Les ambassades échangées par le roi très chrétien et le souverain siamois reposèrent dès le début sur une équivoque, les deux monarques étant largement abusés - ou du moins mal informés – par leurs conseillers. Pour reprendre le mot de Lanier, tandis que l'un parlait commerce, l'autre répondait conversion (1). Chaumont, obsédé par la perspective d'une conversion du roi siamois, fit porter tous ses efforts sur le volet religieux, au point d'en être importun, et négligea grandement le volet commercial de son ambassade. Le traité qu'il obtint en faveur de la Compagnie des Indes fut jugé faible, et Français Martin écrivit dans ses mémoires : il est constant aussi qu’à l’égard du commerce, le traité que le sieur Deslandes avait conclu était beaucoup plus avantageux que celui dont l’ambassadeur était convenu (2).

Il en fut sans doute de ce traité commercial comme du traité religieux : négocié entre un ambassadeur médiocre et un favori retors, et remis à Chaumont à la toute dernière minute, alors qu'il n'était plus temps de discuter. La seule avancée significative qu'offrait ce document était le monopole accordé à la Compagnie française pour l'exploitation et le commerce de l'étain de Junk Ceylon [Phuket]. Quant au port de Singor [Songkhla], cédé par le roi Naraï, il fut largement dédaigné par les Français, au grand désespoir de Phaulkon qui considérait cette place comme une des clés du royaume.

 

Traité fait entre M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur extraordinaire
de Sa Majesté très chrétienne et M. Constance Phaulkon,
député à cet effet par Sa Majesté de Siam qui en son royal nom
a accordé à la Compagnie des marchands de France
négociant dans les Indes orientales.

I

Ledit sieur ambassadeur supplie très humblement Sa Majesté d'accorder à ladite Compagnie la permission d'établir une faiturie (3) dans le royaume de Siam.

Sa Majesté le roi de Siam l'accorde en la forme ci-dessus.

II

Le sieur ambassadeur de France demande que ladite Compagnie ait la liberté entière de commerce dans le royaume, avec toutes exemptions de droits d'entrée et de sortie.

Le Roi de Siam, par la grande estime qu'il fait de Sa Majesté très chrétienne, accorde à la Compagnie française l’entier et libre commerce dans son royaume sans payer de droits d’entrée ni de sortie, en souffrant la visite par les officiers des douanes conformément aux coutumes du royaume. Les serviteurs de la Compagnie ne pourront pas faire passer de marchandises étrangères sous le nom de la Compagnie et en cas qu’ils le passent et que cela soit prouvé évidemment, la Compagnie perdra lesdits privilèges jusqu’à ce que Sa Majesté très chrétienne ait jugé du cas suivant sa royale prudence, et quant à la liberté de commerce, cela s'entend que la Compagnie ait la liberté d'acheter et de vendre toutes sortes de marchandises pourvu qu'elle soient point de contrebande, lesquelles elle ne pourra acheter que des gardes-magasins du roi ou des marchands qui les auront eues de leurs mains. Et la Compagnie pourra vendre et acheter à sa volonté toutes les marchandises qui seront apportés dans le royaume par des étrangers ou par des naturels du pays, ou qu'elle fera venir pour son compte, et en cas que le roi ait besoin pour son service de quelques-unes desdites marchandises, il les pourra prendre avec toute préférence. Il est aussi arrêté que les serviteurs de la Compagnie ne pourront acheter des dites marchandises que pour le service de leurs maîtres, et en cas qu'ils n'observent pas ce point-là ponctuellement et au contraire qu'ils se mettent en société avec d'autres marchands, ce qui pourrait troubler le commerce du royaume, tel cas arrivant, la Compagnie perdra lesdits privilèges jusqu'à ce que Sa Majesté très chrétienne ait jugé l'affaire suivant sa royale prudence.

III

Le sieur ambassadeur de France demande que Sa Majesté de Siam permette à la Compagnie de charger de ses marchandises les marchands étrangers en quelque port qu’ils aillent et que les marchandises soient exemptées de tous droits pourvu qu’en allant et venant, elles demeurent toujours aux risques de la Compagnie, et si elles étaient aux risques desdits marchands étrangers, elles seront sujettes à tous les droits.

Sa Majesté de Siam accorde que toutes les marchandises que la Compagnie chargera pour son compte sur toutes sortes de navires étrangers soient exempts de tous droits d'entrée et de sortie ; que si la Compagnie vend ses marchandises à un certain prix fixe, ne comptant que le seul péril de la mer, alors les marchandises n’étant plus seront obligées aux droits ordinaires. Les serviteurs de la Compagnie ne pourront charger pour le compte d'autres que de leurs maîtres, et en cas qu'ils se servent du nom de la Compagnie pour faire passer d'autres marchandises, elles seront confisquées les deux tiers au profit du roi et l'autre tiers au profit du dénonciateur.

IV

Le sieur ambassadeur demande que quand la Compagnie voudra envoyer des marchandises en quelque lieu où elle n'a pas accoutumé d'envoyer, Sa Majesté lui permette de fréter un ou deux vaisseaux, ou tant qu'elle en aura besoin, et qu'elle [jouisse] des privilèges accordés au troisième article.

Sa Majesté le roi de Siam l'accorde en conformité du troisième article.

V

Le sieur ambassadeur demande que les Français serviteurs de la Compagnie ou libres, qui ne sont point au service de Sa Majesté de Siam, ayant des difficultés entre eux, le capitaine de la Compagnie les puisse accommoder, ou que si quelque Français fait un vol, ledit capitaine puisse le faire châtier suivant les règlements de la Compagnie.

Sa Majesté le roi de Siam accorde que tous les Français qui ne sont point à son service ou des ministres, venant à commettre quelque vol contre la Compagnie, entre eux, ou quelque autre méchante action, la punition en soit remise au capitaine français, néanmoins, en cas que quelqu'une des parties ne soit pas contente du jugement du capitaine français et que par une requête elle demande justice aux ministres de Siam, Sa Majesté, par la grande amitié qu'elle a pour les sujets de Sa Majesté très chrétienne, ne pouvant leur refuser justice, surseoira l'exécution de la sentence du capitaine, jusqu'à ce que Sa Majesté très chrétienne ait été informée du fait et en ait ordonné. Et en cas que quelque Français serviteur de la Compagnie, ou quelque autre particulier, commette quelque action digne de l'inspection de la justice civile ou criminelle contre quelqu'un qui ne soit pas Français, le capitaine de la Compagnie pourra aller prendre place parmi les juges du roi de France pour juger les procès, conformément aux lois du royaume. Cependant, il semble à Sa Majesté de Siam qu'il serait plus à propos que Sa Majesté très chrétienne nommât un juge bien autorisé pour rendre justice à un chacun sans que les officiers de la Compagnie fussent obligés à interrompre leur commerce pour y vaquer.

VI

Le sieur ambassadeur de France [demande à] Sa Majesté d'accorder à la Compagnie le commerce de l'étain qui se fait à Jonsalen [Junk Ceylon, aujourd'hui Phuket] et dans ses dépendances, à l'exclusion de toute autre nation, et à cet effet, qu'il lui permette d'y bâtir une factorie convenable, et la Compagnie sera obligée d'y envoyer tous les ans un navire de la côte de Coromandel chargé de marchandises propres audit lieu.

Sa Majesté le roi de Siam accorde à la Compagnie le commerce de l'étain de Jonsalen et de ses dépendances à l'exclusion de toute autre nation. Elle lui accorde aussi la permission de bâtir une factorie dans ledit lieu de Jonsalen, pourvu qu'elle en présente le modèle aux ministres de Sa Majesté, qui après leur approbation, sera suivi de point en point sans aucun changement, et sera ladite Compagnie obligée de porter à Jonsalen toutes les marchandises nécessaires au commerce des habitants dudit Jonsalen et de ses dépendances, en sorte qu'ils ne soient point obligés à recourir à d'autres moyens pour subvenir à leurs nécessaires, et si la Compagnie n'observe pas ce point exactement, lesdits habitants pourront faire commerce avec les autres nations sans qu'ils puissent être accusés d'aller contre le privilège accordé, et Sa Majesté pourra tirer ses rentes de l'étain de Jonsalam et de ses dépendances en la manière accoutumée sans que la Compagnie puisse s'y opposer.

VII

Le sieur ambassadeur demande que Sa Majesté permette à la Compagnie d'établir dans le royaume de Siam des factories dans les lieux qu'elle jugera propres au commerce avec les mêmes privilèges que dans la ville de Siam.

Sa Majesté le roi de Siam accorde la demande pourvu que la Compagnie prenne l'approbation de ses ministres et n'envoie point bâtir de factorie sans sa permission.

VIII

Le sieur ambassadeur de France demande à Sa Majesté que si quelque vaisseau de la Compagnie, petit ou grand, fait naufrage sur les côtes de son royaume, le capitaine de la Compagnie en puisse retirer tout ce qu'il pourra sans qu'aucun gouverneur ou autre personne puisse l'en empêcher.

Sa Majesté de Siam accorde la demande et en cela ne fait que suivre les lois de son royaume qui sont fort avantageuses à ceux qui font naufrage.

IX

Le sieur ambassadeur de France demande à Sa Majesté de Siam que le capitaine de la factorie française puisse envoyer incessamment faire un établissement à Singor [aujourd'hui Songkhla], suivant l'intention de Sa Majesté qui l'a accordé.

Sa Majesté le roi de Siam accorde à Sa Majesté très chrétienne le lieu de Singor et toutes ses dépendances pour le fortifier et en user à sa volonté ; néanmoins, par plusieurs bonnes raisons communiquées à M. l'ambassadeur, il n'est pas à propos que cela soit publié jusqu'à ce que Sa Majesté très chrétienne en ait été informée et qu'on sache sa résolution (4).

Fait à Louvo le onze décembre 1685 et signé : Phaulkon.

 

Le texte que nous reproduisons ici est conservé à la Bibliothèque nationale sous la référence BN, NAF 9380, f° 169r°-172v°. Nous l'avons transcrit en français moderne et nous en avons revu la ponctuation.

NOTES

1 - Étude historique sur les relations de la France et du royaume de Siam de 1662 à 1703, 1883, p. 58. 

2 - Mémoires de François Martin, 1932, II, p. 426. 

3 - On trouve plus loin le mot factorie, et dans certains textes factorerie. Il semble que ces termes aient été synonymes. Littré donne pour définition : Faiturie, ou factorie : bureau où les facteurs, les commissionnaires, faisaient commerce pour le compte d'une Compagnie. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert précise également : On appelle ainsi dans les Indes orientales et autres pays de l'Asie où trafiquent les Européens, les endroits où ils entretiennent des facteurs ou commis, soit pour l'achat des marchandises d'Asie, soit pour la vente ou l'échange de celles qu'on y porte d'Europe. La factorie tient le milieu entre la loge et le comptoir ; elle est moins importante que celui-ci et plus considérable que l'autre. 

4 - Il est incompréhensible que les Français aient dédaigné Songkhla, idéalement placé sur le golfe de Siam. Dans un rapport aux directeurs de la Compagnie, Véret, le directeur du comptoir de Siam, écrivait : Pour ce qui est des affaires de la Compagnie, Son Excellence a obtenu une place qui est Singor, proche de Ligor [Nakhon Sri Thammarat]. Le port paraît extrêmement bien, pourvu qu'il y puisse construire de grands bâtiments. L'on m'a assuré qu'il y entre des 5 à 600 tonneaux. Il y avait autrefois une très bonne citadelle, mais le roi de Siam l'a fait ruiner depuis trois ou quatre années, ayant eu une guerre qui a duré plus de trente ans contre des révoltés qui s'en étaient emparé et même ils y seraient encore si le roi de Siam ne les avait pris par une ruse. L'on dit qu'il y a de quoi y faire une citadelle imprenable. M.'Ambassadeur m'a ordonné d'en aller prendre possession aussitôt qu'il sera parti et pour cet effet le roi de Siam me donnera un de ses vaisseaux. L'on m'ordonne d'y commander à bâtir, ce que je ferai le plus lentement qu'il me sera possible en attendant les ordres que vous avez la bonté de m'envoyer. Je mènerai avec moi un ingénieur [Lamare] que M. l'Ambassadeur a laissé au roi de Siam. C'est un très habile homme et je me gouvernerai sur ce qu'il me dira. Ce n'est pas, Messieurs, que je croie qu'il faut prendre le dessin d'une belle et grande ville, étant persuadé que dans peu vous y aurez un établissement aussi considérable que Batavia et qui vous rendra bien au double la dépense que vous y aurez pu faire. (Manuscrit AN, C1/22, f° 153v°-154r°). L'ingénieur Lamare dressa un plan de Songkhla et élabora des projets de fortifications, mais l'affaire en resta là.

La stratégie élaborée par Phaulkon pour assurer la présence des Français au Siam passait par un solide établissement à Songkhla. Dans un mémoire de décembre 1685 adressé au père Tachard, il insistait particulièrement sur ce point : Il faut faire venir dans les navires du roi soixante ou soixante-dix personnes fort intelligentes dans le maniement des affaires, et si le père général voulait envoyer quelques pères de la compagnie qui fissent partie de ce nombre, il est nécessaire qu’ils soient habillés en laïques, et que même ceux avec qui ils seront ne les connaissent point. Je me charge de leur procurer les avantages les plus notables qui soient au royaume de Siam, comme de les faire gouverneurs de provinces, villes forteresses, de leur faire donner le commandement des armées de terre et de mer, de les introduire dans le palais et dans le gouvernement des affaires ; même de faire tomber sur eux les principales charges de la maison du roi, et de m’en servir comme conseillers dans mes négociations et affaires. Et afin que l’on ait un prompt et infaillible succès, il faut bien faire entendre au roi la nécessité qu’il y a de s’emparer tout d’abord de Singor, où il est important d’amener deux bonnes colonies et des gens de guerre, parce qu’une fois que la place sera prise, on n’a plus rien à craindre. (Cité par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, pp. 179-180). Il y revenait encore dans les instructions secrètes remises au père Tachard au moment de son départ : Afin que cela s'exécute plus aisément et se maintienne plus sûrement en cas de révolution, Sa Majeste Très Chrétienne enverra incessamment fortifier la place de Singor, la garnir de soldats et d'artillerie, avec les vaisseaux et les autres choses necéssaires pour un grand etablissement. Tout cela dans la suite sera ainsi que je vous 1'ai fait voir, pour prendre un tel accroissement que le Roi se procurera un avantage considérable aussi bien qu'aux États de Siam surtout si Sa Majesté veut établir deux colonies sur ces mers (Manuscrit AN, C1/22, f° 177-178). 

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13 mars 2020