Relation historique de la maladie et de la mort de Pra-Inter-Va-Tsia-Thiant-Siang Pheeugk, ou du grand et juste roi de l'éléphant blanc, et des révolutions arrivées au royaume de Siam jusqu'à l'avènement à la Couronne de Pra Ongly, qui y règne aujourd'hui, et qui prend la qualité de Pra Tiauw, Prasat Hough, Pra Tiauw Tsangh, Pra Tiavw Isiangh Ihon Dengh – Pra Thiangh Choboa, c'est-à-dire Roi du trône d'or, comme aussi du rouge et blanc éléphant à la queue entortillée (1).
Écrit en l'an 1647 (2) par Jérémie van Vliet et dédié à Antoine van Diemen, Gouverneur général de l'État des Provinces Unies des Pays-Bas dans les Indes orientales (3).
Pour l'éclaircissement de ce que j'ai à dire au sujet des révolutions arrivées depuis quelque temps au royaume de Siam, il serait à propos, avant que de commencer cette relation, de faire une description exacte de la situation de ce royaume, du naturel de cette nation, de sa religion et de l'état de son gouvernement politique : mais d'autant que cela a été fait par plusieurs personnes de mérite, et que moi-même étant à Batavia en l'an 1638, en fis un traité entier par l'ordre de feu M. le directeur Philippe Lucas (4), je me contenterai de dire qu'il y a une loi fondamentale au royaume de Siam, qui appelle le frère du roi défunt à la Couronne et en exclut le fils. C'est au préjudice de cette loi que le dernier grand et juste roi de l'éléphant blanc et du royaume de Siam, déférant plus à l'amitié particulière qu'à ce qu'il devait à l'État, a nommé à la succession du royaume son fils au lieu de son frère à qui la Couronne était due.
L'on commença à remarquer quelque altération en la santé du roi par le changement que l'on vit en son humeur. Car au lieu qu'il était auparavant de bonne humeur et agréable en compagnie, et fort bon à ses sujets et à ses domestiques, il devint vers la fin de l'année des lapins, au déclin de la onzième lune (5), d'une humeur fâcheuse et insupportable, en sorte que les mandarins (6) et les autres grands de la cour ne l'osaient plus approcher pour lui parler des affaires importantes et nécessaires de son royaume. Au commencement de la douzième et dernière lune de l'année, le roi tomba tout à coup dans une défaillance qui fit bientôt connaître, par la suite de sa maladie, qu'il n'y avait point de reconvalescence à espérer pour lui. C'est pourquoi il donna ses dernières pensées à la conservation de la Couronne en sa maison, et à faire succéder son fils à l'exclusion de son frère, héritier légitime du royaume (7). Il se servit en cela du conseil d'Oya Siworrawongh (8), qui n'avait point d'autre dessein que d'usurper lui-même la Couronne sur ce jeune prince qui n'avait que quinze ans, et de si mauvaises qualités qu'il ne doutait point qu'il ne devînt l'aversion de tous ses sujets. Néanmoins, pour donner quelque apparence de justice à cette nouvelle succession, contre les lois fondamentales de l'État, le roi et son ministre Oya Siworrawongh voulurent savoir le sentiment des mandarins, qu'il fit assembler expressément pour cela. Il n'y en eut point qui l'osât dire librement. Les uns ne s'expliquaient point, et les autres ne disaient mot, jusqu'à ce que se voyant pressés par le ministre, il y en eut qui dirent qu'ils croyaient que le prince était assez âgé pour pouvoir régner et pour succéder, et que le prince, frère du roi, ayant déjà des enfants, il pourrait faire en sa Maison ce que le roi avait occasion de faire maintenant en la sienne ; mais les autres, et principalement Oya Calahom, Oya Kheeu (9), Opera Taynam, Opera Sirsy Anerat, Opera Tiula et Oloangh Than Aray-lacq, soutinrent que la succession était due au frère du roi et eurent le courage de dire que les anciennes lois du royaume ne pouvaient pas être violées de la sorte. Les autres s'en rapportèrent au roi et dirent que les deux princes avaient toutes les qualités nécessaires pour bien régner, et qu'ils reconnaîtraient pour roi celui que Sa Majesté appellerait à la succession.
Le roi, suivant le conseil d'Oya Siworrawongh, nomma par son testament son fils aîné héritier du royaume, sans avoir égard aux lois du royaume, et à l'heure de sa mort, il commanda à Siworrawongh de faire savoir sa dernière volonté aux mandarins, incontinent après son décès, lui recommandant d'assister le prince à son avènement à la Couronne, de prendre garde à ses actions et d'avoir soin du bien du royaume. Oya Siworrawongh faisait si bien garder toutes les avenues du palais pendant la maladie du roi que personne n'en pouvait approcher sans sa permission, et il n'y eut pas un mandarin qui, pendant ce temps-là, pût voir Sa Majesté. Mais tous les ordres et les commandements étaient portés au Conseil et à l'Assemblée des mandarins par la bouche de ce ministre. Et afin d'embarrasser le prince, frère du roi, et les mandarins qui voulaient que les lois du royaume fussent exécutées, il faisait courir le bruit que le roi se portait mieux et qu'il y avait plus à espérer qu'à craindre en sa maladie.
Cette opposition de quelques-uns des mandarins à la volonté expresse du roi, donnait de l'ombrage à sa Majesté, et d'autant plus qu'on l'avait averti qu'Oya Calahom, général des éléphants et de l'infanterie du royaume, avait pris parti avec le prince son frère ; si bien que pour ôter tous les obstacles qui pouvaient empêcher son fils de succéder, il se voulut assurer par le moyen d'Oya Siworrawongh, d'Oya Senaphimocq, général des Japonais, qui sont entretenus par le roi de Siam au nombre d'environ six cents, comme il fit (10). Senaphimocq promettant à l'autre et jurant solennellement qu'il lui aiderait à mettre le fils du roi sur le trône, et afin de donner des preuves de son affection, il logea secrètement un bon nombre de ses Japonais dans le palais et aux environs. De l'autre côté, Oya Calahom, appréhendant bien plus la convalescence que la mort du roi, à cause de la haute déclaration qu'il avait faite contre la succession de ses fils, tâchait de gagner Oya Senaphimocq et ses compagnons, afin d'avancer le frère à la royauté par leur moyen. Mais ce Japonais, instruit par Oya Siworrawongh, eut l'adresse de l'entretenir de paroles qui ne lui promettaient rien en effet, et qui néanmoins ne lui ôtaient pas toute l'espérance qui l'avait obligé de venir en conférence avec lui. Cependant Oya Siworrawongh, non content de s'être fortifié de ces Japonais et des gardes ordinaires, fit encore entrer secrètement dans le palais quatre mille hommes, faisant tenir dix mille autres soldats prêts dans le voisinage de la ville, et faisant courir le bruit que le roi s'en voulait servir en un voyage qu'il avait dessein de faire dès qu'il serait parfaitement guéri, afin d'amuser les autres.
Oya Siworrawongh eut le loisir de faire tous ces préparatifs et de prendre ses sûretés avant que le roi mourut le 22ème jour de la première lune de la grande année des serpents (11), au grand regret à ses sujets qui avaient joui d'une longue paix et d'un profond repos sous son règne. Il n'avait lors de son décès que trente-huit ans, de sorte qu'il mourut en la fleur de son âge, après avoir régné environ neuf ans, presque toujours en paix. Il avait eu de plusieurs femmes neuf fils et huit filles, qui étaient la plupart en fort bas âge lors du décès du père. Pour lui il était bon, libéral, aimant l'étude, point du tout guerrier, mais dévot en sa religion, étant presque continuellement occupé à redresser le culte de leurs Dieux, aussi bien que leur discipline ecclésiastique et les lois du royaume. Il donnait beaucoup aux gens d'Église et aux pauvres, il bâtissait et réparait les églises, les pyramides, les palais, et les autres ornements de la ville, et plus qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait fait. Il était bien aise de savoir que ses mandarins étaient riches et de les voir splendidement vêtus, bien suivis et magnifiquement logés. Il faisait bâtir plusieurs maisons pour ses facteurs, de sa seule libéralité. Il aimait la justice, les bons justiciers et les gens de bien, et avait tant de soin de ses sujets, et même des étrangers qui se trouvaient en son royaume, qu'il avait acquis la réputation de saint, et tant de respect auprès de ses voisins que ses ennemis ne l'osaient attaquer ; de sorte qu'il ne se faut pas étonner si on lui a donné les qualités de grand et de juste.
Dès que le roi fut décédé, Oya Siworrawongh fit venir tous les mandarins au palais. Ils croyaient que ce fut de l'ordre du roi ; c'est pourquoi tous étant comparus, sans qu'il y en manquât un seul, Siworrawongh leur dit que le roi venait de mourir depuis une heure, quoique plusieurs crussent qu'il y avait longtemps qu'il était décédé, mais que l'on avait caché sa mort, et que Sa Majesté, avant que de mourir, avait déclaré que son intention était que son fils aîné succédât à la Couronne et fût héritier du royaume, et qu'il avait voulu que lui, Siworrawongh, l'assistât et lui servît de conseil en la conduite des affaires. Sur cela, le prince se fit voir aux mandarins dans le trône royal, comme roi et héritier légitime de la Couronne. Ce que Siworrawongh confirma par le testament du père, obligeant par là les mandarins à le reconnaître pour roi, les uns par inclination et les autres par crainte de leurs ennemis et des gens de guerre que le ministre avait fait loger dans le palais.
L'on se saisit aussitôt de ceux que l'on savait affectionnés au prince, frère du roi défunt, ou qui ne s'étaient pas bien déclarés lorsque le feu roi voulut savoir leurs sentiments. On les mit en des prisons fort étroites et l'on exposa leurs maisons et leurs biens au pillage. On leur ôta leurs esclaves, et le roi faisant en même temps tirer trois des principaux prisonniers de la prison, les fit tailler en pièces à Thacham (12), qui est une des portes du palais, comme perturbateurs du repos public et comme ayant conspiré contre le véritable et légitime héritier de la Couronne. Leurs restes et leurs autres membres furent mis en plusieurs endroits éminents de la ville, pour servir d'exemple à ceux qui voudraient s'opposer à cette succession illégitime. L'on confisqua aussi tous leurs biens, que le roi fit distribuer à ses favoris.
Ces trois seigneurs que l'on avait ainsi exécutés étaient des plus puissants, des plus riches et des plus autorisés du royaume, et qui sous le dernier règne avaient été fort considérés par le peuple et fort aimés du roi. L'un était Oya Calahom (13), général des éléphants, qui était un des six premiers mandarins, et des plus riches du royaume, possédant plus de deux mille esclaves, deux cents éléphants et quantité de fort beaux chevaux. Le deuxième était Opera Taynam (14), général de la cavalerie, qui avait été ci-devant cinq ans et deux mois de suite Oya Bergkelang (15), et en cet emploi il avait amassé de grandes richesses. Le feu roi l'avait honoré de sa faveur particulière, à cause de ses vertus et de son éloquence. Le troisième était Oloangh Thamtraylock, qui avait été gouverneur de Tanassary (16) et était un seigneur fort âgé et de grande considération parmi eux. Ce ne fut que la seule haine de Oya Siworrawongh qui fit mourir ces seigneurs, qui souffrirent la mort avec d'autant plus de patience qu'ils savaient qu'ils ne l'avaient point méritée.
L'on avait encore tiré de la prison, et mené à la porte du palais, deux autres seigneurs, savoir Opera Sersy Amerat (17), et Opera Tjula (18), liés et garrottés, à dessein de les faire mourir, mais Oya Senaphimocq, général des Japonais, leur sauva la vie en les embrassant et les couvrant de son corps ; en sorte que les coups des bourreaux n'eussent pu porter sur eux sans le tuer, et en envoyant en même temps à Oya Siworrawongh demander leur grâce. Cette puissante intercession jointe à celle des ecclésiastiques du pays leur sauva la vie ; mais on leur ôta leurs offices, leurs biens et leurs qualités, et même leur liberté, puisqu'on les confina dans une étroite et perpétuelle prison jusqu'à ce qu'après la révolution des affaires, quelques-uns furent exécutés, d'autres exilés, et d'autres remis en liberté. Ceux qui ne s'étaient pas bien expliqués sur le fait de la succession, qui en avaient parlé ambigument et qui s'en étaient rapportés au roi pour appeler à la couronne celui qu'il lui plairait, furent mis en prison et leurs bien confisqués jusqu'à ce que le roi en eût pitié et les fît relâcher.
Le lendemain du décès du roi, le fils, son successeur, fit venir au palais tous les mandarins, vassaux et esclaves du roi et les obligea à lui faire hommage et prêter le serment de fidélité, en leur faisant boire l'eau de serment (19) que leurs bramines, ou prêtres avaient expressément consacrée pour cela. Et alors il prit le nom et la qualité de Pra Ongh Thit Terrastia (20). Tellement que l'on pouvait dire que ce fut avec une effusion de peu de sang et sans aucune opposition manifeste, qu'il succéda à la couronne, contre l'ordre et contre les lois du royaume. Le même jour de son avènement à la couronne, il fit remettre en liberté et rappeler auprès de lui quelques seigneurs qui avaient été mis en prison ou exilés par le roi son père, comme aussi plusieurs criminels qui y étaient aux fers : ce qui lui acquit quelque réputation en ce premier commencement de règne.
Le jeune roi ayant ainsi été couronné et confirmé dans le trône, Oya Siworrawongh lui conseille de disposer des offices vacants des seigneurs exécutés en faveur de personnes dont le mérite était connu et qui étaient dans l'approbation du peuple. Il voulait aussi que le roi fît des libéralités à ceux d'entre les mandarins qui avaient quelque mérite extraordinaire, ou qui avaient témoigné de l'affection pour ses intérêts, afin de leur donner de quoi pouvoir paraître selon leur qualité, mais il voulait principalement que le roi examinât bien l'humeur, les inclinations, les qualités, la vie et les actions passées de celui qu'il honorait de la charge d'Oya Calahom, à cause de son importance et de la puissance que l'on donne à celui qui l'exerce ; parce que l'infidélité des ministres, qui est à craindre en toutes les charges, était extrêmement dangereuse en celle-ci, de laquelle toute la milice dépend entièrement, faisant assez connaître qu'encore que l'emploi qu'il avait présentement lui fût beaucoup plus avantageux en toutes les façons, il ne laisserait pas de se résoudre à accepter cette moindre qualité pour la plus grande sûreté de la personne du roi et pour la conservation du royaume. Le roi approuva ce conseil, et donna aussitôt les biens confisqués des exécutés, bannis et disgraciés à des seigneurs que Siworrawongh lui nommait et qui avaient plus de dépendance de lui que de Sa Majesté, laquelle donna la plupart des biens, la qualité et la charge de Calahom à ce ministre, et celle d'Ora Siworrawongh au frère de ce nouveau Calahom, lequel étant par ce moyen devenu chef de la milice, comme son frère intendant de la maison du roi, et chef du Conseil, ils persuadèrent aisément au roi qu'il n'avait plus rien à craindre après avoir mis ces deux importantes charges entre les mains de ces deux frères.
Il semblait qu'il ne manquât aux uns et aux autres que le repos d'esprit qu'ils ne pouvaient trouver qu'en la mort du prince, oncle du roi, qui leur donnait de l'ombrage par le refus qu'il faisait de venir à la cour, quoiqu'il y eût été mandé plusieurs fois. Cela donnait de l'inquiétude à Oya Calahom qui, par des offres et par des présents, obligea Oya Senaphimocq à lui promettre et jurer qu'il amènerait le prince à la cour en habit séculier, parce qu'en celui d'ecclésiastique l'on n'eût osé l'offenser. Oya Senaphimocq, pour exécuter ce qu'il avait promis, fut trouver le prince, et faisant semblant de prendre part à son affliction de le voir ainsi reculé de la couronne après la mort du roi son frère, déclama fort contre l'exécution, le bannissement et l'emprisonnement de tant de personnes de qualité et mandarins, et s'étendant fort sur la sévérité, mauvaise conduite et cruel gouvernement du roi, et sur la trop grande autorité et puissance d'Oya Calahom, il lui protesta que lui et plusieurs autres mandarins en étaient tellement ennuyés qu'ils avaient souvent délibéré entre eux des moyens dont ils se pourraient servir pour tuer le roi aussi bien que son Oya Calahom, et pour élever Son Altesse au trône. Il y ajouta que si le prince se pouvait résoudre à aller avec lui à la cour, il se servirait de ses soldats japonais et de ses amis pour ôter la couronne au roi, pour le chasser avec son favori et pour ouvrir à Son Altesse le chemin de la succession de la royauté. Le prince, quoique assez avisé d'ailleurs, ajouta trop légèrement foi aux paroles d'Oya Senaphimocq, partit et alla avec ce traître droit au palais royal, et voyant à la porte ces gardes japonais, il s'assura davantage de l'affection de Senaphimocq. Mais ce déloyal, commençant à mettre en effet ce qu'il avait promis à Oya Calahom, dit au prince que ces amis qu'il trouverait dans le palais, étant armés et ne faisant qu'attendre l'arrivée du prince pour commencer à agir, il était nécessaire que Son Altesse se mît au même état qu'eux et qu'il quittât son habit ecclésiastique, qui lui serait désormais inutile, pour se faire voir en homme de cœur et d'exécution. Le prince n'eut point de peine à suivre ce conseil, et ainsi jetant son habit, il parut en prince. Mais à peine était-il entré en cet état dans le palais avec Oya Senaphimocq et avec quelques soldats japonais qu'il se vit saisi et lié, et fut en cet état conduit devant le roi. Oya Calahom, s'imaginant n'avoir plus d'ennemis à craindre, ayant entre les mains celui qui pouvait seul servir de prétexte aux rébellions et aux désordres et qui pouvait seul se mettre à la tête des mécontents, remercia bien fort Oya Senaphimocq de cet important service et lui fit des présents très considérables. Le pauvre prince fut aussitôt condamné à mourir ; mais le roi ni la justice ne voulant point tremper les mains dans son sang, le Conseil jugea à propos de l'envoyer à Pipry (21), où ils le mirent dans un puits fort profond et sec, à dessein de l'y faire mourir de faim en lui diminuant tous les jours ses vivres petit à petit, établissant bon ordre pour la garde de la fosse et nommant des commissaires qui visitaient le prince trois fois le jour pour en faire leur verbal et principalement pour être témoins de la fin de sa vie.
Presque en même temps que le prince fut ainsi condamné et envoyé à la mort, un de ses proches parents, nommé Oloang Mancough (22), sortit de la cour et se retira avec son frère secrètement à Pipry, où il représenta aux ecclésiastiques l'injustice de la sentence rendue contre le prince et les pria de l'assister au dessein qu'il avait de tirer Son Altesse des mains de ses bourreaux. Mais les ecclésiastiques, craignant l'indignation du roi et voyant qu'il y avait peu d'apparence de délivrer le prince, à cause de la quantité de gardes et de soldats qui le conduisaient à l'exécution, ne le voulurent pas entreprendre ouvertement ; et néanmoins ils aimaient si fort ce prince, parce qu'il avait toujours porté l'habit ecclésiastique afin de ne donner point de jalousie à la cour comme héritier présomptif de la couronne, et afin de se conserver la vie, qu'il avait fort fréquenté les églises, témoigné beaucoup de dévotion et porté grand respect à leurs ecclésiastiques, qu'ils aidèrent Oloang Mancough, son frère, et ses esclaves, à faire un autre puits par lequel ils firent un passage sous terre comme une mine, jusqu'à celui où l'on avait mis le prince. Oloang Mancough, emporté d'affection et de zèle pour la liberté du prince, se trouvant une nuit seul dans la mine, avança si bien son travail qu'il entendit Son Altesse soupirer profondément et dire : Hélas, encore si l'on me donnait une seule verrée d'eau devant ma fin, qui est bien proche : ce qui obligea Oloangh à aller en diligence assurer ses amis que le prince était encore en vie. De sorte qu'après avoir délibéré quelque temps ensemble sur l'état des affaires présentes, qui ne souffraient point de délai, il fut résolu de l'avis des ecclésiastiques qu'Oloangh Mancough étranglerait de ses mains un de ses esclaves et que l'on porterait le corps par la mine dans l'autre puits en la place du prince, qu'ils dépouilleraient de ses habits pour en revêtir l'esclave. Ce qu'ayant été fait, les gardes qui le soir précédent avaient vu le prince en très mauvais état et à l'extrémité, voyant le lendemain matin un corps mort au fond du puits, ne doutèrent point que ce ne fût le prince : de sorte qu'après avoir comblé le puits, sans toucher au corps et sans lui rendre les derniers honneurs, ils s'en allèrent et portèrent à la cour les nouvelles certaines du décès de Son Altesse : ce qui y causa une joie si universelle que le roi et son ministre, s'imaginant qu'il n'y avait plus rien qui pût troubler le repos du royaume, se jetèrent dans une sécurité étrange.
Cependant les ecclésiastiques eurent tant de soin du prince qu'en peu de temps il recouvra sa première santé et ses premières forces. Tous ses partisans, et même une partie du peuple, en eurent tant de joie qu'il y en eut plusieurs qui quittèrent leurs habits ecclésiastiques pour prendre les armes et firent savoir à plusieurs mandarins et à quelques autres personnes de qualité comment le prince avait été délivré de la fosse, comme par miracle, et qu'il était en vie et en pleine liberté. Le prince eût mieux aimé que l'on eût tenu l'affaire secrète jusqu'à ce que le gouvernement sévère et tyrannique du roi eût achevé de le rendre odieux à la noblesse et au peuple, ce qui eût fortifié son parti qui n'était considéré présentement que par la personne d'Oloangh Mancough principalement, mais ces messieurs, qui aiment à se mêler d'affaire d'État et qui les règlent sur leurs maximes, en voulurent user autrement. Le bruit de la vie et de la liberté du prince attira un grand nombre de Seigneur à Pipry, pendant qu'Oloangh Mancough, qui était fort estimé par tout le royaume de Siam, à cause de la force de son corps et de son courage, allait en personne dans les villes voisines et envoyait des exprès à ses amis pour tâcher de fortifier son parti. Et de fait il eut assez de crédit pour former un corps d'armée de vingt mille hommes, commandée par plusieurs seigneurs de qualité. Le prince se trouvant en cet état et s'étant assuré de la ville de Pipry, se fit proclamer roi de Siam, se fit couronner et distribua parmi ceux de son parti toutes les charges de la cour et toutes les dignités du royaume, donna la charge de généralissime à Oloangh Mancough, tant parce que c'était lui principalement à qui il devait la vie que parce qu'il était du sang royal, qu'il avait la réputation d'un des plus vaillants hommes de tout Siam et que d'ailleurs il avait le corps tellement charmé qu'il n'y avait point de fer, de plomb ni d'acier qui pût entamer sa peau, ni bras d'homme qui le pût blesser. Le prince se vit en peu de temps maître de plusieurs villes, et beaucoup d'apparence de le devenir de tout le royaume : mais la puissance supérieure en avait disposé autrement.
Car le roi ayant eu avis de la vie et de la liberté du prince son oncle, de sa proclamation et du soulèvement de quelques villes, fit aussitôt occuper tous les passages et toutes les avenues par lesquelles l'armée de Son Altesse pouvait être grossie, et envoya en même temps une armée de quinze ou vingt mille hommes et de sept ou huit cents japonais à Pipry, sous le commandement d'Oya Capheim (23), général de l'armée, et d'Oya Senaphimocq, colonel des Japonais, qui en arrivant auprès de Pipry trouvèrent les affaires des ennemis en si bon état qu'ils n'osèrent les attaquer d'abord, mais envoyèrent demander du secours au roi. Les deux armées s'engageaient cependant en de fréquentes escarmouches qui ne décidaient rien, et Oya Senaphimocq, colonel des Japonais, suivant les mouvements et les avis d'Oya Calahom, ménageait ce temps pour nouer une intelligence particulière avec le général de l'armée du prince, du consentement d'Oya Capheim, et lui dire que son dessein était de passer avec ses Japonais du côté du prince et de se joindre aux troupes de Son Altesse ; et pour cet effet, après plusieurs conférences, ils demeurèrent d'accord qu'à certain jour qu'il prirent pour cela, ils se présenteraient de part et d'autre avec leurs troupes, à la campagne, comme à dessein de donner la bataille, mais qu'ils chargeraient sans balle afin de ne blesser et de ne tuer personne, et qu'Oya Senaphimocq, comme étant pressé, se rendrait prisonnier. Cet accord ayant ainsi été fait avec Oloangh Mancough, et confirmé pour le sang de l'un de l'autre qu'ils goûtèrent, le prince et ses gens ne firent point de difficulté d'y ajouter foi ; mais ils se trouvèrent encore bien trompés. Car les deux armées s'étant présentées en campagne au jour nommé et l'attaque ayant commencé, les Japonais puissamment secondés par les Siamois se jetèrent avec tant de fureur sur les ennemis qu'Oloang Mancough fut contraint de se sauver à la fuite. Cependant le roi envoyait continuellement des troupes à Pipry, en sorte que dans peu de jours son armée se trouva si grosse que le prince, n'osant hasarder un second combat, résolut de se retirer à Ligor (24). Et afin de pouvoir faire cette retraite sûrement, il prit le devant avec peu de suite ; mais Oya Capheim, en ayant été averti par la garde, le voulut faire suivre en diligence, et Oloangh Mancough, le voulant empêcher, les deux armées s'engagèrent en des escarmouches qui s'achevèrent par une bataille formée en laquelle Oloang Mancough fut défait et perdit un très grand nombre des plus grands seigneurs et des meilleurs soldats de son armée. Cette victoire donna le moyen à Oya Capheim de faire poursuivre le prince qui fut arrêté prisonnier avant qu'il arrivât à Ligor.
Le prince ayant été pris de cette façon, on l'emmena à Iudia (25) où il fut bientôt condamné à la mort : laquelle lui ayant été annoncée, il demanda instamment qu'avant que de mourir, il pût voir le roi, pour lui dire plusieurs choses importantes à son service. Ayant obtenu cette permission, il dit au roi à peu près ces paroles : Voici en ta présence ton oncle légitime et le véritable héritier de ce royaume, et néanmoins, à cause du malheur qu'il a plu aux Dieux m'envoyer, comme un prince vaincu et disgracié qui ne fait qu'attendre l'heure de la mort et qui ne la peut éviter. Toutefois comme un homme courageux ne hait point la vie tant qu'il la peut posséder, aussi ne craint-il point la mort quand elle se présente à lui, parce que la mort est une porte par laquelle on ferme le magasin où toutes les incommodités et misères de la vie se vendent. C'est pourquoi je ne me mettrai pas beaucoup en peine de la vie, et ne craindrai point la mort, quoique la parenté, par laquelle j'ai l'honneur d'appartenir à Votre Majesté de si près me produise un fruit bien cruel et bien amer. Mais avec tout cela, j'aime mieux être vaincu de cette façon-là, qu'étant vainqueur, de traiter Votre Majesté comme elle me traite. Seulement vous prierai-je de faire réflexion sur l'état où je me trouve et de profiter de ma disgrâce. Car le meilleur et le plus important service que l'on puisse rendre à un ami, c'est de lui donner un conseil fidèle au besoin. Si donc vous voulez acquérir de la réputation et en donner à votre gouvernement, ne soyez point négligent, fuyez la dissolution, embrassez la justice et sachez que la vertu est un boulevard imprenable, une source qui ne se tarit jamais, un feu qui ne s'éteint point, une charge qui n'incommode point celui qui la porte, un trésor qui ne diminue point, une armée invincible, un guide qui ne s'égare point et une réputation qui ne se flétrit point. Et afin de donner une véritable preuve d'un cœur sincère et vraiment royal, rendez aux Dieux la vénération et à la maison de votre père l'honneur que vous lui devez. Acquérez de la réputation, donnez de la joie à vos amis, tâchez de gagner leur affection, et alors les gens de bien vous serviront avec inclination et avec un véritable zèle, et les méchants se dissiperont d'eux-mêmes. Car c'est un grand avantage à un roi que de se pouvoir faire aimer pour sa bonté, et de se faire craindre pour sa justice. Finalement, j'exhorte encore Votre Majesté de prendre exemple de mon malheur et d'en faire son profit. Pour moi, je suis tout prêt d'aller au-devant d'un mal où je ne m'étais point attendu et dont je ne me puis pas venger. Je souffrirais aussi la mort avec joie si je savais que la destruction de mon corps pût affermir l'état de votre personne et le repos de ce royaume, mais je prévois que le même mal que vous me faites souffrir maintenant, vous accablera bientôt. Si Votre Majesté veut éviter le malheur dont elle est menacée, qu'elle se donne de garde d'Oya Calahom, car ç'a été un méchant et un traître dès sa jeunesse, et comme tel il a été souvent sévèrement puni par l'ordre du feu roi (26). Il s'insinuera adroitement, et vous ôtera la couronne de la tête et fera mourir, et vous et tous ceux qui sont du sang du feu roi, mon frère, votre père, pour se mettre sur le trône et pour régner.
Ces remontrances ne firent point d'impression dans l'esprit du roi et ne l'excitèrent point à la pitié ; mais Sa Majesté ne changeant rien en la résolution qu'il avait déjà prise, commanda que l'on hâtât l'exécution. Sur cela l'on mena le prince auprès du temple nommé Watprahimin Khopirja (27), vis-à-vis de la cour, et on le coucha sur un drap rouge et on lui enfonça l'estomac avec une pièce de bois de santal. Forme d'exécuter dont l'on ne se sert en Siam que pour les princes du sang (28). On enveloppa le corps et le bois dans le drap et on jeta le tout dans un puits où on le laissa pourrir. Ce fut-là la triste fin de ce prince malheureux qui mourut pour avoir osé prétendre une couronne qui était légitimement due à sa naissance. C'était un prince de grand espérance et qui possédait de fort belles qualités, tellement que l'on ne doute point que s'il fût parvenu à la couronne, il n'eût été tout autrement considéré que le feu roi son frère.
Il n'y avait presque personne qui ne regrettât ce prince, mais personne n'osait le témoigner. Car dès que l'on reconnaissait en quelqu'un, de quelque qualité qu'il fût, de l'inclination ou de l'affection pour le défunt, on le faisait mourir, l'on confisquait ses biens, l'on réduisait les mandarins et les soldats en servitude et on les traitait si mal qu'en fort peu de temps tous les amis et tout le parti du prince s'évanouirent.
Oloangh Mancough, ci-devant général de l'armée du feu prince, réduit au désespoir par la perte de la bataille et par la mort de son maître, étant averti que le roi le faisait chercher partout, fuyait d'un lieu à l'autre, et ne sachant plus quelle retraite choisir, il entra de nuit dans la ville de Iudia, à dessein de forcer Oya Calahom, dans sa maison et de le tuer. Mais Oya Calahom, étant par hasard demeuré à la cour cette nuit-là, l'entreprise ne réussit point. C'est pourquoi étant allé à sa maison, il en emmena sa première femme et une de ses concubines avec lesquelles il s'enfuit à Pra Sop Sacce Gram (29), sur les frontières du royaume de Pegu. Il y demeura quelque temps, ne vivant que ce qu'il pouvait attraper à la chasse ou à la pêche, de légumes et de ce que la nature donne gratuitement. Enfin l'on découvrit le lieu de sa retraite, si bien que le juge du lieu, se servant de l'occasion pendant qu'Oloangh Mancough était à la chasse, fut chez lui et en enleva ses femmes ; ce qui le mit en une telle rage que renonçant à toutes sortes de divertissements, et à la vie même, il s'alla mettre entre les mains de la justice et pria qu'on le conduisît à Iudia. Les juges, avertis de sa force plus que naturelle et des avantages qu'il tirait de la magie, lui firent mettre des fers aux pieds, au mains, aux bras, au col, et en plusieurs autres endroits, dont Mancough se mit à rire et à se moquer d'eux, en leur disant que l'on n'avait que faire de mettre aux fers celui qui se rend prisonnier volontairement : Car si j'avais envie de vivre, disait-il, il ne serait pas en votre pouvoir ni de me prendre, ni de me garder ; et en disant cela il brisa les chaînes avec la même facilité que s'il eût rompu des étoupes ou du chanvre pourri, et si je voulais donner des preuves de ma force et de ma science, continua-t-il, je pourrais faire perdre la vie à plusieurs d'entre vous. Mais je veux mourir ; c'est pourquoi conduisez-moi en toute liberté à Iudia, afin que ce tyran Oya Calahom, et ce meurtrier du prince, se rassasient de mon sang dont ils sont altérés il y a longtemps. Le roi fut bien aise de savoir qu'il était arrivé à Iudia, parce qu'il l'aimait, tant à cause de sa magie que de son courage, et voulant lui sauver la vie, il lui envoya Oya Calahom afin de le disposer, comme de son mouvement, à offrir son service à Sa Majesté, lui représentant que s'il faisait le serment de fidélité au jeune roi, on lui conserverait la vie. Mais Oya Calahom y trouva une si grand obstination que toute la réponse qu'il en pût tirer, ce fut qu'Oloangh Mancough lui dit : Le roi, Monseigneur, n'est plus, et le roi illégitime dont tu parles, et toi, vous avez assassiné le successeur légitime de la couronne ; c'est pourquoi j'aime mieux mourir que d'obéir à des tyrans, à des sanguinaires, à des rebelles et à des perturbateurs du repos public, tels que vous êtes ; tellement qu'il ne faut pas espérer que je fasse le serment de fidélité à ceux que je ne reconnais point pour mes supérieurs. Oya Calahom, ayant fait rapport de sa commission au roi, Oloangh Mancough fut condamné à la mort et à être exécuté avec le glaive ; mais devant que de mourir, il fit un discours au peuple et lui représenta le danger où le royaume se trouvait, et leur prédit une partie des malheurs que l'on a vue arriver depuis. Il parla enfin de son courage et de la science qu'il avait de la magie, y ajoutant que s'il y avait quelqu'un qui en pût encore douter, il en donnerait des preuves en leur présence. Et de fait, s'étant mis en posture de recevoir le dernier coup, le bourreau ne put pas entamer son corps, quoique la violence du coup fût si grande que le tranchant du cimeterre en fut faussé, et à chaque fois qu'il frappait, le coup résonnait comme s'il l'eût porté sur une enclume. Après cela il se leva, brisa les cordes dont il était lié, se saisit du bourreau et l'étrangla. Cela étant fait, il demanda de l'eau, sur laquelle il prononça quelques paroles, en but, en versa sur son corps, y trempa le doigt de sa main droite et en fit une marque au côté gauche, sous les côtes, parce que c'est là que l'on porte le coup quand au royaume de Siam quelqu'un est condamné à mourir par le glaive, en sorte que les boyaux en sortent aussitôt. Après cela, il se coucha et commanda à l'autre bourreau que l'on avait fait venir de le frapper à l'endroit de la marque ; le menaçant que s'il y manquait, il ne manquerait pas de le coucher auprès de son camarade. Le bourreau porta son coup, mais la crainte de faillir le fit faillir, en sorte que le coup n'étant pas mortel, Oloangh Mancough, fit venir un criss (30) et commanda qu'on lui en donnât un coup dans le cœur, ou qu'il étranglerait encore ce bourreau. Ce fut-là la fin de ce terrible homme, qui tenait le roi et toute la cour tellement en crainte, qu'après sa mort, le roi et Calahom disaient hautement qu'avec Oloangh Mancough le prince et son parti étaient perdus et ruinés, mais qu'en sa vie le ressentiment et la vengeance du prince vivaient encore.
Le roi, se voyant délivré de ce redoutable ennemi, s'abandonna à toutes sortes de dissolutions et de débauches, se rendant cependant insupportable aux mandarins par son orgueil, et odieux au peuple par sa cruauté, n'ayant pas une des bonnes qualités du feu roi son père. D'ailleurs l'on n'en attendait rien que de cruel et de sévère, parce que tous ses exercices et tous ses divertissements l'étaient. Car il ne se plaisait qu'à voir combattre les éléphants, à monter à cheval et à faire des armes ; ayant la parole rude, le visage composé à la sévérité, tellement que cela aliéna tout à fait l'affection du peuple de lui, quoique personne n'osât témoigner son mécontentement. D'ailleurs il se mêlait si peu au gouvernement de son royaume que, s'en rapportant entièrement à la conduite d'Oya Calahom, il ne savait rien des cabales que les mandarins faisaient entre eux, ne pouvant s'imaginer qu'il y en eût qui osassent le chasser de son trône ou entreprendre d'usurper la couronne sur lui. Oya Calahom, se servant de cette occasion, se plaignait tous les jours en l'assemblée des mandarins du mauvais naturel du roi, de ses dissolutions et débauches, et même de sa tyrannie. Il leur représentait qu'il se trouvait chargé de toutes les affaires du royaume, qui lui donnaient beaucoup de peine ; et néanmoins qu'il avait tant de considération pour le dernier commandement du feu roi et pour le devoir auquel sa naissance l'obligeait, aussi bien que celui de sa charge, qu'il continuerait d'y travailler de tout son pouvoir, pour la conservation de la réputation du roi et pour le repos du royaume. Ces discours, la façon d'agir et la bonne volonté qu'Oya Calahom témoignait à tout le monde, firent qu'il n'eut pas beaucoup de peine à gagner l'affection du peuple et à se faire aimer des mandarins ; de sorte qu'il se rendit si considérable, qu'étant comme le maître des affaires, il n'y avait personne qui ne recherchât sa faveur et qui ne l'achetât même à force de présents ; et aux jours de fête ou de cérémonies, il se trouvait mieux accompagné et suivi que le roi même.
NOTES
1 - La relation de Jérémie van Vliet couvre le règne de quatre rois : Inthraracha (อินทราชา), qui régna sous le titre de Somdet Phra Chao Songtham (สมเด็จพระเจ้าทรงธรรม), littéralement : le Roi vertueux, de 1620 à sa mort en 1628, époque où commence ce récit, son fils aîné Chetthatthirat (เชษฐาธิราช), qui régna un an et sept mois sous le titre de Borommaracha II (บรมราชาที่ 2), un de ses autres fils, Athittayawong (อาทิตยวงศ์), dernier représentant de la dynastie de Sukhothai, qui monta sur le trône à l'âge de 10 ans et ne régna que 36 jours, et enfin l'usurpateur Prasat Thong (ปราสาททอง), le Roi au Trône d'or, qui règna 27 ans, jusqu'à sa mort en 1656. ⇑
2 - La date est sujette à caution. Le manuscrit d'Iwao se termine ainsi : Écrit à la factorerie hollandaise d'Ayutthaya, capitale du royaume de Siam, et achevé le dernier jour de décembre 1640. (Van Vliet's Siam, 2005, p. 322). ⇑
3 - Antonio van Diemen (1593–1645) fut Gouverneur général des Indes néerlandaises de 1636 à 1645. Il a donné son premier nom à la Tasmanie, appelée à l'origine Terre de van Diemen (Wikipédia). Au moment où commence ce récit, à la mort du roi Songtham en 1628, le Gouverneur général de la VOC était encore Hendrik Brouwer.
4 - Philip Lucaszoon ou Philip Lucasz fut directeur du comptoir d'Amboine entre 1628 et 1631. Il s'illustra lors de la prise du fort de Negombo, près de Colombo, dans l'île de Ceylan, en février 1640. Il mourut le 3 Mai 1641 à bord du vaisseau Zandvoort, de la VOC. Son portrait peint par Rembrandt se trouve à la National Gallery à Londres.
5 - Le 7 novembre 1627. Le commencement de la douzième et dernière lune, mentionné plus loin, correspondra donc au jour suivent, 8 novembre 1627. ⇑
6 - Van Vliet écrit mandorin. Nous avons rétabli la forme habituellement usitée en français. Henri Yule (Hobson-Jobson: A Glossary of Colloquial Anglo-Indian Words and Phrases) rejette l'étymologie couramment admise du portugais mandar, commander, ordonner, et suggère une forme corrompue du mot hindoustan mantri, lui même dérivé du sanskrit, et désignant un conseiller, un ministre d'État. ⇑
7 - De qui s'agissait-il ? Dans son Analysis of van Vliet's Account of Siam (Journal of the Siam Society 30.2, 1938) Francis H. Giles indique que le roi laissait au moins un frère vivant après sa mort, Phra Sri Sin (พระศรีศิลป์) ou Phra Phanpi Sri Sin (พระพันปีศรีศิลป์). Toutefois, les Chroniques Royales le présentent non comme un frère, mais comme l'un de ses trois fils. Il y aurait eu un autre frère, Phra Ong Thong (พระองค์ทอง), mais on ignore la date exacte de sa mort. ⇑
8 - Personnage hors du commun que cet Oya Sriworawong (ออกญาศรีวรวงศ์) qui deviendra roi après avoir éliminé consciencieusement tous ceux qui pouvaient lui faire obstacle, n'épargnant ni les femmes, ni les enfants, dans une macabre et sinistre course au pouvoir qui a souvent des accents shakespeariens (lequel n'était d'ailleurs mort que depuis quelques années). Son nom déjà nous pose problème. Le flamand de van Vliet, traduit en français, puis traduit en anglais, mais à partir du français, a évidemment dû générer nombre d'erreurs et de contresens. À titre d'exemple, le titre orignal de la relation cite le Coninck [le roi] Pra Ongh Srij. Ce nom s'est transformé en Pra Ongly dans la traduction française, et la traduction anglaise réalisée par W.H. Mundie en 1904 le modifie encore : Phra Ongly (Pra Ongh Lai). Ainsi on est passé du roi glorieux, Phra Ongh Sri (พระองค์ศรี) au roi barbouillé Phra Ongh Lai (พระองค์ไล้), à moins qu'il ne s'agisse du roi coulant comme l'eau courante, Phra Ongh Lai (พระองค์ไหล). Ses origines restent obscures. Peut-être était-il, comme l'écrit van Vliet, le fils d'Okya Sri Thamathirat (ออกญาศรีธรรมาธิราช), un frère de la mère du roi Song Tham, donc un cousin germain de ce dernier. Peut-être était-il un fils illégitime du roi Ekathosarot (เอกาทศรถ). Peut-être aussi n'avait-il pas la moindre goutte de sang royal, mais voilà une suggestion qui pourrait conduire aujourd'hui encore en prison pour crime de lèse-majesté celui qui oserait l'émettre. Comme toujours, les Siamois, qui se soucient peu qu'un fait historique soit vrai du moment qu'il est beau, ont une jolie histoire sur la naissance du roi Prasat Thong : Le prince Ekathosarot (เอกาทศรถ), un frère du grand roi Naresuan (นเรศวร), descendait le fleuve Chao Praya vers Bang-Pa-In, près d'Ayutthaya, quand un orage survint qui fit chavirer son bateau. Il put rejoindre la rive à la nage et trouva refuge dans la maison d'un villageois. Une jeune fille de cette maison lui fut offerte, qui lui donna un fils. C'était Phra Ong Sri, le futur Prasat Thong, qui devenu roi, fit construire un temple près de son lieu de naissance pour rendre hommage à sa mère, le Wat Chumphon Nikayaram (วัดชุมพลนิกายาราม).
On sait que Sriworawong est né vers 1600, qu'il a été élevé à Ayutthaya, au Wat Rakhang(วัดระฆัง), temple en ruine aujourd'hui appelé Wat Warapho (วัดวรโพธิ์). À 13 ans, il fut élevé au grade d'Hum Prae (หุ้มแพร), supérieur d'une section du corps des pages du roi, et à l'âge de 16 à celui de Chamun Sri Sorasak (ศรีสรศักดิ์), chef de ce corps. Ses incartades et ses mauvais comportements lui valurent souvent des remontrances, des punitions, et même de l'emprisonnement. Peut-être participa-t-il au coup d'État qui renversa le roi Sri Saowaphak (ศรีเสาวภาคย์) en 1620 (si toutefois ce roi a réellement existé. W.A.R. Wood, dans son History of Siam (1924), s'interroge sur la réalité de ce monarque borgne mentionné dans les Chroniques royales, qui aurait été exécuté par un certain Phra Sri Sin - titre d'un bonze nommé Phra Wimon Tham - qui deviendra le roi Song Tham. Ni van Vliet ni Floris n'évoquent ce roi aussi mystérieux qu'éphémère). Et peut-être aussi hâta-t-il la mort du roi Song Tham en l'empoisonnant. C'est une hypothèse qu'émet Francis H. Giles (op. cit.) en s'appuyant sur la soudaineté de la maladie du monarque, qui n'avait que 38 ans, et les précautions que prit Sriworawong pour que personne n'en approchât pendant les derniers jours de sa vie.
9 - Francis H. Giles (op. cit.) pense qu'il pourrait s'agir de Okya Kien (ออกญาเกียร), un important officier môn. Nous donnons plus loin les transciptions des noms des autres hauts dignitaires et officiers cités par Jérémie van Vliet. ⇑
10 - De nombreux Japonais s'étaient établis au Siam sous le règne d'Ekhathotsarot (1605-1620), souvent des chrétiens qui fuyaient les persécutions organisées dans leur pays. Ils furent bien reçus, et le roi, qui appréciait fort leurs qualités d'organisation militaire, constitua même un corps de garde japonais, le Krom asa yipun (กรมอาสาญี่ปุ่น : Régiment des volontaires japonais) dont il confia le commandement à l'aventurier samouraï Yamada Nagamasa, qui fut honoré du titre d'Okya Senaphimuk (ออกญาเสนาภิมุข). ⇑
11 - De nombreux sites Internet, dont la page Wikipédia en thaï consacrée à Song Tham, fixent le décès du monarque au 12 décembre 1628 (12 ธันวาคม พ.ศ. 2171). Ceci ne correspond pas au texte de Van Vliet. En effet, si l'on était bien dans l'année du grand serpent (ปีงูใหญ่), la nouvelle lune tombait le 25 novembre précédent. Ce 12 décembre n'était donc pas le 22ème jour de la première lune de la grande année des serpents, mais seulement le 17ème jour. Il faut sans doute plutôt croire Francis H. Giles (op. cit.) qui fixe ce décès au mois d'avril 1628. En effet, si la nouvelle année lunaire commençait en novembre/décembre, au moment où la pleine lune tombe dans la constellation d'Orion, c'est le 13 avril, à Songkran (et même quelques jours plus tôt, au début du 5ème mois lunaire, voir J.C. Eade, The calendrical systems of mainland southeast asia. E.J. Brill, Leiden), que commençait la nouvelle année traditionnelle siamoise avec le début d'un nouveaux cycle d'animaux. Dans ce cas, suivant les indications de Van Vliet, on peut fixer la mort du roi au 26 avril 1628, 22ème jour de la nouvelle lune qui tombait le 4 avril. ⇑
12 - Tha Chang (ท่าช้าง), le quai, le débarcadère des éléphants. ⇑
13 - Okya Calahom (ออกญากลาโหม). Général des éléphants et des armées. En 1688, La Loubère (Du royaume de Siam) écrivait : Le calahom a le département de la guerre : il a soin des places, des armes, des munitions : il donne tous les ordres qui regardent les armées, et il en est naturellement le général, quoique le roi puisse nommer pour général qui il lui plaît. Il paraît par la relation de Van Vliet que le commandement des éléphants appartenait aussi au Calahom, même hors de l'armée. Mais aujourd'hui, c'est un emploi à part, à ce que l'on m'a assuré : soit que le père du roi d'aujourd'hui [le roi Naraï] après s'être servi de la charge de Calahom pour envahir le trône ait voulu en diviser le pouvoir, soit que naturellement ce soit deux charges distinctes qu'on peut donner à un seul. Dans sa Description du royaume thai ou Siam (1854), Mgr Pallegoix présente le Somdet-chào-phaja-kalahôm comme généralissime et surintendant de la marine et des provinces du midi. ⇑
14 - Okphra Taïnam (ออกออกพระท้ายน้ำ). Une soixantaine d'années plus tard, La Loubère (op. cit.) évoque un Okphra Taïnam qui semble plutôt un dignitaire responsable des fleuves et des rivières qu'un général de cavalerie (d'ailleurs nam - น้ำ - signifie eau) : Chacun peut faire et vendre du sel, pêcher et chasser, comme je l'ai dit autre part, et sans rien payer au roi. Il est vrai qu'on apporte à la pêche la police nécessaire, et Okphra Taïnam, qui reçoit les revenus particuliers de la rivière, empêche ces manières de pêcher qui détruisent trop de poisson à la fois. Quant à Mgr Pallegoix, dans sa Description du royaume thai ou Siam (1854), il évoque un phaja-thaiman, général de la seconde légion. ⇑
15 - Sorte de premier ministre, chargé tant des finances que des affaires intérieures et étrangères, et que les Siamois nommaient Phra Khlang, ou Krom Phra Khlang (กรมพระคลัง). (khlang : คลัง signifie trésor, au sens réserve de l'État). On trouve de nombreuses variantes de ce mot dans les relations occidentales, dérivées du portugais barcalão. Les Français l'appelaient généralement barcalon. ⇑
16 - Oloangh (Okluang) Thamtraylock (ออกหลวงธรรมไตรโลกย์) est très probablement le même que le personnage qui est appelé plus haut Oloangh Than Aray-lacq. Tanassary désigne Tenasserim, aujourd'hui en Birmanie. ⇑
17 - Opera Sersy Amerat, appelé plus haut Opera Sirsy Anerat, était Okphra Sri Naowarat (ออกพระศรีเนาวรัตน์) ou Okphra Sri Saowarat (ออกพระศรีเสาวราช). ⇑
18 - Opera Tiula : Okphra Chula (ออกพระจุฬา). Ce titre était attribué à un dignitaire musulman chef de la nation malaise. ⇑
19 - Cette cérémonie, appelée theu nam (ถือน้ำ), littéralement : tenir l'eau (d'allégeance), était l'adaptation siamoise d'un rituel brahmanique. ⇑
20 - Phra Ong Chetthathirat (พระองค์เชษฐาธิราช). ⇑
21 - Petchaburi (เพชรบุรี) ou Phetburi, à environ 160 km au sud de Bangkok, à l'extrémité nord de la péninsule Malaise. ⇑
22 - Olangh Mancough : Okluang Mongkhon (ออกหลวงมงคลร์), officier du Trésor, sorte de Trésorier-payeur général responsable de la collecte des taxes. ⇑
23 - Oya Capheim : Okya Kamhaeng (ออกญากำแหง). C'était le titre du Chao Phraya (เจ้าพระยา) gouverneur de Nakhon Ratchasima (นครราชสีมา). ⇑
24 - Van Vliet orthographie Ligoor. Nous avons rétabli l'épellation couramment utilisée dans les relations françaises. Il s'agissait de Nakhon Sri Thammarat (นครศรีธรรมราช), ancien royaume et port sur le golfe de Siam, au-dessous de l'isthme de Kra.
25 - Une des innombrables variantes du nom Ayutthaya (อยุธยา), alors ville capitale du royaume de Siam. On trouve également souvent Judia, Juthia, Iodea, India, etc. ⇑
26 - Rappel des frasques commises dans sa jeunesse par Sri Worrarong, qui lui valurent nombre de punitions, et des peines d'emprisonnement. Parmi les plus graves, l'agression commise avec une bande de compères avinés sur le représentant du roi célébrant la Chotphranangkhan (จรดพระนังคัล), la cérémonie annuelle du premier labour, et le débauchage des épouses du prince Sri Sin (ศรีศิลป์), le frère du roi, et peut-être même un complot pour l'assassiner. ⇑
27 - Wat Phramen Khok Phya (วัดพระเมรุโขกพญา). Phra Men (พระเมรุ) est la forme siamoise de Phra Meru, le mont Meru, centre du monde dans les mythologies persane, bouddhique, et surtout hindoue. Khok Phya (โขกพญา) ou Khok Phraya (โขกพราญา) signifie littéralement frapper les nobles. Il y a toutefois une difficulté pour identifier clairement le lieu, car il existe deux Wat Khok Phya. L'un d'eux est celui désigné par Van Vliet, à proximité du Wat Phra Men, l'autre se trouve dans un vaste espace nommé Thung Pukaothong (ทุ่งภูเขาทอง), littéralement Champ de la montagne d'or, à quelques kilomètres au nord-est du premier. Un panonceau d'information déposé sur ce second site indique : D'après les Annales Royale d'Ayutthaya, ce temple était mentionné comme l'endroit où avaient lieu les exécutions des personne de sang royal, et comme l'endroit où bivouaquait l'armée du roi Chakkrapat quand la reine Suriyothai fut tuée lors de la guerre birmano-siamoise. Il y a deux Wat Khok Phraya à Ayutthaya. L'un est dans le champ de Pukaothong et l'autre à proximité du Wat Phra Meru, mais celui de Pukaothong devrait être l'endroit qui est mentionné dans les Annales Royales, en raison de de son emplacement apte à accueillir un camp militaire. L'argument du camp militaire est pertinent, il fallait effectivement un très vaste espace pour accueillir une armée de plusieurs milliers d'hommes, toutefois cela vient en contradiction avec le texte de Van Vliet, qui situe le Wat Khok Phya près du Wat Phra Men.
28 - On ne pouvait faire couler le sang des personnes de sang royal, qui étaient exécutés lors de la cérémonie très codifiée du kan samret thot duai thon chan (การสำเร็จโทษด้วยท่อนจันทน์). Le Code des Trois sceaux (Kotmai Tra Sam Duang : กฎหมายตราสามดวง) recueil d'anciennes lois compilées en 1805 sous le règne de Rama Ier, indique dans son article 176 comment devaient se pratiquer ces exécutions : « Si la peine capitale est appliquée à une personne de sang royal, il ou elle devra être remise à Nai Weng (นายแวง) pour être mise à mort à Khok Phya (โขกพราญา. Voir note précédente). Pendant l'exécution, Nai Weng s'assiera derrière Khun Dap (ขุนดาบ), le grand officier qui préside ces exécution. Muan Thaluang Fan (หมื่นทะลวงฟัน, littéralement 10.000 dents cassées) rendra trois fois hommage et frappera le prisonnier avec un gourdin de bois de santal, et le brûlera dans la fosse. Tout Nai Weng ou Thaluang Fan qui s'emparera de vêtements royaux ou d'anneau d'or (sur le corps brûlé du prisonnier) sera passible de la peine de mort. » Cette méthode de mise à mort pourrait paraître barbare, mais les Siamois, prouvant par-là leur extrême délicatesse, ont eu à cœur de la rendre le moins pénible possible, puisque l'article prévoit encore qu'un coussin doit être placé sous le prisonnier pendant l'exécution. Il y aurait eu 17 exécutions à Khok Phya entre 1338 et 1758. Cette pratique a été abolie en 1881 par le roi Chulalongkorn, toutefois il y avait longtemps qu'elle n'avait plus été appliquée. ⇑
29 - Prasop Sakae Krang (ประสบสะแกกรัง). La Menan Sakae Krang (แม่น้ำสะแกกรัง) est une rivière affluente du Chao Phraya. Prasop (ประสบ) pourrait signifier : le point de rencontre, l'endroit où l'on rencontre. L'indication sur les frontières du royaume de Pegu peut laisser penser qu'il s'agit de l'endroit où la Sakae Krang prend sa source, aujourd'hui dans le parc national de Mae Wong.
30 - On trouve aussi krit, ou Kriss. Arme blanche caractéristique du Monde malais (Indonésie, Malaisie, Singapour, Brunei, Philippines et sud de la Thaïlande). Il s'agit d'une dague allongée ou d'une épée à lame droite ou sinueuse, de texture lisse ou rugueuse, aiguisée sur les deux tranchants. Cette lame en acier présente souvent des motifs décoratifs forgés (pamor). À la fois arme et objet rituel, le kriss est traditionnellement considéré comme ayant des pouvoirs magiques. (Wikipédia).
5 mars 2019