Ayant appris qu'une ambassade siamoise était en passe d'être envoyée en France, François Baron, le directeur du comptoir de la Compagnie des Indes à Surate, envoya son jeune collaborateur André Deslandes-Boureau à Ayutthaya dans le but d'organiser cette expédition et d'évaluer les avantages commerciaux qu'offrirait l'établissement d'un comptoir dans le royaume. Deslandes arriva à l'embouchure du Chao Phraya sur le navire le Vautour le 3 septembre 1680 et se mit aussitôt à l'ouvrage. Les contacts et les audiences avec les principaux mandarins du pays s'avérèrent fructueux, malgré l'hostilité des chefs de loges anglaises et hollandaises qui voyaient d'un mauvais œil l'arrivée d'un nouveau concurrent, et Deslandes ouvrit le premier comptoir français à Ayutthaya. Le Siam, à vrai dire, ne produisait pas grand-chose de particulièrement intéressant pour la Compagnie, mais c'était une porte ouverte sur la Chine et le Japon, où les marchands pouvaient acquérir des produits fort prisés en Europe à des prix très intéressants. Deslandes eut tout de même l'intuition qu'on pouvait tirer de bons revenus du commerce du poivre, à condition d'en obtenir le monopole et d'en intensifier la culture. Le 3 décembre 1684, appuyé par le Grec Constantin Phaulkon, favori du roi et à cette époque l'un des plus puissants personnages du royaume, il obtint un traité stipulant que nul autre marchand de quelque nation qu'il puisse être ne puisse faire commerce dudit poivre s'il n'est officier de la Compagnie. De plus, le traité accordait à la Compagnie la garantie d'un prix très modique pour l'achat du poivre, quelles que puissent être par ailleurs les aléas et les fluctuations du marché, la liberté du commerce et l'exonération des droits de fret pour tous ses vaisseaux allant ou revenant du Japon. Ce traité fut jugé très favorablement et François Martin (dont Deslandes épousera plus tard la fille) écrivit dans ses mémoires : Le sieur Deslandes avant son départ avait fait un traité de commerce avec les officiers du roi, très avantageux à la Compagnie. Sur ses avis, on avait commencé à cultiver des poivriers en quantité de lieux autour de Siam ; la Compagnie devait avoir la récolte de ce poivre au prix qu’on était convenu et fort modique, la liberté de charger des marchandises sur les vaisseaux du roi qui allaient au Japon sans payer de fret, de même pour le retour, de pouvoir vendre les marchandises du comptoir aux marchands qui se présenteraient, d’en acheter de même des marchands étrangers qui viendraient à Siam du Japon, des Manilles, de la Chine et des autres lieux. Cet article était un point considérable pour le commerce de Siam où les ministres du roi étaient sur un pied de prendre souvent pour son compte les marchandises qui venaient de dehors, particulièrement de la Chine et du Japon, qu’ils vendaient après à profit. Il y avait encore d’autres articles favorables à la Compagnie et qui rendaient ce traité fort avantageux. (Mémoires de François Martin, 1932, II, p. 345).

 

Traité et contrat passé entre Ocun Pipat Ta Cussa Raya Bellat (1)
et Monsieur Deslandes (3 décembre 1684).

Comme le susdit sieur Deslandes, par une requête présentée à Oya Sitiav Mavat di chacha, Ama Teya Nu chit Pipita Rate na raya Cussa Tibody peri pa Oya Bavcalam (2), demande de le présenter à Sa Majesté, il faut savoir qu'il avait reçu une lettre du sieur François Davon (3), directeur de la Compagnie française à Surate, par laquelle il lui ordonne de demander à Sa Majesté qu'il ait la bonté de régler un traité ferme et stable à l'avenir, afin que la Compagnie française ait une entière liberté sans aucun empêchement d'acheter cuivre et autres marchandises qu'on apporte des pays étrangers, et que tout le poivre qui provient du royaume de Siam, savoir tout le poivre des provinces et terres sujettes à Sa Majesté depuis les extrémités du nord jusqu'à Ligor, pourra être acheté pour le prix de seize pataques d'Espagne (4) ou six taels et deux ticals (5) le bao (6), et que nul autre marchand de quelque nation qu'il puisse être ne puisse faire commerce dudit poivre s'il n'est officier de la Compagnie. Ceci ayant été représenté à Sa Majesté le roi de Siam par Oya Bavcalam, il eut la bonté d'ordonner que le lieutenant dudit bavcalam et le sieur Deslandes, chef de la Compagnie de France à Siam, fissent un contrat conventionnel qui dût servir de loi de là en avant pour les siècles à venir, qui portât que la Compagnie pût acheter cuivre et autres marchandises apportés par les étrangers sans que personne puisse s'y opposer ; et pour tout le poivre provenant des terres de Siam depuis les extrémités du nord jusqu'à Ligor, il sera en propriété pour la Compagnie pour l'acheter au prix de six taels et deux ticals le bao, sans que l'augmentation ou diminution du prix de ladite marchandise entre autres marchandes puisse obliger ladite Compagnie à donner plus de six taels et deux ticals ou seize pataques, et que tous autres marchands, excepté les officiers de ladite Compagnie, auront défense de faire aucun contrat pour ladite marchandise.

Or, si quelque personne, de quelque condition ou nation qu'il soit, osait directement ou indirectement faire commerce de ladite marchandise et qu'on trouvât cette marchandise entre les mains des négociants, elle sera confisquée, et ceux qui se trouveront coupables seront condamnés à une amende pécuniaire conformément à la quantité de marchandise qu'on aura surprise en fraude, réglée pour le prix de seize pataques ou six taels et deux ticals par bao. Quant au poivre que le chef de la Compagnie achètera, il sera obligé d'en rendre un compte particulier aux officiers des Magasins du roi, de laquelle quantité les Magasins du roi auront la dixième partie pour leur service et provision, et en cas [que] ledit service demande vingt pour cent, les officiers de la Compagnie décideront la dispute, de sorte que les deux partis demeurent bien servis et contents, et si en cas du service du roi pour la dixième ou vingtième partie que la Compagnie prendra toute, conformément à ce qui a été dit, ladite Compagnie de France sera obligée de payer la valeur de tout le poivre en pataques d'Espagne, parce que cet argent est plus pur, et qu'on y perd moins au change, et en cas que la Compagnie n'ait pas d'argent d'Espagne pour payer, elle sera obligée de faire bon le change en argent de ticals.

Pour le commerce du poivre à Ligor, la Compagnie sera obligée d'établir une faiturie (7) en quelque lieu de ladite province de Ligor comme il sera convenable au service de la Compagnie, pour acheter le poivre, de même que les Hollandais le font pour le commerce du colain (8), et de tout le poivre que les officiers de la Compagnie achèteront à Ligor, ils en rendront compte au trésorier du roi Opra Svay, afin qu'il en remette un état par devers les officiers de la ferenda (9) de la Cour. Et si quelque marchand qui apporte poivre qui ne soit pas de Ligor ou lieux compris dans ce contrat, qu'il pourra acheter ou vendre aux officiers desdits magasins ou à quelque autre marchand pour ce qui peut se consommer dans le royaume, il sera obligé de rendre compte de la quantité au chef de la Compagnie, et si de cette quantité quelque marchand veut en emporter, il en rendra compte à quelque officier à qui il appartiendra, et celui-ci au chef de la Compagnie en la forme suivante : un tel marchand a acheté tant de poivre de tel marchand, provenu de telle terre, et il veut l'apporter à tel pays, de sorte que la Compagnie sache la quantité du poivre qu'on apporte et qu'on emporte hors de son commerce. Et au cas où les officiers de la ferenda du roi veuillent emporter du poivre de la dixième ou vingtième partie, ou de celui que les marchands auront apporté hors du produit des terres accordées à la Compagnie de France pour quelque autre pays que ce soit, lesdits officiers seront obligés de rendre compte de la quantité qu'ils veulent emporter au chef de la Compagnie pour la fin susdite. En cas que le produit du poivre accordé à la Compagnie excède la quantité nécessaire pour le commerce de la Compagnie, le chef de la Compagnie sera obligé de le notifier aux ministres du roi en la forme requise limitant la quantité qu'il veut deux ans auparavant, afin que les officiers pourvoyeurs puissent régler la quantité, en sorte qu'il n'en reste pas au préjudice des sujets. Et le chef de la Compagnie informera du contenu dans ce traité les directeurs de la Compagnie soit en France, soit ailleurs dans les Indes, de sorte que si quelque officier du roi se trouve en quelque endroit où la Compagnie ait résidence et que les officiers de la Compagnie puissent secourir et assister facilement le roi dans ses besoins, la somme de l'argent que la Compagnie aura déboursé pour le service du roi après que le compte aura été remis au chef de la Compagnie à Siam, ledit chef de la Compagnie prendre des marchandises pour la quantité de la somme, et le susdit lieutenant et le chef de la Compagnie ayant signé ce traité, il demeurera ferme et stable pour toujours, et en cas que du côté de la Compagnie on manque à l'exécution du contenu dans ce traité, le chef de la Compagnie en passera un de cette tenue en langue française audit lieutenant, et ledit lieutenant fera le même au chef de la Compagnie.

Signé : Phaulkon

 

Ce traité est reproduit dans l'ouvrage de Lucien de Reinach, Recueil des traités conclus par la France en Extrême-orient, 1684, 1902, Paris : Ernest Leroux, 1902, pp. 1-3.

NOTES

1 - La transcription très fantaisiste des noms siamois rend difficile l'identification des personnages. On reconnaît ici le mot palat (ปลัด), qui désigne un adjoint, un second, un substitut. Dans sa relation, Kaempfer évoque Oya Pipat(พิพัฒน์), lieutenant du barcalon (Histoire naturelle, civile et ecclésiastique de l'empire du Japon, 1729, I, p. 15). Il s'agit ici très vraisemblablement du Phra Khlang en second. On notera que malgré les dignitaires cités, le traité est signé par Phaulkon. 

2 - Le bavcalam, désigne évidemment le barcalon, le Phra Klang, sorte de premier ministre en charge principalement des finances et des relations extérieures (il semble que le transcripteur ait fait quelques confusions entre les r et les v, comme le montre plus loin le nom François Bavon, pour François Baron). Le phra klang précédent, Kosathibodi, frère de Kosapan, était mort en juillet 1683 après être tombé en disgrâce. Le roi proposa le poste à Phaulkon, qui déclina l'offre ; il nomma alors à cette charge un ancien gouverneur de Ligor (aujourd'hui Nakhon Sri Thammarat), malais musulman qui multiplia les calomnies pour perdre Phaulkon (Oya Sitiav Mavat di chacha pourrait être une transcription très approximative de Okya Sri Thammaracha). 

3 - Ancien consul à Alep, Francois Baron fut nommé chef du comptoir de Surate le 13 janvier 1674. 

4 - Le (ou la) pataque était la monnaie de Batavia, mais c'était également le nom de monnaies circulant au Brésil, au Maghreb et en Turquie. Littré fait dériver le mot du vieux français patard, lui-même emprunté à l'italien patacca, pièce de monnaie. Le mot apparaît sous la forme pataca dans le Dictionnaire de Trévoux avec la définition : : f.m. C'est ainsi que les Portugais nomment la piastre d'Espagne, ou pièce de huit. Le pataca vaut 750 reis. Il y a des demi-patacas et des quarts de patacas qui valent à proportion. Yule et Burnell, qui mentionnent les variantes patacoon, pataçao, pattak et patacoes, favorisent une étymologie arabe, bātāka, corruption de abutāka, qui désignait une pièce de monnaie avec un écusson frappé sur le revers. (Hobson Jobson, 1903, p. 683). 

5 - Le tael est un petit poids de la Chine qui revient à une once deux gros de France poids de marc ; il est particulièrement en usage du côté de Canton. Les seize taëls font un catis, et cent catis font le pic, chaque pic faisant cent vingt-cinq livres poids de marc. (Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, 1726, II, p. 1673). Le tael d'argent était également utilisé comme monnaie. Le tical (le baht) siamois était une monnaie d'argent de la forme d'un gros grain de chevrotine. 

6 - Le bahar était une unité de poids qui pouvait prendre différentes valeurs selon les marchandises qu'il jaugeait. On peut estimer que le bahar de poivre était d'environ 170 k. 

7 - La faiturie, ou factorerie, ou factorie, était le bureau où les facteurs, les commissionnaires, faisaient commerce pour le compte de la Compagnie. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert précise également : On appelle ainsi dans les Indes orientales et autres pays de l'Asie où trafiquent les Européens, les endroits où ils entretiennent des facteurs ou commis, soit pour l'achat des marchandises d'Asie, soit pour la vente ou l'échange de celles qu'on y porte d'Europe. La factorie tient le milieu entre la loge et le comptoir ; elle est moins importante que celui-ci et plus considérable que l'autre. 

8 - Voir sur ce site la page consacrée au calin, alliage à base d'étain. L'étain de Nakhon Si Thammarat était réputé pour sa pureté. Les Hollandais en faisaient le commerce depuis le milieu des années 1640, et en avaient obtenu le monopole par un traité de 1664 confirmé en 1671. 

9 - Notre reconnaissance est d'ores et déjà acquise à qui pourra nous donner l'origine et la signification de ce mot que nous n'avons pu identifier. Peut-êre une corruption du hindi verandah, qui désigne une galerie ouverte entourant un bâtiment ? 

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22 mai 2019