans lesquels il vivait causèrent son extinction progressive dans le courant du XIXe siècle, et il a aujourd'hui complètement disparu de Thaïlande. Le dernier représentant de l'espèce aurait été tué par un Européen en 1932. Un spécimen a été ramené en France par Bocourt en 1862, et a vécu jusqu'à sa mort en 1868 dans la ménagerie du Museum d'Histoire Naturelle de Paris. Il y a été naturalisé et on peut le voir aujourd'hui dans la grande Galerie de l'Évolution.
Mgr Pallegoix évoque le massacre des cerfs dans sa Description du royaume de Siam (1854, I, pp. 158-159) : Les cerfs viennent par bandes nombreuses paître dans les plaines incultes, et lorsque l'inondation les surprend, il se dirigent vers les hauteurs et les monticules ; c'est alors qu'on leur fait une chasse impitoyable. Des hommes vigoureux montant des barques légères les poursuivent à travers les campagnes submergées ; les cerfs à moitié dans l'eau ne peuvent pas courir et s'embarrassent dans les hautes herbes ; on les atteint facilement et on les assomme par centaines à coups de gros bâtons ou bien on les tire avec le fusil à bout portant. À cette époque-là les chasseurs vous vendent un beau cerf de la plus grande taille pour une pièce de trois francs.
7 - Au XVIIIe siècle, Lacépède évoquera ces serpents à deux têtes dans son Histoire Naturelle des Serpents (1789, II, p. 480) : L'exemple d'une monstruosité semblable, reconnue dans presque tous les ordres d'animaux, empêcherait seul qu'on ne révoquât en doute l'existence de pareils serpents. À la vérité, plusieurs voyageurs ont voulu parler de ces serpents à deux têtes comme d'une espèce constante, induits peut-être en erreur par ce qu'on a dit des serpents nommés amphisbènes, auxquels on a attribué pendant longtemps deux têtes, une à chaque extrémité du corps, et dans lesquels on a supposé la faculté de se servir indifféremment de l'une ou de l'autre.
De quelle espèce s'agit-il réellement ? Tavernier évoque des serpents d'une taille de 22 pieds de long, ce qui représente plus de 6,50 m. De tous les serpents d'Asie du sud-est, seuls les pythons correspondent à cette catégorie. Toutefois, s'ils peuvent mordre, ils ne sont pas venimeux. ⇑
8 - La description pourrait nous faire penser à la scolopendre, le redoutable takhap (ตะขาบ) thaïlandais, dont la morsure est très douloureuse et peut provoquer de graves réactions nécrotiques. Même si les formes sont assez lointaines, certaines espèces ont des couleurs jaunes et noires qui pourraient effectivement évoquer la salamandre.
9 - Le pays était généralement appelé le Royaume de Siam, et Siam, d'une manière abusive, désignait souvent dans les relations occidentale la ville capitale Ayutthaya. Cette ville fut presque entièrement rasée par les Birmans en 1767.
10 - C'est le roi Ramkhamhaeng (พ่อขุนรามคำแหงมหาราช) qui, à la fin du XIIIe siècle, élabora les premiers éléments de l'écriture siamoise, à partir de l'écriture khmère. Dans son Journal du 28 avril 1685, l'abbé de Choisy confirme les propos de Tavernier : Il y a trente-trois lettres, pas de conjugaisons, et beaucoup d'adverbes. Quelques années plus tard, La Loubère dénombrera pour sa part 37 lettres. L'alphabet thaï moderne comporte 44 consonnes (dont 2 aujourd'hui abandonnées).
11 - Si la monogamie était de règle dans les classes populaires – pour des raisons essentiellement économiques, entretenir plusieurs femmes coûte cher –, la polygamie était d'usage au Siam dans les classes aisées, et jusqu'à une époque relativement récente, puisqu'elle ne fut abolie qu'en 1935. Dans sa Description du Royaume de Siam (op. cit., II, pp. 316-317), Mgr Pallegoix écrit : Le roi [Mongkut, Rama IV] a des centaines de concubines ; les ministres, les mandarins, les gouverneurs et autres grands officiers suivent son exemple. Tous les riches se procurent un plus ou moins grand nombre de concubines, selon leur plus ou moins de fortune. Il n'est donc pas étonnant que la partie la plus puissante et la plus influente de la nation ne s'accommode pas de la religion chrétienne qui réprouve une licence de mœurs aussi effrénée. Dans ces familles polygamiques, les épouses étaient considérées selon leur ancienneté, chacune ayant autorité sur les épouses d'un rang inférieur. L'épouse du premier mariage était l'épouse officielle, la mia klang muang (เมียกลางเมือง), la seconde épouse était la mia klang nok (เมียกลางนอก), et les troisièmes, du rang le plus bas, étaient les mia klang thasi (เมียกลางทาสี). Aujourd'hui encore, pour perpétuer la tradition, beaucoup d'hommes – parmi ceux qui en ont les moyens – entretiennent plus ou moins discrètement une maîtresse, une petite épouse, une mia noi (เมียน้อย), au risque de s'exposer à la jalousie et aux foudres de leur mia luang, l'épouse officielle. Mais après tout, entretenir une maîtresse n'est pas un comportement specifiquement thaïlandais. ⇑
12 - Ces coquillages que les occidentaux appelaient des cauris sont ici l'occasion d'une coquille, car Tavernier écrit par ailleurs qu'ils proviennent des Maldives. Il s'agissait de coquillages de la variété cyprea moneta, que les siamois appelaient bia (เบี้ย). Voir sur ce site la page consacrée aux monnaies anciennes du Siam.
13 - Le roi qui régnait alors était l'usurpateur Prasat Thong (ปราสาททอง). La mort du roi Song Tham (ทรงธรรม) en 1628 est le point de départ d'une sanglante conquête du trône. Ainsi que le note Xavier Galland dans son Histoire de la Thaïlande (éditions Que Sais-Je ?) : son fils Chettarat a 15 ans et ses prétentions au trône sont contestées par Si Sin, son oncle, frère cadet du roi disparu et qui semblait devoir lui succéder. Un cousin de Son Tham, Si Worawong, élimine cependant Si Sin, installe Chettarat sur le trône, puis se défait de lui quelque neuf mois plus tard pour le remplacer par son jeune frère Atthitayawong (10 ans) qu'il tue pour s'octroyer la Couronne. Il prend alors le nom de Prasat Thong. (Le Roi du Palais d'Or). W.A.R. Wood note que c'est la première fois dans l'histoire du royaume d'Ayutthaya (à l'exeption de Khun Worawongsa (วรวงศาธิราช) qui ne régna que quelques mois en 1548) qu'un monarque peut être qualifié d'usurpateur, ne possédant aucun droit héréditaire à la Couronne. Néanmoins, selon la bonne vieille tradition thaïlandaise qui consiste à falsifier sans vergogne l'histoire pour la rendre présentable, les historiens se sont efforcés de lui trouver coûte que coûte des ascendances royales, afin qu'il soit digne de son titre royal de Somdet Phrachao. ⇑
14 - Cette pagode est évoquée par le père Tachard et par l'abbé de Choisy dans son Journal du 30 octobre 1685 : Enfin, après avoir bien marché, nous sommes arrivés à la pagode du roi. En entrant j'ai cru entrer dans une église. La nef est soutenue par de grandes et grosses colonnes, sans ornements d'architecture. Les colonnes, les murailles, la voûte, tout est doré. Le chœur est fermé par une espèce de jubé fort chargé d'ornements. Au-dessus du jubé sont trois idoles ou pagodes d'or massif, de la hauteur d'un homme, assises à la mode du pays. Ils ont de gros diamants au front, aux doigts et sur le nombril. Le pagode qui est à gauche en entrant est le plus honoré. C'est l'image de leur Dieu, qui vivait il y a deux mille ans dans l'île de Ceylon ; il a passé dans plusieurs pays, et enfin a été conquis par un Roi de Siam. Les Talapoins disent que ce pagode va quelquefois se promener hors du palais, mais l'envie ne lui en prend jamais que quand on ne voit goutte. Le chœur est petit et fort obscur : il y a bien cinquante lampes qui brûlent continuellement. Mais ce qui va vous surprendre, au bout du chœur est un pagode d'or massif c'est-à-dire d'or jeté en moule. Il peut avoir quarante-deux pieds de haut sur treize ou quatorze de large, et a trois pouces d'épaisseur. On dit qu'il y a pour douze millions quatre cents mille livres d'or. Nous avons encore vu en d'autres endroits du pagode dix-sept ou dix-huit figures d'or massif, de hauteur d'homme, la plupart avec beaucoup de diamants aux doigts, des émeraudes et quelques rubis sur le front et sur le nombril. Ces figures sont très assurément d'or ; nous les avons touchées et maniées : quoi que nous n'ayions approché qu'à cinq ou six pieds de la grande statue, sans la toucher, je crois qu'elle est d'or aussi bien que les autres ; et à l'œil c'est le même métal. Il y a outre cela plus de trente idoles qui ont des chemises d'or. Je n'ai garde de vous parler de trois idoles, qui ont vingt-cinq pieds de haut, ni de plus de cent cinquante qui sont de la hauteur ordinaire, parce que tout cela n'a que deux ou trois couches d'or. Je n'en ai vu que deux d'argent, et quelques-unes de cuivre. Vous savez que Pagode est le nom du temple, aussi bien que de l'idole. Il y en a aussi quelques-unes de deux pieds de haut faites d'une composition d'or et de cuivre, plus brillante que l'or et que l'on appelle Tambague. Je ne trouve point cela si beau qu'ils disent : c'est peut-être l'Electrum de Salomon. J'ai encore remarqué plusieurs arbres dont le tronc et les feuilles sont d'or : l'ouvrage est fort délicat et c'est le tribut de la plupart des Rois qui dépendent du Roi de Siam. Il s'agit peut-être du Wat Phra Ram, construit par le roi Ramesuan en 1369 sur le site de crémation de son père Ramathibodi 1er. Le prang qui s'élève en son centre serait dû au roi Borommatrailokanat (1448-1488).
15 - C'est une des très nombreuses contre-vérités qui constituent la légende des éléphants. La longévité moyenne de l'éléphant est à peu près la même que celle de l'homme, environ 60 à 85 ans. ⇑
16 - Peut-être s'agit-il du Wat Phra Phuttha Saiyat (พระพุทธไสยาสน์), également appelé Wat Pa Mok (วัดป่าโมก, littéralement, le Temple de la forêt de jasmin), au sud d'Ang Thong. Ce wat abrite un bouddha couché de 22,6 mètres qui date du XVe siècle. ⇑
17 - Au regard des autres relations, ce chiffre paraît très largement exagéré. Le chevalier de Chaumont évoque cent quatre-vingts rameurs, l'abbé de Choisy cent cinquante. Aujourd'hui, les barges royales ont entre cinquante et quatre-vingts rameurs.
18 - Ce rituel magique sans doute d'inspiration brahmanique s'appelait laï nam (ไล่น้ำ), littéralement chasser les eaux ou encore laï rua (ไล่เรือ : chasser le bateau) parce qu'elle se terminait généralement par une course de bateaux. Comme beaucoup de spectateurs occidentaux, Tavernier fait une confusion. Le roi ne coupe pas les eaux avec son sabre, mais il agite dans l'eau un éventail à long manche.
Environ deux siècles plus tard, en 1854, Mgr Pallegoix évoque lui aussi cette cérémonie dans sa Description du royaume de Siam, mais à cette époque, le roi ne se déplace plus en personne pour accomplir le rituel, son prestige risquant d'être écorné si les eaux continuent à monter malgré ses injonctions, comme c'était souvent le cas. Il délègue ses pouvoirs à des bonzes (op. cit., II, p. 56) : Lorsque l'inondation a atteint son plus haut point, et dès que les eaux commencent à se retirer, le roi députe plusieurs centaines de talapoins pour faire descendre les eaux du fleuve. Cette troupe de phra, montée sur de belles barques, s'en va donc signifier aux eaux l'ordre émané de sa Majesté, et, pour en presser l'exécution, tous ensemble se mettent à réciter des exorcismes pour faire descendre la rivière; ce qui n'empêche pas que, certaines fois, l'inondation augmente encore en dépit des ordres du roi et des prières des talapoins.
D'après H. G. Quaritch Wales, (Siamese State Ceremonies, their History and Function, London, 1931), ce rituel n'avait pas lieu tous les ans. Le dernier monarque à l'accomplir fut le roi Mongkut (Rama IV) en 1831, année où la mousson fut exceptionnellement abondante. La cérémonie fut définitivement abolie sous le règne du roi Phumiphon Adunyadet. ⇑
19 - D'après les plans de l'époque, la loge des Hollandais se trouvait au sud-est de l'actuel centre ville. Le temple qui se trouve dans cette zone est le Wat Phanan Choeng (วัดพนัญเชิง), qui abrite effectivement un monumental bouddha assis du XIVe siècle. Toutefois, de très nombreuses restaurations ont peu à peu donné à ce temple un aspect totalement différent de celui qu'il devait avoir sous le règne de Prasat Thong.
20 - À propos de l'éléphant blanc, Mgr Pallegoix écrit dans sa Description du royaume de Siam publiée en 1854 (op. cit., I, pp. 152 et suiv.) : On a fait croire que les Siamois honoraient l'éléphant blanc comme un dieu ; c'est une erreur, puisque les Siamois ne reconnaissent aucun dieu, pas même Bouddha, qu'ils ne regardent que comme leur docteur et leur maître en religion. Mais comme, d'après leur système de métempsycose, les bouddhas dans leurs générations seront nécessairement singes blancs, moineaux blancs, éléphants blancs, ils ont de grands égards pour tous les animaux albinos et surtout pour l'éléphant blanc. Ils croient qu'il est animé par quelque héros ou grand roi qui deviendra un jour bouddha, et qu'il porte bonheur au pays qui le possède. De là vient que, dès les anciens temps, les rois de Siam ont toujours fait rechercher les éléphants blancs et les ont traités avec beaucoup d'honneur. Quand un roi tributaire ou quelque gouverneur de province a fait la découverte et la capture d'un éléphant blanc, de suite l'ordre est expédié de lui faire un beau chemin à travers les forêts ; une fois qu'il est parvenu au bord du fleuve, on lui prépare un vaste radeau planchéié, surmonté d'un bâtiment avec un toit en indienne, décoré de guirlandes de fleurs ; on établit l'animal au beau milieu du radeau et on le laisser flotter en le nourrissant de gâteaux et de cannes à sucre. Bientôt un mandarin, et quelquefois même un prince, avec un cortège de cinquante à soixante barques, une troupe de musiciens et une foule de rameurs viennent à la rencontre de l'éléphant blanc ; le radeau s'attache à chaque barque, on le tire avec des cris de joie qui font retentir les deux rives, et l'animal ébahi fait son entrée triomphale dans la capitale, où il est reçu par tous les grands dignitaires et par le roi lui-même qui lui impose un nom ronflant avec le titre de mandarin de premier ordre. Il est conduit en grand pompe à son écurie ou plutôt à son palais, où il trouve une cour nombreuse, des officiers et des esclaves empressés à le servir dans de la vaisselle d'or ou d'argent. Les gâteaux, les cannes à sucre, les bananes et d'autres fruits délicieux avec des herbes choisies lui sont fournis à foison. On garnit ses dents de plusieurs anneaux d'or, on met sur sa tête une espèce de diadème, on se prosterne devant lui comme devant les mandarins. Lorsqu'il va au bain, un officier étend sur sa tête un grand parasol rouge, un autre frappe de la cymbale pour qu'on fasse place à sa seigneurie, et quelques douzaines d'esclaves lui font cortège. S'il tombe malade, c'est un médecin de la cour qui vient le traiter ; les talapoins eux-mêmes viennent réciter sur lui des prières et l'aspergent d'eau lustrale pour obtenir sa guérison ; quand il meurt, toute la Cour est dans une grande affliction et fait rendre au défunt les honneurs funèbres dus à son rang.
21 - Peut-être s'agit-il de Phra Pitsanulok, un des personnages les plus influents du royaume, qui fut exécuté le 1er janvier 1636 pour avoir faussement accusé le frère du roi de comploter pour s'emparer de la couronne. Toutefois, le règne entier de Prasat Thong ne fut qu'une longue succession de meurtres, ainsi que le rappelle W.A.R. Wood dans son History of Siam (1924, pp. 178-179) : En 1635, une de ses filles étant morte et ayant été incinérée, une partie de sa chair, pour une raison ou pour une autre, ne se consumat pas. Attribuant ceci à la magie (car il était aussi crédule qu'il était cruel), il se livra à une véritable orgie de meurtre et de torture. Il est inutile de dégoûter le lecteur par une description détaillée de ces scènes. Plus de trois mille personnes perdirent la vie, d'autant que le tyran voyait dans la mort de sa sœur une bonne excuse pour se débarrasser de ceux qu'il suspectait de désapprouver son usurpation de la Couronne. Une des filles et deux des fils du roi Songtham furent sacrifiés en plus du reste. L'usurpateur eut tôt fait de se déterminer à éradiquer toutes les branches de la famille royale. En 1633, il fit exécuter trois princes enfants. En 1635, un prince aveugle qui avait suscité la suspicion quelque temps auparavant fut impliqué dans une dispute avec un soldat et puni de mort. ⇑
22 - Cette tradition du tatouage se retrouvera chez les bras peints, (ken laï : แขนลาย), les bourreaux de Petratcha qui joueront un rôle important dans le coup d'État de 1688. ⇑
3 mars 2019