TABLES À THÉ, BANDÈGES ET CABARETS

Parmi les présents offerts à Louis XIV par le roi Naraï se trouvaient quatre grands bandèges garnis d'argent, ouvrage du Japon et vingt-six sortes de bandèges du plus beau vernis du Japon (1). Le Mémoire des présents établi par le chevalier de Chaumont ne mentionnait pas moins de 91 bandèges destinés tant au roi qu'à la famille royale et au marquis de Seignelay (2). En juin 1689, Monsieur, frère du roi, peut-être pour se débarrasser d'une partie des cadeaux offerts par les ambassadeurs siamois, organisa une loterie de bijoux pour les dames dans son château de Saint-Cloud. Mme de Mekelbourg [Mecklembourg] remporta un bandège garni d'une porcelaine violette, et une bleue, Mlle de Mennetout gagna un bandège garni de deux tasses et de deux soucoupes, et Mlle d'Espinois s'en retourna avec un bandège garni d'une porcelaine et de sa soucoupe (3). Toutefois, si le Grand Siècle semblait crouler sous les bandèges, il est bien difficile de savoir à quoi ils ressemblaient précisément. On a du mal à se représenter la forme et la taille des grands cabarets utilisés lors d'un bal offert le 12 février 1700 par M. le Prince à Mme la duchesse de Bourgogne : On apporta du café et du chocolat sur de grands cabarets appelés bandèges en chinois. Il fallait deux hommes pour en porter une, et ils les portaient sur leurs épaules (4).

Yule et Burnell font dériver le mot du portugais bandeja, un plateau pour présenter les offrandes, et mentionnent les variantes bandejah, bandijas et bandazes (5). Ils notent la parenté de la bandeja avec le thali indien, une assiette qui sert à présenter des assortiments de mets traditionnels. Le mot portugais bandeja, qui signifie en effet plateau provient lui-même du verbe bandejar : vanner. On peut en déduire que la bandeja portugaise était à l'origine un van, instrument d'osier qui est fait en coquille, qui a deux anses, et dont on se sert pour remuer le grain en le jetant en l'air afin de séparer la paille et l'ordure d'avec le bon grain (6).

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C'est sans doute au XIXe siècle qu'on donna le nom de bandège à un type de meuble à la mode aux XVIIe et XVIIIe siècles, une sorte de table à doubles plateaux superposés, le second plus grand que le premier (7), une espèce de grand plateau double, de bois laqué, à rebords, avec ou sans pied, sur lequel on plaçait des porcelaines (8).

D'évidence, ces meubles raffinés, s'ils témoignent de l'excellence de l'ébénisterie française, n'ont pas grand-chose à voir avec les bandèges siamois décrits par les auteurs de relations : des plats d'or (9), des bassins d'or (10), des guéridons fort bas, et beaucoup plus larges que les nôtres, leurs bords sont de la hauteur de cinq ou six pouces afin que ce qui est servi dessus ne soit point sujet à tomber par terre (11) ou des plateaux à bords relevés, sans pied (12).

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Ces descriptions nous orientent plutôt vers le cabaret, c'est d'ailleurs la définition que donne le Dictionnaire de Trévoux du bandège (mot qu'il indique au féminin, ainsi que l'emploient plusieurs auteurs, dont le père Tachard) : C’est ce qu’on appelle autrement cabaret, plateau, ou espèce de table à petits rebords, et ordinairement sans pieds, sur laquelle on met des tasses à café, des soucoupes, un sucrier et des cuillères lorsqu’on prend du thé, du café ou du chocolat (13). L'engouement pour le thé, le café ou le chocolat (au moins chez les gens fortunés) avait inspiré des accessoires parfois somptueux pour présenter ces boissons coûteuses autant qu'exotiques. Les personnes de qualité qui prennent par délice la boisson de café, ont accoutumé de la faire servir en compagnie sur des soucoupes de cristal, de porcelaine, ou de faïence de Hollande, mais plus ordinairement sur des porte-chiques qu’on appelle cabarets à café (14).

Il semble que les auteurs de relations aient confondu sous un même nom de bandège plusieurs objets siamois d'apparences assez proches, mais d'usages fort différents.

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Le tok (โตก), pourrait être un de ces bandèges qui leur servent de table évoqué par La Loubère (15). Il s'agit d'un plateau rond, pourvu de pieds ou d'un socle, généralement en osier, en rotin ou en bois, qu'on trouve parmi d'autres objets de vannerie dans tous les marchés de Thaïlande. Le khantoke (ขันโตก), version siamoise du thali indien, (ou du plateau-télé occidental) est un plateau sur pied servant à présenter divers petits récipients contenant des aliments. Il est particulièrement représentatif de la cuisine du nord de la Thaïlande, du Laos et de l'Isan.

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Le phan (พาน) ou phantok (พานโตก) répond à la description donnée par le chevalier de Chaumont, un plat d'or ou par le père Tachard, un bassin d'or. Il s'agit d'une coupe ou d'un plat à usage religieux, généralement en métal doré ou argenté, servant à présenter les offrandes aux moines ou aux personnes de la famille royale.

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Enfin, il convient de mentionner les talum (ตะลุ่ม), que La Loubère définit comme des tables à rebord et sans pied appelées autrement bandéges, et nos marchands plateaux (16), et que Tachard assimile aux bossettes, ces boîtes honorifiques destinées à contenir du bétel : Le roi après avoir chargé M. l'ambassadeur de ses compliments pour le roi très chrétien et pour toute la Maison royale, lui fit présent d'un grand vase d'or qu'on appelle en Siamois Telom, et en portugais Bolseta, qui est la marque de grand oya et de prince. Il n'est permis qu'au seul prince de Cambodge d'en avoir un semblable à la Cour de Siam (17). Il semble qu'ici encore, les deux fassent quelques confusions. Le talum, distinct de la bossette (tiap : เตียบ), est une coupe de cérémonie à douze faces montée sur un piédestal. L'intérieur est laqué en rouge et l'extérieur en noir, généralement orné d'inscrutations de nacre ou de verre. Placé sur un autel dans un temple, l'objet contenait les offrandes destinées au Bouddha.

NOTES

1 - Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la cour du roi de Siam, Paris, 1686, pp. 5-7. 

2 - Op. cit. Paginé 1-29 en fin d'ouvrage dans l'édition Seneuze-Hortemels, correspondant aux pages 233-261. 

3 - Mercure Galant de juillet 1689, pp. 178-186. 

4 - Journal du marquis de Dangeau, 1856, VII, note p. 254. 

5 - Hobson Jobson, 1903, p. 58. 

6 - Dictionnaire de l'Académie française, 4ème édition, 1762, p. 906. 

7 - Émile Bayard, L'art de reconnaître les meubles anciens, Paris, 1920, p. 383. 

8 - Henri Havard, Dictionnaire de l'ameublement et de la décoration : depuis le XIIIe siècle jusqu'à nos jours, 1894, I, pp. 246-247. 

9 - Alexandre de Chaumont, Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la cour du roi de Siam, 1686, p. 183. 

10 - Guy Tachard, Voyage de Siam des pères jésuites, 1686, p. 216. 

11 - Nicolas Gervaise, Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 99. 

12 - Simon de La Loubère, Du royaume de Siam, 1691, I, p. 125. 

13 - Dictionnaire de Trévoux, 1743, I, p. 993. 

14 - Nicolas de Blégny, Le bon usage du thé, du café et du chocolat pour la préservation et pour la guérison des maladies, 1687, p. 167. 

15 - Op. cit., I, p. 181. 

16 - Op. cit., II, p. 67. 

17 - Op. cit., pp. 343-344. 

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9 janvier 2020