Cette relation particulière ne se trouve pas dans le Journal de l'abbé de Choisy et n'était manifestement pas destinée à être publiée. Écrite pendant le voyage de retour, le 1er janvier 1686, elle rapporte les péripéties de la négociation entre le chevalier de Chaumont et Phaulkon. Peut-être l'abbé prévoyait-il d'utiliser ce mémoire pour se justifier si l'on était venu, au retour de l'ambassade en France, à critiquer la faiblesse des traités signés par Chaumont. La critique a effectivement été formulée, et l'on a notamment reproché à l'ambassadeur d'avoir largement privilégié la dimension religieuse au détriment des intérêts commerciaux. Ce texte démontre à l'évidence que l'abbé de Choisy, loin d'être le personnage frivole et naïf qu'il laisse souvent paraître à travers les pages de son journal, était un fin psychologue et un excellent politique. Son jugement sur Phaulkon laisse également entendre qu'il n'était dupe ni des manœuvres, ni des politesses affectées du ministre grec.

Ce mémoire se trouve dans les archives des Missions Étrangères et a été retranscrit par Adrien Launay dans l' Histoire de la Mission de Siam (1920, I, pp. 162 et suiv.). C'est cette transcription que nous reproduisons ici.

 

À bord de l'Oiseau,
le 1er janvier 1686

Quoique j'aie fait jusqu'ici et que je sois résolu de continuer le journal de mon voyage, j'ai pensé qu'il était à propos de faire une petite relation particulière, que je ne communiquerai à personne, où je mettrai toute la suite de la négociation qui s'est faite à Siam. Il y a eu beaucoup de choses importantes, qu'il est bon de tenir secrètes. Il est bien vrai que je ne suis pas ambassadeur, mais j'ai su une partie de ce qui s'est fait, et je serai bien aise, à mon retour en France, de pouvoir rendre compte de ma conduite, si on me fait l'honneur de me le demander.

Me voyant quasi arrivé à Siam, sans que M. l'ambassadeur m'eût dit un mot de ce qu'il y allait faire, je commençais à croire qu'il ne m'en dirait rien du tout, et j'avais déjà pris mon parti d'aller descendre au séminaire, d'y prendre les Ordres, d'y demeurer jusqu'à ce qu'il fallût se rembarquer. J'étais dans ce dessein, quand M. de Métellopolis (1) et M. l'abbé de Lionne vinrent à bord. L'évêque alla dans la chambre de M. l'ambassadeur, l'abbé vint dans la mienne. Je lui dis d'abord que M. l'ambassadeur venait proposer au roi de Siam de la part du roi de se faire chrétien. Il parut surpris de cette proposition, et me dit net que les choses n'étaient point en cet état-là, qu'à la vérité, le roi de Siam favorisait en tout la religion chrétienne, qu'il faisait bâtir des églises, qu'il donnait de l'argent aux missionnaires, qu'il avait fait entrer M. d'Héliopolis (2) à la Chine, mais que pour changer de religion, il ne croyait pas qu'il y songeât, et que ce ne serait peut-être pas une petite affaire que de lui en faire la proposition. Je lui dis que le roi, en envoyant ici un ambassadeur, avait cru les choses plus avancées, qu'on lui avait dit que le roi de Siam était persuadé de la fausseté de sa religion, qu'il n'allait plus aux temples de ses dieux, qu'il avait déjà quitté plusieurs superstitions et qu'il ne fallait plus que le pousser un peu pour lui faire embrasser la véritable religion. Il me répondit que le roi de Siam ne paraissait pas trop attaché à ses idoles, mais qu'il y avait encore bien loin de là à recevoir le baptême. Là-dessus, M. l'ambassadeur étant venu sur le pont, M. l'abbé de Lionne l'alla saluer, et d'abord lui dit devant moi qu'il avait été fort surpris de tout ce que je lui avais dit, et lui tint en peu de mots le même discours qu'il m'avait tenu. M. l'évêque avait dit la même chose à M. l'ambassadeur dans un grand secret, de sorte que la conversation devint commune entre nous, quasi malgré nous, et ce fut la première fois que je parlais avec M. l'ambassadeur des affaires de l'ambassade. Il avait eu jusque-là pour moi toutes sortes de considérations et d'honnêtetés, mais toujours sur des nouvelles et choses générales.

M. l'évêque me fit beaucoup d'amitié, et supposant qu'il ne devait rien avoir de caché pour moi, il me dit l'état de toutes choses avec simplicité : il avait reçu des lettres de messieurs du séminaire de Paris, qui le priaient d'avoir en moi quelque confiance. Me voilà donc dans les affaires. On tint conseil sur les mesures qu'il y avait à prendre. M. Vachet n'y fut point appelé, parce qu'il était allé à Siam donner la nouvelle de notre arrivée (3). M. l'évêque nous exposa que le roi se reposait du soin de ses affaires sur M. Constance, qui, sans avoir voulu de charge, les faisait toutes et avait toute l'autorité, que ce M. Constance avait beaucoup d'esprit, et qu'il ne fallait songer à rien faire que par son moyen, qu'il fallait donc tâcher de le gagner, qu'il ne se souciait point d'argent, mais qu'en le flattant du côté de l'honneur, où il était fort sensible, on lui ferait faire l'impossible. Cela parut fort raisonnable, et on se détermina à suivre ce parti.

Cependant M. l'ambassadeur s'achemina vers Siam avec toute la pompe imaginable, et demeura huit jours à la tabanque (4), à une lieue de la ville, pour y régler son entrée et son audience. M. Constance l'y vint voir de la part du roi et régla toutes choses avec lui. M. l'abbé de Lionne fut chargé de lui faire beaucoup d'amitiés, et de l'assurer que M. l'ambassadeur voulait suivre en tout ses conseils ; que venant au bout du monde pour la religion, il se croyait bien heureux d'avoir à traiter avec un ministre chrétien aussi habile et aussi bien intentionné que lui, et qu'au reste, si les choses réussissaient aux souhaits de Sa Majesté très-chrétienne, il pouvait l'assurer d'une solide reconnaissance. Ces compliments furent fort bien reçus, et il promit merveilles. Il commença même à donner des conseils à M. l'ambassadeur, comme par exemple de faire appeler les principaux mandarins qui avaient soin de sa conduite, et de leur former beaucoup de difficultés sur son audience, afin que le roi chargeât quelqu'un de ses ministres de les régler avec Son Excellence, prévoyant assez que cela tomberait sur lui, ce qui arriva suivant son projet.

Jusque-là, je ne me mêlais de rien, les conférences se tenaient entre M. l'ambassadeur, M. l'évêque et M. Constance, et quand il était sorti, ou M. l'ambassadeur, ou M. l'évêque, ou tous les deux ensemble me disaient ce qui s'était passé et ce qu'on avait résolu.

Après l'entrée et l'audience, dont les particularités sont dans mon journal, on commença à parler d'affaires. M. Constance vint voir plusieurs fois M. l'ambassadeur. Ils étaient quelquefois trois heures en conversation, avec ordinairement : Tout va bien. Enfin, un soir, M. l'évêque me dit qu'assurément, je demeurerais à Siam (5). J'en parlai devant lui à M. l'ambassadeur, qui n'en parut pas fort éloigné, quoiqu'il ne parlât pas si affirmativement. Un missionnaire, nommé M. Paumard (6), qui a grande part à la confiance de M. Constance, m'assura le même jour que M. Constance lui avait dit positivement qu'il voulait avoir le cou coupé, si je ne demeurais à Siam. Alors je m'abandonnai à la joie. Je savais que je ne pouvais demeurer à Siam comme ministre du roi qu'en cas que le roi de Siam se fît instruire dans la religion chrétienne, et je jugeai que, puisque des gens sages m'assuraient que j'y demeurerais, il fallait que les affaires de la religion fussent en bon état. Je ne demeurai que quelques moments dans ces pensées agréables. Je fis réflexion sur tout ce que M. l'évêque et M. l'abbé de Lionne m'avaient dit à notre arrivée, du peu d'apparence qu'il y avait à la conversion du roi, je me souvins que M. Constance avait dit, plusieurs fois qu'il fallait aller doucement dans cette affaire, et il me vint dans l'esprit que peut-être M. Constance trompait et M. l'ambassadeur et M. l'évêque. Ce sont assurément deux saints, qui font tous les jours quatre heures d'oraison, mais ils n'ont pas vu beaucoup de négociations et peuvent être affinés (7) par un habile ministre. Cependant l'affaire m'était assez importante pour avoir envie de connaître la vérité. Voici ce que je fis pour cela : je priai M. l'ambassadeur de me donner un extrait de l'article de ses instructions où il était parlé de moi ; je ne lui en avais point encore voulu parler, croyant qu'il me le donnerait de lui-même, mais en cette occasion, voyant qu'il ne m'en parlait point et que cela m'était absolument nécessaire pour prendre mes mesures, je le lui demandai hardiment, et il ne put me le refuser. Il tira ses instructions de sa cassette, et devant lui je fis une copie des articles qui me regardaient. Tous les mots portent et doivent être pesés en ces occasions. Je vis nettement que le roi ne voulait que je demeurasse à Siam qu'au cas d'une certitude presque entière de la conversion du roi et pour assister à son baptême. Il fut alors question de voir où était cette certitude presque entière de la conversion du roi. J'entretins séparément M. l'ambassadeur et M. l'évêque ; ils me dirent que le roi de Siam mourait de peur des Hollandais, et que pour avoir la protection du roi, il ferait toutes choses, que peut-être ne se ferait-il pas chrétien par dévotion, mais qu'importe, pourvu qu'il le devînt et que ses sujets suivissent son exemple ; qu'à la lecture de la lettre du roi, il avait dit devant tous ses mandarins : Oh ! oh ! le roi de France me veut faire de sa religion, je lui suis bien obligé, et je vois bien que son amitié est véritablement désintéressée ; que Sa Majesté n'avait point du tout paru en colère de cette proposition, qu'elle avait ajouté : Hé bien, il ne faut pas mécontenter le roi de France, mais je ne sais encore ce que c'est que sa religion, il faut que je m'en instruise, et si je vois la vérité, je la veux suivre. Ils ajoutèrent que M. Constance leur avait protesté qu'il donnerait sa vie de bon cœur pour voir réussir une si grande affaire, mais qu'il fallait la mener doucement, et que puisque M. l'ambassadeur était obligé de s'en retourner au mois de décembre, ce serait à moi à ménager cela, que dans sa lettre, le roi très-chrétien ne demandait pas autre chose, sinon que le roi s'instruisît dans la religion chrétienne, et qu'il était prêt de le faire, en donnant des audiences particulières à M. l'évêque, qui pourrait lui parler tant qu'il voudrait de sa religion.

Voilà qui paraît bien fort. Cependant comme je commençais à connaître M. l'ambassadeur et M. l'évêque pour de bonnes gens, qui se flattent aisément sur les choses qu'ils désirent, je leur dis que plus le roi de Siam avait peur des Hollandais, plus ses beaux discours m'étaient suspects, et que peut-être il allongerait son instruction pendant dix ans pour avoir, en attendant, la protection du roi ; que néanmoins je m'abandonnais à la prudence de M. l'ambassadeur, que je serais ravi de demeurer à Siam, que je n'étais venu que pour cela, et que dès que M. l'ambassadeur m'en donnerait l'ordre, je songerais à faire mon équipage. Voilà ce que je leur dis, résolu pourtant de ne m'en pas tenir là. Je vis clairement, qu'il n'y avait que le seul M. Constance qui me pût faire connaître la vérité. Je résolus de gagner son amitié. J'entretins plusieurs jours M. Paumard sur son chapitre ; je lui dis que je savais que M. Constance était le protecteur de la religion des Indes, je me fis conter toute l'histoire de sa vie, j'en dressai des mémoires. Je lui fis dire, que quand il voudrait, je lui donnerais toutes les connaissances que je pouvais avoir des Cours de l'Europe, et que cela était absolument nécessaire à un ministre. Je louai son esprit, sa libéralité, son zèle ; enfin, par le moyen de M. Paumard, je lui contais fidèlement tout ce que je lui disais, je le persuadai que je voulais être de ses amis. Je lui donnai même des petits avis sur sa conduite avec nos Français, sur la manière différente dont il en devait user avec les uns et les autres ; je lui conseillai d'inspirer un peu d'honnête fierté aux ambassadeurs qu'il envoyait en France, afin qu'ils quittassent, en partant de Siam, cet air soumis et esclave, que les plus grands seigneurs ont en ce pays-ci et qui ne plairait pas en France, où l'on veut que les gens de qualité soient fort civils et ne laissent pas de se sentir. Il reçut tout cela admirablement bien, et je m'aperçus qu'en venant chez M. l'ambassadeur, il me demandait toujours et me faisait force honnêtetés. Il arriva même une assez plaisante chose : je l'allai voir, il me reçut bien, mais il me fit asseoir dans un lieu fort ambigu, et l'on pouvait douter s'il m'avait donné la main chez lui ; de plus, dans la conversation, nous parlions portugais, je le traitais de Vossa Senhoria, et il ne me traita de Vossa Mercê (8)Vosta Signoria, à la première occasion, et m'accabla d'honneurs et de civilités.

Quand je crus avoir fait quelque petit progrès dans son esprit, un soir, sans en parler à personne, je l'allai trouver, et lui dis d'abord, à la française, que je voulais l'entretenir à loisir. Il fit sortir tout le monde. Je lui dis que j'allais lui donner une grande marque de confiance, que la chose du monde que je souhaitais le plus était de demeurer à Siam, et là-dessus, je lui contai tout ce que j'avais fait pour y venir ambassadeur, et que j'espérais qu'il contribuerait à m'y faire demeurer. Il m'interrompit pour me dire que j'y demeurerais assurément, que le roi de France, dans sa lettre, demandait seulement que le roi de Siam s'instruisît, et qu'il était prêt à s'instruire. Mais, lui dis-je, il faut, pour me faire demeurer ici, que M. l'ambassadeur ait de bonnes paroles, et que le roi de Siam écrive au roi fortement. – Tout cela, me répondit-il, ne manquera pas. – Oh ! bien, lui dis-je, me voilà content, il n'en fallait pas moins pour me faire demeurer ici, et voilà les ordres du roi là-dessus. Je lui montrai alors l'extrait des instructions que j'avais tiré de M. l'ambassadeur. Cette marque de confiance lui fit grand plaisir ; ensuite la confiance vint aussi de son côté. Nous changeâmes de discours, et après avoir parlé deux heures comme si j'eusse dû demeurer assurément à Siam, je lui dis en riant : Franchement, j'ai de la peine à croire que le roi de Siam se fasse chrétien. Tout est ici plein de talapoins, il n'y a pas un mandarin chrétien, et s'il m'en demandait mon avis à moi-même, je ne sais ce que je lui conseillerais ; mais il ne faut pas dire cela à M. l'ambassadeur, car il ne me laisserait pas ici. Il me répondit sur le même ton : Vous avez raison, aussi ne se fera-t-il point chrétien, et même pour le bien de la religion, il ne serait point à propos qu'il le fît si tôt. Il faut commencer par convertir une partie du royaume. A-t-on jamais vu roi changer de religion sans avoir un gros parti dans son État ? De plus le roi est vieux et malsain, tout rechangerait à sa mort, et peut-être qu'on persécuterait la religion chrétienne comme la cause des désordres. Je le remerciai extrêmement de sa bonne foi. Il continua, et me dit qu'à la première audience il n'avait osé dire au roi tout ce que M. l'ambassadeur lui avait dit sur la religion, à cause des mandarins présents, et que jusqu'à la lecture de la lettre du roi de France, Sa Majesté n'avait point su que toute cette grande ambassade n'avait pour but que sa conversion ; que Sa Majesté lui avait ouvert son cœur là-dessus, qu'elle était persuadée que toutes les religions sont bonnes, que même elle lui avait dit : Tu es chrétien, si tu te faisais de ma religion, je te croirais un coquin. Que d'ailleurs le roi ne laissait pas d'être fort obligé au roi de France, que cela ne partait que de bonne amitié et qu'il ne fallait pas le mécontenter, et là-dessus il avait assuré M. l'ambassadeur que tout irait bien, qu'à son retour en France le roi serait fort content de ses négociations, qu'il lui porterait des lettres qui donneraient grande espérance de la conversion du roi de Siam : qu'en Dieu était le maître, qu'on ne savait point ce qui en pourrait arriver. Je lui laissai dire tout ce qu'il voulut ; c'était un torrent de vérités que je n'avais garde d'arrêter, mais quand il eut tout dit, je recommençai à le louer sur sa bonne foi et à lui faire entendre que la chose du monde qui plairait le plus au roi, serait une pareille sincérité ; que cependant il fallait songer au bien solide de la religion et prendre des mesures justes ; que puisqu'il n'y avait pas grande apparence à la conversion du roi de Siam, il fallait songer à la conversion du royaume, obtenir de grands privilèges pour la religion chrétienne, tâcher de convertir des mandarins, et laisser agir la grâce de Dieu sur la personne du roi, qui, par ses vertus morales, semblait en quelque façon le mériter. Il me dit que j'avais raison, que ç'avait toujours été là son avis, qu'il n'aurait point voulu presser le roi sur la religion, mais que M. l'ambassadeur l'avait voulu absolument. Là-dessus je pris mon temps et lui dis : Si vous voulez, nous ferons prendre à M. l'ambassadeur d'autres mesures. Je n'ai qu'à lui dire une partie de ce que vous me venez de dire ; il a bon sens, il verra bien qu'il n'y a point d'autre parti à prendre et suivra tout votre avis. Il me répondit qu'il le voulait bien, dans l'espérance qu'il eut de faire faire à M. l'ambassadeur tout ce qu'il voudrait, et je fus fort aise d'avoir obtenu de lui la permission de découvrir la vérité à M. l'ambassadeur, qui avait tant d'intérêt à la connaître.

Nous nous séparâmes après quatre heures de conversation, fort contents l'un de l'autre, et je revins au logis rendre grâces à Dieu de m'avoir fait connaître la vérité. Je vis bien dès lors que je ne demeurerais pas à Siam, et depuis j'ai pensé cent fois à la sotte figure que j'y aurais faite. M. l'ambassadeur s'en serait retourné en France, pompeux et triomphant, et aurait dit au roi : Sire, j'ai laissé l'abbé de Choisy à Siam pour assister au baptême du roi. M. l'évêque aurait mandé la même chose et moi aussi ; on aurait attendu avec impatience les premières nouvelles d'un si grand événement, deux ans, quatre ans, six se seraient passés sans m'en avancer. N'y aurait-il pas eu juste sujet de croire que, par ma mauvaise conduite, j'aurais gâté ce que M. le chevalier de Chaumont aurait si bien commencé ?

Le lendemain, je contai à M. l'ambassadeur et à M. l'évêque toute notre conversation. Ils me firent recommencer deux fois et avaient grand-peine à me croire. Je leur offris de leur faire dire la même chose par M. Constance même, pourvu que d'abord ils le voulussent louer de sa sincérité ; et de fait, le même jour, il vint chez M. l'ambassadeur et lui confirma tout ce que je lui avais dit. Dès qu'il fut parti, nous résolûmes : premièrement, que je ne demeurerais point à Siam. M. l'ambassadeur m'avoua que sur les apparences de la conversion du roi, il avait affirmé à M. l'évêque de m'y laisser, mais qu'il n'avait point encore voulu me le dire ni à M. l'abbé de Lionne. On résolut ensuite de tâcher d'obtenir des privilèges pour les nouveaux chrétiens, et de faire l'avantage de la Compagnie française.

M. Constance croyait avoir ville gagnée, et que M. l'ambassadeur, voyant l'impossibilité de la conversion du roi, abandonnerait l'entreprise et songerait à autre chose ; mais au contraire, nous lui conseillâmes de pousser sa pointe, et de fait il présenta au roi un mémorial très fort sur la religion. M. Constance vit bien alors qu'il s'était trop déclaré, et plusieurs fois protesta que ce mémorial ferait un fort mauvais effet, et que peut-être le roi y ferait quelque réponse désagréable. Nous ne craignions pas cela, puisque Sa Majesté avait dit qu'il ne fallait pas mécontenter le roi de France, et au contraire nous regardions la réponse qu'il ferait comme une espèce d'engagement. Cette réponse fut un mois à venir. M. Constance amusait cependant M. l'ambassadeur à des combats de tigres, à des promenades, à des chasses, et moi j'étais occupé à choisir dans les magasins du roi ce qu'il y avait de plus beau pour les présents qu'il voulait envoyer en France. Je disais bien quelquefois, et M. l'abbé de Lionne le disait aussi : Mais il faudrait songer aux affaires, le temps de partir viendra et rien ne sera fait. On nous répondait : Tout sera fait. Nous dressâmes pourtant des articles de privilèges à demander pour la religion chrétienne, et M. Véret, chef de la Compagnie française, eut ordre de dresser aussi ses demandes. M. l'ambassadeur en parla au roi dans une audience particulière. Sa Majesté répondit qu'elle accordait tout, et en renvoya l'exécution à M. Constance, qui demanda encore du temps pour en passer un écrit en forme. Enfin, un soir, M. Constance vint trouver M. l'ambassadeur, et lui dit que le roi lui voulait donner audience le lendemain matin, et qu'il venait concerter avec lui ce qu'il aurait à dire à Sa Majesté, pour que tout réussît au contentement de tout le monde. M. l'évêque, M. l'abbé de Lionne et moi fûmes de la conversation. M. Vachet, qui est plus capable d'affaires que pas un de nous, n'en fut point, parce qu'il n'en avait pas été d'abord, et qu'on ne voulut pas multiplier le nombre des conseillers. M. Constance commença par dire que l'amitié que le roi de Siam avait pour les Français était tout à fait désintéressée, qu'il ne craignait rien pour ses États, que, néanmoins, si M. l'ambassadeur voulait lui faire plaisir, il ferait courir le bruit qu'il avait signé une ligue offensive et défensive entre le roi de France et le roi de Siam, que cela serait capable de retenir les Hollandais dans leur devoir, s'il était vrai qu'ils eussent des desseins sur le royaume de Siam, et que s'il voulait bien faire, il le dirait le lendemain à Sa Majesté à l'audience. M. Constance parlait en portugais, et M. l'évêque et moi expliquions ce qu'il disait. M. l'ambassadeur répondit tout d'un coup, sans hésiter, qu'il le ferait, et qu'il dirait partout qu'il y avait une ligue offensive et défensive signée entre les deux rois. Je fus surpris qu'il allât si vite, et ne pus pas m'empêcher de lui dire en français à demi-bas : En vérité, Monsieur, vous promettez beaucoup, et cela est assez important pour y songer un peu. Il ne me répondit rien, témoigna par une mine chagrine qu'il n'était pas content que j'eusse pris la liberté de lui donner des avis, et redit encore avec plus de force : Oui, Monsieur, je dirai demain au roi que je vais publier qu'il y a une ligue offensive et défensive entre Sa Majesté et le roi, mon maître, et même je le dirai en passant au général de Batavia, et si je n'y passe pas, je le lui écrirai. Je ne dis plus mot, M. l'évêque et M. l'abbé de Lionne ne soufflèrent pas, mais, à leur visage, on vit assez qu'ils n'approuvaient pas tant de précipitation. M. Constance qui entend le français, et qui m'avait fort bien entendu, remercia fort Son Excellence, et se plaignit amèrement d'avoir trouvé tout le monde contraire, moi entre autres, et le seul M. l'ambassadeur facile. Il lui demanda encore s'il voulait bien laisser ici quelques officiers français. Son Excellence était en humeur de tout accorder et dit toujours oui.

Le lendemain nous allâmes à l'audience. M. l'ambassadeur tint sa parole et dit au roi encore davantage, jusqu'à offrir de parler de cette prétendue ligue au chef de la Compagnie de Hollande à Siam (9). Sa Majesté lui dit que cela serait suspect et paraîtrait affecté. Au sortir de l'audience, je louai extrêmement M. l'ambassadeur sur tout ce qu'il avait dit ; c'était une affaire faite, il n'y avait point de remède, et je ne voulais point me brouiller avec lui ; il commençait déjà à me faire un peu froid. Je raccommodai tout, bien aisément et effaçai l'outrecuidance que j'avais eu la veille.

Le soir, M. Paumard me vint trouver de la part de M. Constance, et me dit qu'il n'aurait jamais cru que je lui eusse été contraire dans la négociation, qu'il n'avais pas tenu à moi que M. l'ambassadeur ne lui refusât tout ce qu'il avait demandé, et qu'après lui avoir promis mon amitié, comme j'avais fait, j'en devais user autrement. Je lui répondis que dès que le service de Dieu et celui du roi m'obligeraient à faire quelque chose, je n'aurais aucun égard aux amitiés particulières ; que si M. l'ambassadeur m'avait cru, il ne se serait pas engagé si légèrement ; et qu'au moins, avant que de la faire, il aurait tâché à faire parler le roi de Siam sur la religion, aurait obtenu par écrit tous ces grands privilèges qu'on lui promettait, et aurait fait un traité avantageux pour la Compagnie de France ; que j'avais cru faire en cela mon devoir, que je le ferais encore en pareille occasion ; mais que cela n'empêcherait pas que je ne lui rendisse service, quand je pourrais ; et qu'au reste il était trop honnête homme pour ne m'en pas estimer davantage. Il dit à M. Paumard que cela était bien, et cependant depuis ce temps-là il n'a plus eu aucune confiance en moi.

Le roi de Siam s'était engagé lui-même, dans une audience, de me charger de présents pour le pape ; il l'en a empêché sous prétexte qu'il n'avait pas d'assez beaux présents, et quand il a rapporté à M. l'ambassadeur les privilèges de la religion et le traité pour la Compagnie, je n'ai point été appelé, et en cela il n'a pas eu grand tort, car assurément je ne les aurais pas laissé passer comme ils sont. Le roi avait tout accordé, et M. Constance a mis à chaque article des conditions qui leur ôtent beaucoup de force. M. l'ambassadeur n'avait qu'à insister et à refuser toutes ces conditions ; jamais M. Constance n'aurait osé renvoyer cela au roi. Mais qu'a fait M. Constance ? Il a toujours remis à donner les papiers par écrit, en disant qu'il les faisait copier, et qu'en s'en allant, il donnerait tout en bonne forme. M. l'ambassadeur l'a cru, et dans l'audience de congé a dit positivement au roi de Siam qu'il était content sur tous les chefs, qu'il le remerciait des grands privilèges qu'il avait accordés à la religion chrétienne, et de tout ce qu'il faisait en faveur de la Compagnie française. Et ce qui est plaisant, il n'avait encore rien par-devers lui, et n'a rien eu par écrit qu'à la rade, prêt à mettre à la voile, dans le temps qu'il n'y avait plus moyen de disputer, et qu'il fallait bien prendre ce qu'on lui voulait donner. Ce n'est pas que je fusse bien d'avis que M. l'ambassadeur fît au roi de Siam tous les petits plaisirs qu'il pouvait, sans engager le roi ; mais je voulais qu'il se fît un peu valoir, et que, si le ministre lui refusait quelque chose, il s'adressât au roi qui lui aurait tout accordé : car il est certain que ce bon roi croit avoir fait tout ce qui est en lui.

Mais peut-être me demandera-t-on pourquoi M. Constance, chrétien et bon chrétien, n'a-t-il pas voulu souffrir qu'on pressât le roi sur la religion ? Aurait-il peur qu'il n'accordât trop ? Peut-être, c'est un ministre étranger, haï de tous les mandarins (10) : si le roi avait changé de religion, et que les peuples l'eussent trouvé mauvais, n'en auraient-ils pas accusé un ministre chrétien ; ne s'en seraient-ils pas pris à lui ; et que sait-on si son zèle va jusqu'au martyre ? D'ailleurs il a peut-être agi suivant ses pensées et a cru qu'il n'était pas encore temps, même pour le bien du christianisme, que le roi se fît chrétien. Quant aux affaires, il est tout naturel qu'un ministre rogne autant qu'il peut les privilèges que son roi accorde à des étrangers ; il se fait valoir par-là, et met son maître en état d'obliger une seconde fois en accordant tout de bon ce qu'il n'avait accordé qu'en paroles.

Voilà à peu près ce qui s'est passé de plus important dans la négociation de Siam ; peut-être qu'il n'était pas impossible d'en tirer plus qu'on n'a fait et jamais conjoncture ne sera plus favorable pour obliger un roi à faire quasi tout ce qu'on eût voulu.

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de Louis XIV

NOTES

1 - Louis Laneau (1637-1696).

2 - François Pallu (1626-1684).

3 - Bénigne Vachet était en effet parti en avance avec le chevalier de Forbin pour annoncer à Ayutthaya l'arrivée de l'ambassade. Voir les Mémoires du chevalier de Forbin.

4 - La tabanque, ou la tabangue était une sorte d'octroi, de poste douanier sur la route d'Ayutthaya.

ImageLa Tabanque.

C'est une grande maison faite de claies de bambous sur le bord de la rivière de Siam, où logeaient les ambassadeurs à la dînée ou à la couchée. 

5 - On sait que l'abbé de Choisy ne devait demeurer au Siam qu'à la condition que Phra Naraï se convertisse à la religion catholique.

6 - Étienne Paumard (1640-1690). Missionnaire et médecin, il bénéficie de la confiance de Phaulkon qu'il a guéri en 1682 d'une grave maladie. Il joue un rôle de médiateur fort important dans les rivalités entre missionnaires et jésuites. 

7 - Trompés. 

8 - Vossa Senhoria : Votre Seigneurie. Vossa Mercê : Votre Grâce. 

9 - À cette époque Johannes Keijts. 

10 - Ces propos de l'abbé de Choisy sont largement plus engagés que ceux qu'il tient dans son Journal, où il n'évoque que la crainte qu'inspire Phaulkon aux mandarins. Ceci nous montre que cette haine, qui balaiera le régime trois ans plus tard, est déjà bien présente en 1685.

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24 janvier 2019