Dame de qualité

Tout le peuple de Saint-Médard
Admire comme une merveille
Ses robes d’or et de brocart,
Ses mouches, ses pendants d’oreille,
Son teint vif et ses yeux brillants
Il aura bientôt des amants.

Il ne saurait rien refuser
Pourvu qu’on l’appelle madame,
Pourvu qu’on daigne l’encenser
Il donnerait jusqu’à son âme,
Il aime à faire des présents :
Il aura bientôt des amants.

Nul doute que cette chanson satirique composée en son honneur n’ait ravi et comblé le bon abbé. C’est en tout cas avec complaisance et humour qu’il la cite dans ses Mémoires de l’Abbé de Choisy habillé en femme.

François Timoléon de Choisy naît à Paris le 16 août 1644. Son père, intendant du Languedoc, ne participe guère à son éducation ; c’est sa mère seule qui en assume la charge et inculque au petit Timoléon, dès son plus jeune âge, d’étranges habitudes vestimentaires. Ces habitudes, l’abbé les gardera. Il n’est véritablement lui-même que vêtu d’une robe, le teint rehaussé d’une mouche de velours noir, et c’est tout simplement, bien avant la psychanalyse freudienne, qu’il explique cette irrésistible inclinaison : C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance, il est impossible de s’en défaire. Ma mère presque en naissant m’a accoutumé aux habillements des femmes ; j’ai continué à m’en servir dans ma jeunesse… Il est évident que cette mère, redoutable courtisane, intrigante et fort introduite auprès du roi, a pesé lourd dans les pratiques sexuelles de son fils trop fragile.

Sans doute, dans ses jeunes années, souffre-t-il de sa différence, essaye-t-il de s’en « guérir ». Il joue, il se ruine au jeu, cherchant dans le lansquenet ou la bassette un dérivatif, un remède qui s’avère pire que le mal : Le jeu, qui m’a toujours persécuté, m’a guéri de ces bagatelles pendant plusieurs années, mais toutes les fois que je me suis ruiné et que j’ai voulu quitter le jeu, je suis retombé dans mes anciennes faiblesses et je suis redevenu femme. C’est également sur ce thème qu’il conclut ses Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme : La rage du jeu m’a possédé et a troublé ma vie. Heureux si j’avais toujours fait la belle, quand même j’eusse été laide ! Le ridicule est préférable à la pauvreté.

Jusqu’à la quarantaine, l’abbé de Choisy nous laisse l’image d’un libertin cultivé et plein d’esprit, d’un travesti mondain qui sous le nom de Madame des Barres ou de Madame de Sancy papillonne d'aventures piquantes en liaisons douteuses et défraye la chronique du faubourg Saint-Marceau, engrossant au passage une jeune comédienne déguisée en garçon ; si on le retrouve à Rome baisant les pieds du pape Innocent XI, il ne délaisse pas pour autant les cercles de jeu d’Italie où il continue de se ruiner.

La vie de l’abbé bascule le 6 août 1683. Alors qu’il demeure place Royale (place des Vosges) à Paris chez son ami Louis de Courcillon, abbé de Dangeau, il tombe subitement terrassé par une fièvre violente, tellement violente que son état est jugé désespéré et qu’il reçoit l’Extrême-Onction le 9 août. Ce jour là, l’abbé de Choisy touche la mort du doigt, et cette rencontre est peut-être pour Timoléon, alors âgé de 39 ans, le commencement de la sagesse.

Si l’abbé de Choisy ne devient pas bigot à la suite de cette expérience, on peut penser que son sentiment religieux s’est considérablement renforcé. Il se retire au séminaire des Missions Étrangères ; c’est là qu’il apprend en 1684 qu’une ambassade doit partir prochainement pour le Siam. L’abbé y voit sans doute un signe du ciel, mais il arrive trop tard, et malgré ses démarches, il n’obtient pas le poste d’ambassadeur qu’il convoitait. C’est le chevalier de Chaumont qui est désigné, et Timoléon n’est que coadjuteur, ambassadeur en second (et à ses frais). Sa mission sera de remplacer éventuellement l’ambassadeur s’il venait à décéder, mais également de demeurer au Siam pour assister et instruire le roi Naraï des mystères de la religion chrétienne, car l’abbé ne doute pas que ce monarque ne se convertisse. Un Roi se faire Chrétien, un million d’âmes suivre son exemple, voilà peut-être ce que nous allons voir ; voilà au moins ce que nous allons tenter. Y eut-il jamais un plus beau dessein ? Et peut-il entrer dans l’esprit de l’homme une idée plus noble, une pensée plus magnifique ? (Journal du 22 avril 1685).

Ce projet échoue, on ne convertit pas si facilement un roi siamois, mais l’abbé reçoit les ordres à Lopburi et les lignes qu’il consacre à cet événement sont fort touchantes : Il y a longtemps que je m’y dispose. Quand on est faible, il ne faut pas s’exposer au danger, et je crois que ces saintes chaînes me fixeront dans le bon chemin. Je n’aurai plus envie d’aller à l’Opéra, et prêtre, j’espère que Dieu me fera la grâce de vivre en prêtre. (Journal du 20 novembre 1685), et plus tard : Me voici donc prêtre. Quel terrible poids je me suis mis sur le dos ! Il faudra le porter, et je crois que Dieu qui connaît ma faiblesse, m’en diminuera la pesanteur et me conduira toujours par ce chemin de roses que j’ai trouvé si heureusement chez vous, au sortir des bras de la mort. (Journal du 10 décembre 1685).

De retour en France, l’abbé est élu à l’Académie Française en 1687, au fauteuil du duc de Saint-Aignan. Il se consacre désormais à l’écriture, accumulant les ouvrages édifiants, de la Vie de saint Louis à une monumentale Histoire de l’Eglise, en passant par les Histoires de Piété et de Morale. On dit toutefois que ses vieilles habitudes ne l’ont pas tout à fait quitté, et que, les cheveux blanchissants, dans le secret de son bureau, il se déguise parfois encore en femme pour rédiger quelques pages. Il meurt le 2 octobre 1724 à Paris.

Il rassemble dans sa maison
Et le berger, et la bergère,
On y trouve tout à foison,
La musique et la bonne chère,
Des tabatières et des gants :
Il aura bientôt des amants.

S’il est faible sur sa beauté,
S’il se croit être l’amour même,
Il faut dire la vérité,
Il mérite d’ailleurs qu’on l’aime ;
Il a des vertus, des talents :
Il aura bientôt des amants.

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Page mise à jour le
30 novembre 2022