Il est assez maigre ; a de grands yeux noirs, vifs, pleins d’esprit. Il parle vite, et bredouille ; a une physionomie d’un bon homme. Il ne sera point damné, il connaît à demi la vérité : Dieu lui donnera la force de la suivre. (Journal de Choisy, 19 novembre 1685).
Successeur de son père Prasat Thong (ปราสาททอง), Somdet Phra Naraï Maha Racha (สมเด็จพระนารายณ์มหาราช - 1632-1688) est le 27ème roi d’Ayuttahia à accéder au trône en 1656, non sans avoir fait exécuter au préalable son frère aîné Chaofa Chaï (เจ้าฟ้าไชย) et évincé son oncle Si Suthmmaratcha (ศรีสุธรรมราชา), dans la grande et sanglante tradition des successions siamoises. Ce « bon roi » au caractère aimable qui fait tant d’impression sur l’abbé de Choisy est, dès la mort de sa mère quelques mois après sa naissance, confié à la nourrice Bua « Dusit » (บัวดุสิต) qui l’élève avec ses deux enfants : Lek (เหล็ก), qui deviendra le Phra Khlang (พระกลาง) (sorte de premier ministre que les Français appelaient barcalon) Kosathibodi (โกษาธิบดี), et Pan (ปาน), qui deviendra Kosapan (โกษาปาน), futur ambassadeur de Siam en France. Parmi les autres frères de lait de Phra Naraï, il convient de signaler Phetracha (เพทราชา), le général des éléphants, qui lui succèdera en 1688.
Naraï est un homme cultivé, grand lecteur, protecteur des arts et qui ne dédaigne pas, entre deux chasses à l’éléphant, sa passion, de taquiner la muse avec quelque talent. C’est sous son règne que se développe la ville de Lopburi (ลพบุรี), dont il fait une de ses résidences secondaires. Entre 1656 et 1666, Naraï mène de nombreuses conquêtes militaires qui le rendent maître de Chiang Maï, Martaban, Pégou et Rangoon. Toutefois, en bon siamois, et soucieux de renflouer les caisses de l’État, il ne néglige pas le commerce. On a parfois évoqué son appât du gain. Après s’être tourné vers les « Mahométans » et particulièrement vers un persan nommé Aqa Mahummad Astarbadi, c’est vers la France qu’il regarde sur les conseils de Phaulkon (les missionnaires français sont déjà présents au Siam depuis 1662) plutôt que vers les Hollandais dont il cherche à contrebalancer la puissance, et les Anglais, avec lesquels les relations ne sont pas des meilleures.
Naraï épouse une de ses sœurs qui ne lui donne pas de fils. Sa fille unique Yothathep (โยธาเทพ), princesse mystérieuse que personne n'a jamais vue et dont l’abbé de Choisy évoque la justice aussi expéditive que cruelle n’approuve nullement la politique francophile de son père et déteste cordialement M. Constance. Quant à ses deux demi-frères, Chao Fa Aphaï Tot (เจ้าฟ้าอภัยทศ) et Chao Fa Noï (เจ้าฟ้าน้อย), peu gâtés par la nature, – l’un qui a trente-sept ans, et est impotent, fier, et capable de remuer, si son corps lui permettait d’agir ; l’autre qui n’a que vingt-sept ans, est bien fait, et muet. Il est vrai que l’on dit qu’il fait le muet par politique. (Choisy, 12 novembre 1685) – ils sont rapidement tenus en disgrâce. Est-ce cette raison qui incite Phra Naraï a choisir un favori qu’il choie comme son propre fils et qu’il semble même destiner à lui succéder ? Quoi qu’il en soit, le jeune Phra Pi (พระปีย์), ou Mom Pi (หม่อมปีย์) est dispensé des marques de respects dues au monarque : Après le roi marchait l’éléphant de parade, qui portait une chaise d’or massif ; et puis venait le jeune mandarin, que le roi traite comme s’il était son fils : il avait seul la tête haute ; tout le reste avait la tête baissée sur le cou de son éléphant. (Choisy, 23 novembre 1685).
Il est peu vraisemblable que le roi Naraï ait voulu délibérément entretenir les Français dans le doute quant à sa possible conversion au catholicisme, mais son attitude de tolérance et son écoute bienveillante ont certainement bercé d’illusions le père Tachard. L’abbé de Lionne savait pour sa part à quoi s’en tenir, et le chevalier de Forbin déclarait catégoriquement à Louis XIV lorsque celui l’interrogeait sur les intentions de conversion du roi Naraï : Sire, ce prince n’y a jamais pensé, et nul mortel ne serait assez hardi pour lui en faire la proposition. Il est vrai que dans la harangue que M. de Chaumont lui fit le jour de sa première audience, il fit mention de religion ; mais M. Constance, qui faisait office d’interprète, omit habilement cet article ; le vicaire apostolique qui était présent, et qui entend parfaitement le siamois, [Louis Laneau] le remarqua fort bien ; mais il n’osa rien dire, crainte de s’attirer sur les bras M. Constance, qui ne lui aurait pas pardonné s’il avait ouvert la bouche. (Forbin, 1730, I, pp. 245-246).
Naraï est sans doute un roi respecté de ses sujets, (il a d’ailleurs les moyens de se faire respecter), il ne semble pas qu’il soit un roi aimé. Sa politique pro-européenne surprend d’abord, puis irrite et devient insupportable aux mandarins, au clergé et au peuple tout entier. Voit-il le mécontentement qui monte autour de lui ? Lorsqu’il tombe gravement malade en février 1688, sa fin proche hâte les évènements. Okphra Phetracha, son frère de lait et son général des éléphants, fait exécuter Phra Pi, Phaulkon, puis ses deux demi-frères Chaofa Aphaïtot et Chaofa Noï. Il est vraisemblable que cette accumulation de meurtres contribue largement à accélérer la fin du monarque qui s’éteint le 10 ou le 11 juillet 1688, peut-être empoisonné, comme la rumeur en a couru.
30 novembre 2022