Le principal objet que Sa Majesté a eu dans la résolution qu'elle a prise d'envoyer un ambassadeur à Siam est l'espérance que les missionnaires ont donnée de l'avantage que la religion en retirerait et les espérances qu'ils ont conçues sur des fondements assez vraisemblables que le roi de Siam, touché des marques d'estime de Sa Majesté, achèverait avec l'assistance de la grâce de Dieu, de se déterminer à embrasser la religion chrétienne pour laquelle il a déjà montré beaucoup d'inclination. (…) Sa Majesté veut aussi dans ce voyage procurer tous les avantages possibles au commerce de ses sujets dans les Indes, et prendre des éclaircissements certains sur celui qu'on pourrait faire à Siam (…) (1) Il semble que des deux volets de l'instruction que Seignelay remit à Chaumont avant son départ – religion et commerce –, l'ambassadeur, dont la dévotion tournait à la bigoterie, n'ait retenu que le premier.

On ne connaissait pas encore l'expression se faire rouler dans la farine, mais c'est bien ce qui arriva au chevalier qui n'était pas de force à rivaliser avec Phaulkon en matière de roublardise. Le favori grec savait pertinemment que le roi Naraï ne se convertirait jamais et qu'accorder trop de faveurs aux missionnaires chrétiens entraînerait le mécontentement des bonzes et les mandarins. Aussi, il s'efforça de modérer les ardeurs de l'ambassadeur, et fit traîner les négociations des traités en les entrecoupant d'une multitude de divertissements, chasse aux éléphants, danse, théâtre, visites de temples, régates, etc. jusqu'au dernier moment, quand il n'était plus temps de négocier. L'abbé de Choisy écrivait dans son Journal du 30 novembre 1685 : Il [Phaulkon] n'a point perdu de temps et a présenté au roi le mémorial de M. l'ambassadeur sur la religion. Sa Majesté l'a accordé en tous ses points. Et l'abbé reproduit ensuite une version du traité datée du 10 décembre. Les Missions Étrangères, pour leur part, possèdent une copie datée du 2 décembre (2). Comme l'affirme l'abbé de Lionne, ce ne fut pas le 2, ni même le 10 que le traité fut effectivement signé, mais le 21 ou le 22, au moment où les navires français s''apprêtaient à lever l'ancre : Je dois admettre que ces privilèges ne furent pas donnés dans le temps où ils sont rapportés dans le Journal de M. l'abbé de Choisy, comme il paraît par leur date qui est du dixième décembre, et je suis témoin oculaire qu'ils ne furent signés de M. Constance et mis entre les mains de M. de Chaumont que lorsqu'il fut à la rade de Siam, et sur le point de faire voile. (…) M. Constance signait lui seul ces privilèges en portugais ; il les signait à la rade de Siam dans un temps où M. de Chaumont n'était plus en état de disputer là-dessus, ni de l'obliger à donner un authentique siamois qui pût faire foi auprès de cette nation. (3). Évidemment, ces dernière moutures avaient été soigneusement revues et corrigées par Phaulkon, et assorties de conditions qui en affaiblissaient considérablement l'esprit général et qui révoltèrent les missionnaires. Bénigne Vachet écrivait dans ses mémoires : Si nous y prenons garde, tous ces grands privilèges accordés en faveur de la religion et du commerce sont viciés par tant de conditions odieuses qu'ils n'ont jamais pu avoir leur effet : non pas qu'il en faille imputer la cause au roi de Siam, car il les aurait tous donnés sans aucune restriction, si Constance, par un esprit de domination, voulant se réserver à lui seul la gloire de les conserver ou de les détruire quand bon lui semblerait, n'eût inventé des conditions de sa tête auxquelles le roi de Siam n'aurait jamais pensé, tant il était disposé en tout et partout de favoriser l'ambassade et de satisfaire le roi de France (4). De fait, ce traité ne fut jamais appliqué, ni même publié.

 

Traité fait entre M. le Chevalier de Chaumont, ambassadeur extraordinaire
de Sa Majesté très chrétienne, et M. Constance Faulkon,
commissaire avec amples pouvoirs de Sa Majesté de Siam
pour accorder en son royal nom des privilèges
aux missionnaires apostoliques dans tous ses royaumes (5).

I

Le sieur ambassadeur de France supplie très humblement Sa Majesté de Siam de faire publier dans toutes les villes de son royaume de la 1ère, 2ème, 3ème, 4ème, 5ème et 6ème classe, permission aux missionnaires de prêcher la loi chrétienne, et aux peuples de les entendre, sans que les gouverneurs y puissent mettre aucun empêchement.

Sa Majesté de Siam fera publier dans toutes les villes de son royaume de la 1ère, 2ème, 3ème, 4ème, 5ème et 6ème classe que les missionnaires apostoliques peuvent prêcher la loi chrétienne dans toutes lesdites villes et les peuples les entendre, chacun suivant son inclination, sans que les gouverneurs ou autres officiers, de quelque qualité qu'ils soient, puissent les molester en quelque manière que ce soit, directement ou indirectement : à condition que lesdits missionnaires prêcheront la loi de Dieu sans insinuer aucune nouveauté dans le cœur du peuple contre le gouvernement et les lois du pays, sous quelque prétexte que ce soit. En ce cas que lesdits missionnaires le fassent, le présent privilège sera et demeurera nul et le missionnaire coupable arrêté et renvoyé en France, sans que jamais, sur peine de sa vie, il puisse remettre le pied dans le royaume de Siam.

II

Le sieur ambassadeur de France demande, que les missionnaires puissent enseigner les naturels du pays et les rendre capables de bien servir Sa Majesté de Siam, tant dans les affaires du gouvernement, que dans celles de la bonne conscience ; et que pour cela ils aient pouvoir de les recevoir dans leur couvent, et lieux de leurs habitations, avec les mêmes privilèges des autres couvents, sans que personne puisse les inquiéter là-dessus : Sa Majesté voulant que toutes les requêtes qu'on pourra présenter contre eux sur ce sujet soient renvoyés à un mandarin particulier qui sera nommé à cet effet.

Sa Majesté le roi de Siam accorde que les missionnaires apostoliques puissent enseigner les naturels de son royaume à leur volonté, en quelque science que ce soit, et qu'ils puissent le recevoir dans leurs couvents, écoles et habitations avec les mêmes privilèges des autres couvents de Siam, sans que personne puisse les empêcher ; et que lesdits missionnaires puissent leur enseigner les sciences, lois et autres études qui ne sont point contraire au gouvernement et aux lois du royaume. Et en cas qu'on découvre par la voix certaine de deux témoins qu'ils y aient contrevenu, le présent privilège sera et demeurera nul, et le maître d'école et le disciple seront traités ainsi qu'il est marqué dans le premier article. Mais au cas que lesdits missionnaires apostoliques se conservent dans leurs privilèges, toutes les affaires qu'ils auront seront jugées par un mandarin que M. l'évêque présentera et que le roi nommera, pourvu qu'il soit capable de cet emploi.

III

Le sieur ambassadeur de France demande à Sa Majesté que tous ses sujets qui se feront chrétiens soient exempts, les dimanches et jours de fête marqués par l'église, de tous les services qu'ils doivent à leurs mandarins, si ce n'est dans une nécessité pressante.

Sa Majesté de Siam accorde que tous ses sujets qui de bonne volonté se feront chrétiens, jouissent du privilège des chrétiens en la manière demandée par le sieur ambassadeur (6). Et comme il faudra juger de la nécessité pressante, pour éviter tous différends sur ce sujet, Sa Majesté nommera un mandarin de son côté et M. l'évêque nommera du sien une personne d'autorité, et ce qu'ils règleront ensemble sera reçu et ponctuellement exécuté par les parties.

IV

Le sieur ambassadeur de France demande à Sa Majesté le roi de Siam que si quelques-uns de ses sujets chrétiens, par vieillesse ou infirmité deviennent incapables de servir, ils puissent être délivrés de service en se présentant à un mandarin que Sa Majesté nommera à cet effet.

Sa Majesté de Siam accorde que si quelques-uns de ses sujets chrétiens, par vieillesse ou infirmité, sont évidemment incapables de service, en se présentant à un mandarin que Sa Majesté nommera à cet effet, ils pourront être dispensés du service jusqu'à leur guérison.

V

Le sieur ambassadeur de France demande encore que pour éviter les injustices et les persécutions qu'on pourrait faire aux nouveaux chrétiens, Sa Majesté ait la bonté de nommer quelque mandarin siamois qualifié, homme de bien et de justice, pour entendre et juger tous lesdits procès sans que ledit mandarin puisse rien prendre pour le jugement des procès, en sorte que les amendes soient partagées à la fin de chaque année, partie au mandarin et à ses officiers, et partie aux pauvres, ce qui empêchera que ledit mandarin ne vende la justice.

Sa Majesté le roi de Siam accorde que le mandarin dont il est parlé au deuxième article soit juge desdits procès, suivant que le demande le sieur ambassadeur de France ; et pour éviter toute dispute, requête et longueur de procès, Sa Majesté ordonne que le mandarin, après s'être instruit de l'affaire, demandera l'avis de l'un des juges du roi avant que de passer sentence, afin qu'on n'en puisse point appeler.

Et Sa Majesté de Siam ordonnera que tous les articles ci-dessus soient publiés par tous ses royaumes, en sorte que tous ses peuples connaissent que sa royale volonté est que les missionnaires apostoliques jouissent desdits privilèges.

Fait à Louvo le dixième jour du mois de décembre mil six cent quatre-vingt cinq.

 

Nous avons reproduit ici la version donnée par l'abbé de Choisy dans son Journal du 30 novembre 1685, reprise par Lucien de Reinach (Recueil des traités conclus par la France en Extrême-orient (1684-1692), 1902, pp. 4-6). La version du 2 décembre reproduite par Launay (Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, pp. 169-170) contient quelques très légères différences de formulation qui n'altèrent pas le sens général du document.

NOTES

1 - Instruction du marquis de Seignelay au chevalier de Chaumont, datée de Versailles le 21 janvier 1685, citée par Lucien Lanier, Étude historique sur les relations de la France et du royaume de Siam, 1883, pp. 49-50. 

2 - Reproduite par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, pp. 169-170. 

3 - Réflexions sur le traité religieux, cité par Launay, op. cit., I, p. 173. 

4 - Cité par Launay, op. cit., I, p. 174. 

5 - Le titre de la version du 2 décembre reproduit par Launay (op. cit., I, pp. 169-170) est ainsi rédigé : Traité passé entre M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur du roi très chrétien, et le seigneur Constantin Phaulkon Pra Rete Commeng Pac de si Surenta Sena, député du roi de Siam, en vertu de procurations amples pour traiter et accorder en son nom royal les privilèges suivants pour les missionnaires apostoliques en ses royaumes et provinces

6 - Le khwam pen thaï (ความเป็นไทย), notion que les anglophones ont traduit par thainess et qu'on hésite à traduire par le barbarisme thaïtude, ce qui constitue l'essence de l'identité, de l'âme thaïlandaise, est une notion fluctuante qui évolue au gré des intérêts politiques et économiques de la classe dirigeante, mais qui repose tout de même sur deux immuables piliers : la monarchie et le bouddhiste. C'est peut-être là qu'il faut chercher les causes de l'apparent paradoxe dont s'étonnaient les missionnaires : comment expliquer que dans un pays qui se distinguait par sa tolérance religieuse - exceptionnelle en Asie -, où les prêtres chrétiens avaient le droit de bâtir des églises, des collèges, et de prêcher librement, il n'y ait eu qu'un nombre infime de conversions ? N'était-ce pas que les lois antichrétiennes et les persécutions qui fleurissaient dans nombre de pays voisins étaient inutiles au Siam, où l'adhésion au bouddhisme constituait le cœur même du khwam pen thaï, et où y renoncer entraînait la rupture avec la communauté nationale bien davantage que la mise à l'écart d'une communauté religieuse. Se faire chrétien n'était pas seulement n'être plus bouddhiste, c'était aussi et surtout n'être plus thaï. Dans sa Description du royaume thaï ou Siam publié en 1854, Jean-Baptiste Pallegoix tempérait un peu cette idée reçue d'un pays où chacun, au nom de la tolérance religieuse, était libre d'embrasser telle ou telle croyance : Quoique la religion chrétienne soit estimée et honorée à Siam, cela n'empêche pas qu'il n'y ait souvent des persécutions contre les nouveaux convertis. Dès qu'un païen se fait chrétien, ses parents et ses amis l'attaquent avec chaleur Comment, lui disent-ils, tu veux donc quitter la vraie religion de la lumière pour te jeter dans les ténèbres ? Veux-tu donc faire société avec les impies ? Malheureux, tu vas perdre tout le mérite que tu as acquis dans tes générations antérieures, et tu finiras par tomber dans le grand Lòkánta-Narok (le grand enfer éternel). Voyant le nouveau converti inébranlable dans sa résolution, on l'accable d'injures et l'on rompt tout rapport d'amitié avec lui. À partir de ce moment, chacun de ses parents et amis cherche à lui faire le plus de mal possible ; on lui intente des procès, on tâche d'aliéner et même de lui ravir sa femme et ses enfants ; quelquefois, on va jusqu'à l'accuser au chef de qui il dépend. Celui-ci se fait amener le néophyte, le maudit, le menace et va même jusqu'à le faire battre pour le faire apostasier. S'il demeure ferme, il le fait mettre aux fers ou il le garde en le faisant travailler à son service. C'est pourquoi, hormis les Chinois qu'on n'inquiète jamais, tous ceux qui se convertissent n'ont pas de meilleur parti à prendre que de venir s'établir dans un camp chrétien ; là ils sont sous la protection du mandarin chrétien, et aucun de leurs parents n'ose venir les tourmenter (II, pp. 328-329). 

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13 mars 2020