Chapitre XI - Des fruits du royaume de Siam.

Page de la relation de Jacques de Bourges

Rien ne fait tant connaître la bonté d'un pays que la variété, la délicatesse et l'abondance des fruits qui y croissent : je ferai donc le dénombrement des principaux de ceux que j'ai vus et goûtés au royaume de Siam.

Je commencerai par le plus estimé, qui est le durion (1), ce fruit est de la grosseur et de la figure d'un melon ordinaire. L'écorce en est dure et raboteuse, il croît au haut du tronc de l'arbre, au-dessous des branches, et parce qu'il serait difficile de l'ouvrir à cause de la dureté de son écorce, lorsqu'il est mûr, la nature a voulu qu'il s'ouvrît de lui-même par le bas en trois ou quatre endroits, on achève de le rompre avec force. On trouve dans ce fruit des morceaux d'une certaine chair tendre et délicate, enfermée en de petites cellules, cette chair égale la neige en blancheur et surpasse en la délicatesse de son goût tout ce que nous avons de meilleur en Europe, et aucun de nos fruits n'en approche. Chaque durion porte cinq, six, sept et huit de ces morceaux de chair blanche, la figure est comme celle d'une amande verte, mais quatre ou cinq fois plus grosse. Ce qui est de singulier en ce fruit merveilleux est que son odeur est fort désagréable et même insupportable d'abord qu'on la sent, ressemblant à celle d'une pomme pourrie. Ce fruit est extrêmement chaud, les Européens qui en mangent avec excès sont contraints, pour modérer l'ardeur qu'il cause, d'aller incontinent se baigner.

Un autre fruit non moins estimé sont les jacques (2), sa grosseur est comme celle d'une citrouille, c'est pourquoi il ne croît qu'au tronc de l'arbre. Il renferme en son écorce une chair jaunâtre et ferme et d'un goût aigre-doux fort agréable : cette chair tient à un noyau gros comme le pouce ; quand on entrouvre ce fruit avec un couteau, il en sort un lait si gluant qu'on n'en peut nettoyer le couteau qu'avec de l'huile et la pierre ; on ne mange pas ce fruit s'il n'est préparé, quand on en mange trop il cause un flux purgatif qui pourrait nuire à la santé si on ne l'arrêtait en diligence, à quoi la nature toujours sage a pourvu, mettant le remède à cette mauvaise qualité dans le fruit même qui la cause. Ce sont ces noyaux où est attachée la chair, on les prend rôtis, et ils sont souverains pour cet effet ; une jacque a quelquefois jusqu'à cent de ces petits noyaux.

Les mangoustans (3) sont de la grosseur d'une petite orange commune, l'écorce est d'un rouge enfoncé par le dehors, mais plus clair par le dedans, tout unie, tendre, et qui contient une chair semblable à celle de l'orange, mais beaucoup plus agréable. Les oranges de Siam surpassent en bonté celles que nous avons en Europe, même les oranges que nous nommons du Portugal n'en approchent pas. On les mange comme on fait les pommes, mais avec moins de crainte que la trop grande quantité ne nuise ; elles durent six mois l'année.

Il y a aussi des figues, mais de différente espèce de celles d'Europe, ce fruit serait plus estimé s'il n'était très commun dans tout le pays de Siam, où il s'en voit de tant de sortes et en telle abondance qu'elles se donnent presque pour rien. Elles sont de différentes grandeurs, les unes sont longues comme la moitié de la main, les autres comme la main entière, elles ont trois pouces en rondeur, leur diversité en goût n'est pas moindre, et leur odeur est fort agréable, il y a néanmoins de ces figues qui n'ont aucune odeur.

L'arbre qui porte ce fruit a cela de particulier qu'il n'a point d'autres branches que de grandes feuilles à l'extrémité du tronc, qui ont souvent une aune et demie de longueur ; cette feuille sort du tronc et y est attachée par un tendron qui est fort, elle est verte et épaisse, c'est pourquoi elle sert à bien des usages, comme à envelopper tout ce qui se porte au marché, et souvent de nappes et de serviettes pour la table ; chaque feuille sortant de cet arbre fait comme une branche, quelques-uns uns ont cru que c'était de ces feuilles dont se couvrit Adam. Cet arbre a encore cette propriété bien remarquable qu'il ne produit qu'une fois du fruit, c'est pourquoi il pousse tous les ans un rejeton de son pied qui lui succède et qui croît si promptement qu'en moins d'un an il devient un arbre parfait, qui produit son fruit en la quantité et dans la perfection qui lui est convenable ; ainsi cet arbre se renouvelle tous les ans, et comme il meurt bientôt, la nature a pourvu que celui qui succède croisse en fort peu de temps (4).

Je m'étendrais à décrire les merveilles du coco, si je ne savais que les auteurs qui parlent des Indes se sont appliqués à en représenter avec soin toutes les propriétés. Il n'y a point d'arbre en toute la nature qui soit utile à tant de choses, et qui fournisse à plus d'usages. Son tronc sert à bâtir les maisons, son feuillage à les couvrir, on fait des cordages de son écorce, des vaisseaux à boire et à contenir des liqueurs de la coque qui enferme son fruit, qui fournit pour boisson une liqueur blanche qui est agréable, et pour manger une chair ferme et savoureuse qui ressemble aux noisettes, dont on exprime une huile fort bonne ; enfin sa feuille étant tissée fait des paniers assez forts et commodes même pour contenir de l'eau, et cet arbre seul est un abrégé de merveilles et de commodités pour la vie des hommes (5).

L'arèque est un fruit de la grandeur et figure d'une grosse prune, son écorce renferme plusieurs filets où se trouve une noix assez dure qui ressemble à celle de la muscade, son goût est fort âcre, mais elle fortifie l'estomac. De ce fruit joint à la feuille de bétel (6) on fait une composition avec de la chaux d'écailles d'huîtres brûlées ; aussitôt qu'on en a un peu mâché, les lèvres paraissent teintes d'une couleur vermeille ; les Siamois et les autres peuples de ces régions usent presque à toute heure de cet arèque, qu'ils estiment souverain pour la santé à cause qu'il aide la digestion, fortifie la chaleur naturelle et corrige l'humidité des aliments qui leur sont ordinaires, qui sont le riz qui est froid et humide, le poisson, les fruits et l'eau pure qui leur sert de boisson : on voit les riches comme les pauvres depuis le matin jusqu'au soir occupés à mâcher ce fruit et quand ils se saluent, le premier acte de civilité est de se présenter l'un à l'autre arèque et de le mâcher aussitôt.

La mangue est un des meilleurs fruits pour le goût qui soit dans Siam, il est de la grosseur d'une poire de bon-chrétien, sa couleur par le dehors est jaune, et rouge par le dedans ; nous n'avons point de fruits qui lui ressemblent (7) : je ne parle point de l'ananas qui est fort commun en ces quartiers, tous ces fruits sont tous fort chauds à l'estomac, qui a besoin d'être fortifié en ces contrées plus qu'aux régions froides, c'est pourquoi la nature les a pourvus de cette grande diversité de fruits qui excellent en cette vertu de le fortifier.

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NOTES

1 - Le durian - Littré indique aussi Dourion ou Dourian - (Thurian : ทุเรียน) est le fruit du Durio zibetinus, arbre tropical de la famille des bombacées. Très apprécié en Asie, son odeur pestilentielle rebute souvent les narines occidentales.

ImageDurian (ou dourian).

2 - Le jacque, ou plutôt jaque, est le fruit du jaquier, genre de plante de la famille des urticées artocarpées. Les deux espèces artocarpus et integrifolia sont connues sous le nom d'arbre à pain. Le fruit du jaquier n'a pas de noyaux ; on le mange cuit et la chair en est d'un goût comparé à celui de la pomme de terre ou de la châtaigne, dont elle a la consistance. Littré. En Thaïlande, le jaque se dit khanun (ขนุน).

ImageJaquier.

3 - Le mangoustan, ou mangostan (mangkhut : มังคุด), est un fruit de la grosseur d'une petite orange qui renferme une pulpe blanche, molle, fondante, d'une saveur sucrée légèrement acidulée, avec le parfum de la framboise.

ImageMangoustans.
ImageMangoustan et durian.

Cette illustration est extraite du Journal de voyage de Georg Franz Müller, un voyageur alsacien (1646-1723). Müller séjourna au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales entre 1669 et 1682 comme soldat dans l’archipel indonésien et dessina dans son journal de voyage des hommes, des animaux et des plantes qu’il avait rencontrés durant son voyage en Indonésie, via l’Afrique du Sud. Pour tous ces hommes, ces animaux et ces plantes, il composa aussi des poèmes simples et de temps à autre hésitants qu’il écrivit, selon sa volonté, dans une écriture difficile à déchiffrer. Ce manuscrit touchant de naïveté et de fraîcheur peut être consulté sur le site de e-codices : Bibliothèque virtuelle des manuscrits en Suisse.

4 - Il existe une forte tradition des figuiers à tous les niveaux de la société thaïlandaise. 17 espèces comestibles ont été recensées et de nombreuses espèces sont utilisées pour leurs vertus thérapeutiques ou sont liées à la religion. Le Ficus racemosa [Ma dua chumphon : มะเดื่อชุมพรม] est l'une des espèces célèbres cultivées en Thaïlande : c'est l'arbre symbolique de la province de Chumphon et son bois est très important dans les rituels royaux parce que c'est avec lui qu'a été confectionné le trône utilisé lors des couronnements. (extrait d'un article de Bhanumas Chantarasuwan et P.C. Van Welzen paru dans le Thailand Natural History Museum Journal 6(2): 145-151, Décembre 2012).

ImageFigues du Ficus racemosa (Ma dua chumpon : มะเดื่อชุมพรม).
ImageFigues du Ficus hispida (Ma dua plong : มะเดื่อปล้อง).

Parmi les espèces non comestibles, il faut citer le figuier des pagodes, ou pipal avec ses feuilles en forme de cœur - Ficus religiosa (Phra Sri Maha Pho : ต้นพระศรีมหาโพธิ์), sous lequel Bouddha a atteint la connaissance suprême, et le figuier des banians - Ficus benghalensis (Krai : ไกร) .

ImageFeuille de figuier des pagodes.

5 - Symbole de la prodigalité de la nature sous les tropiques, le cocotier (maphrao : มะพร้าว) et la noix de coco (lukmaphrao : ลูกมะพร้าว) avaient été décrits dès Magellan. Dans le Premier voyage autour du monde sur l'escadre de Magellan pendant les années 1519, 20, 21 et 22, le chevalier de Pigafetta note ainsi les ressources que les habitants de l'île de Guahan tirent des noix de cocos (1800, pp. 65-66) : Les noix de cocos sont les fruits d'une espèce de palmier, dont ils tirent leur pain, leur vin, leur huile et leur vinaigre. Pour avoir le vin, il font à la cime du palmier une incision qui pénètre jusqu'à la moelle et d'où sort goutte à goutte une liqueur qui ressemble au moût blanc, mais qui est un peu aigrelet. On reçoit cette liqueur dans les tuyaux d'un roseau de la grosseur de la jambe, qu'on attache à l'arbre, et qu'on a soin de vider deux fois par jour, le matin et le soir. Le fruit de ce palmier est de la grosseur de la tête d'un homme, quelquefois même il est plus gros. Sa première écorce, qui est verte, a deux doigts d'épaisseur : elle est composée de filaments dont ils se servent pour faire des cordes pour amarrer leurs barques. Ensuite on trouve une seconde écorce plus dure et plus épaisse que celle de la noix. Ils brûlent cette écorce, et en tirent une poudre pour leur usage. Il y a dans l'intérieur une moelle blanche de l'épaisseur d'un doigt qu'on mange en guise de pain avec la viande et le poisson. Dans le centre de la noix et au milieu de cette moelle on trouve une liqueur limpide, douce et corroborative. Si, après avoir versé cette liqueur dans un vase, on la laisse reposer, elle prend la consistance d'une pomme. Pour avoir de l'huile on prend la noix dont on laisse putréfier la moelle avec la liqueur ; ensuite on la fait bouillir et il en résulte une huile épaisse comme du beurre. Pour obtenir du vinaigre, on laisse reposer la liqueur seule, laquelle étant exposée au soleil devient acide, et semblable au vinaigre qu'on fait avec du vin blanc. Nous en faisions aussi une liqueur qui ressemblait au lait de chèvre en grattant la moelle, la détrempant dans sa liqueur même et la passant ensuite par un linge. Les cocotiers ressemblent aux palmiers qui portent les dattes, mais leurs troncs n'ont pas un si grand nombre de noeuds, sans être cependant bien lisses. Une famille de dix personnes peut subsister avec deux cocotiers en faisant alternativement chaque semaine des trous à l'un et laissant reposer l'autre, afin qu'un écoulement continuel de la liqueur ne le fasse pas périr. On nous a dit qu'un cocotier vit un siècle entier.

ImageCocotier.

6 - Jacques de Bourges orthographie areca et betlé. L'aréquier, dit aussi palmier à bétel (maksong : หมากสง), donne la noix d'arec, un fruit rouge orangé non comestible, mais utilisé avec la feuille de bétel (phlu : พลู) pour confectionner des chiques aux propriétés psychostimulantes et tonifiantes. La coutume de mâcher le bétel – qui comporte des risques cancérigènes – n'est plus guère pratiquée en Thaïlande que par les personnes âgées, et elle va probablement complètement disparaître d'ici deux ou trois générations.

ImageAréquier. Illustration extraite de la Relation du père Tachard.
ImageNoix de bétel et feuilles sur un marché thaï.

7 - Le manguier (mamuang : มะม่วง) est un grand arbre à cime étalée, que l'on cultive aux Indes, au Brésil et à la Guyane. (Mangifera indica) famille des térébinthacés anacardiées. Son fruit, la mangue, est savoureux et d'une odeur agréable. Quelques-uns le comparent à la pêche. (Littré). À noter que les Thaïs mangent souvent la mangue très verte et très acide.

ImageMangues.

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Page mise à jour le
3 mars 2019