Gens d'épée, gens de robe,
gens pleins de miséricorde,
gens d'argent,
gens d'honneur et gens d'opprobre,
gens de sac et gens de corde,
gens de foi, gens de loi,
gens d'esprit,
gens de science et de conscience…
Ce site est consacré aux relations franco-siamoises au XVIIe siècle et plus particulièrement entre octobre 1664, date à laquelle deux envoyés siamois foulent pour la première fois le sol de France, et novembre 1688, lorsque la révolution de Siam chasse les Français de Bangkok et de Mergui et marque pour plus de 150 ans un coup d'arrêt aux relations entre les deux nations.
En France, on s'inquiète de la santé de Sa Majesté très chrétienne. Dans les galeries de Versailles, la fistule du roi fait l'objet de toutes les conversations. C'est le triomphe de l'opéra-ballet et de l'air de cour, M. de Lully donne son Roland, son Armide, son Acis et Galatée ; dans sa province, la comtesse de Grignan se délecte encore et toujours des mille petits potins épistolaires de sa Mme de Sévigné de maman, La Fontaine publie fables édifiantes et contes libertins, Molière est mort, le vieux Corneille à son tour s'éteint, Racine s'est retiré à Port-Royal, il y mûrit Esther et Athalie, La Bruyère brosse ses Caractères. Au Siam, un roi pas plus mauvais qu'un autre, lassé des guerres et des conquêtes, s'adonne à la poésie, compose des berceuses pour endormir les petits éléphants blancs qu'il a capturés, et regarde d'un œil vif, amusé, curieux et somme toute assez débonnaire les étranges étrangers qui s'installent dans son royaume.
En France, les dragonnades persécutent les huguenots, la révocation de l'Édit de Nantes les prive des garanties dont ils bénéficiaient depuis 1598. On détruit leurs temples et, au nom de la « vraie religion » on interdit toute fonction publique et toute liberté de culte à ceux qui vivent dans l'erreur. Dans les Cévennes, la résistance s'organise, Jean Cavalier mobilise ses camisards. On y retrouvera un acteur des ambassades, l'abbé du Chayla, assassiné au Pont-de-Mauvert en 1702. Au Siam, crâne rasé, drapés dans leur robe de safran, les talapoins passent à l'aurore dans les rues des villages pour recueillir les offrandes qui leur permettront de subsister une journée encore. Dans la pénombre des pagodes, les yeux mi-clos, une idole dorée infiniment proche et lointaine à la fois regarde sans les voir les passions et les souffrances de ceux qui ne sont encore que de misérables hommes auxquels, plus de deux mille ans auparavant, le bouddha Gautama Siddarta enseignait déjà la tolérance, l'effort sur soi, et la nécessité de se corriger soi-même avant que de vouloir corriger les autres.
On ne tombe pas la veste sur les vaisseaux de Sa Majesté très chrétienne, et lorsque les tropiques font peser sur les voyageurs leur insupportable chaleur moite, on cuit doucement à l'étouffée, on transpire sous la perruque, on trempe le justaucorps, mais pour rien au monde on ne se départirait de l'élégante épée ouvragée, symbole de sa dignité, qui alourdit encore l'uniforme. Parfois la mer est trop forte, les cœurs et les estomacs sont un peu chahutés, on reste dans sa cabine, l'important est de faire bonne figure ; mais quand la mer est belle, attablés à l'arrière du navire, officiers, jésuites, missionnaires, gens d'épée et gens de robe, nous dirions aujourd'hui le sabre et le goupillon, dévorent avec appétit un festin de viande et de poisson arrosé de vin d'Espagne. C'est qu'on est là entre gens instruits, souvent entre gens bien nés, et si l'on se déteste, il importe avant tout de ne pas le montrer. Les plus jeunes gentilshommes n'ont que leur naissance et leur courage, ils admirent et envient les plus anciens, ceux qui ont gagné les blessures et la gloire sous d'Estrée, sous Divonne, aux Antilles ou en Flandre. On rêve à la bonne fortune, on joue aux échecs, on s'adonne à l'astronomie, aux langues étrangères, on dispute morale et religion. On ne va pas seulement saluer le roi de Siam, on va le convertir. On a de grands projets, on accomplit une mission sacrée.
Gens bien nés ? Non, pas tous. À côté de ces gens de robe ou d'épée, on trouve aussi les gens d'argent ; ceux-là sont des gens, sinon de bonne compagnie, au moins de bonne Compagnie des Indes orientales, actionnaires, riches marchands, culs cousus d'or, négociants prospères, bourgeois gentilshommes, les roturiers, les parvenus, on les craint, on les méprise, on les méprise d'autant plus qu'on les craint et qu'on a besoin d'eux. Ont-ils déjà l'intuition, ces nouveaux riches, qu'ils sont la force de l'avenir, et qu'un siècle plus tard ils balaieront l'Ancien Régime ?
Sur le gaillard d'avant grouille l'équipage aux mains calleuses, gens de sac et gens de corde, matelots nourris de biscuit rance (l'abbé de Choisy en a goûté, il le trouve excellent) et requinqués d'une lampée d'eau-de-vie. Ceux-là vont souvent torse nu, et sur ces dos hâlés on peut déchiffrer les marques cicatrisées d'anciens coups de corde. Aux rares moments de liberté que laissent le quart et la manœuvre, on rit, on chante, on prie celui-là qui sait de tirer un air de son violon, on joue à ces jeux de mathurins aux règles simples et absurdes qui font hurler de rire. On oublie ainsi, le temps d'un chahut, combien dure est cette vie, on oublie le camarade jeté la veille à la mer, le moment d'inattention où la jambe est broyée sous la tension d'un cordage, le grincement de la scie du chirurgien qui mord l'os à vif, couvert par les hurlements de celui qui échappera – peut-être – à la gangrène. On écoute la messe aussi ; ces matelots simples, qui pour la plupart ne savent ni lire ni écrire et ont signé leur engagement d'une croix, constituent un auditoire de choix pour les jésuites et les missionnaires qui s'exercent à prêcher. Il fera bien des admirateurs et des jaloux, celui qui suscitera les frémissements du public en décrivant les flammes de l'enfer avec suffisamment de trémolos dans la voix ou qui en tirera quelques larmes furtives par la douceur céleste de ses intonations à l'évocation de la divine providence.
Que ce soit pour la plus grande gloire de Dieu ou le service du roi, on ne peut dénier du courage et du panache à ces ambassadeurs. Partis pour un an et demi – mais qui pourrait le prévoir, au juste ? – guidés par le soleil et par des cartes approximatives, ils savent combien la route est périlleuse, combien de navires ont coulé sur des récifs ou dans les tempêtes, ils connaissent le scorbut, les maladies, les épidémies qui emportent un équipage en quelques semaines, en quelques jours, et les dangers des rencontres, les pirates, les corsaires et les alliés d'hier devenus, sans qu'on le sache, ennemis d'aujourd'hui ; les revirements de la politique en Europe réservent bien des surprises aux voyageurs coupés du monde.
Enfin, pour que rien ne manquât à son bonheur, nos Français, après un siège de quelques mois, où ils eurent tout à souffrir, furent obligés d'abandonner Bangkok et de repasser en France, où nous vîmes arriver leurs tristes débris. Tel fut, par rapport à la nation, le succès de cette entreprise mal concertée, qui coûta beaucoup, qui ne pouvait être d'aucune utilité au royaume, et dans laquelle la cour ne donna que parce qu'on l'éblouit par des promesses belles en apparence, mais qui n'avaient rien de solide. (Mémoires du comte de Forbin, 1729, I, pp. 265-266).
Il était sans doute illusoire d'espérer coloniser le Siam. Devenu comte, le chevalier de Forbin ne cherchait pas à cacher son amertume. Pourtant, grâce à cette aventure terminée dans la débâcle, nous possédons des relations de voyage du plus haut intérêt et des témoignages passionnants sur le pays de Siam et sur son peuple. C'est le grand mérite des ambassadeurs d'avoir fait aussi œuvre de journalistes et d'avoir consciencieusement couché sur le papier tout ce qui les étonnait, les amusait, les révoltait ou les plongeait dans la perplexité. J'ai le bonheur de vivre depuis plus de trente ans avec une Siamoise, et je retrouve avec amusement dans les relations des ambassadeurs bien des coutumes, des particularités ou des traits de caractère qui ont traversé les siècles et subsistent chez les Thaïs d'aujourd'hui, jusque dans les plus petites habitudes. Ainsi Donneau de Visé qui fait la relation du voyage des ambassadeurs siamois en France note ce curieux détail (Supplément au Mercure Galant de septembre 1686, pp. 98-99) : Rien n'égale l'adresse et la propreté avec laquelle ils pèlent du fruit. Leur manière est à rebours de la nôtre. Nous le pelons en dedans, et eux en dehors : ils font de même de tout ce qu'ils coupent. Ils disent qu'en coupant ainsi on n'est point au hasard de se blesser, et ils ont raison. Je n'ai jamais vu Tik, ma Thaïlandaise, peler un fruit autrement…
Vous essaierez, ce n'est pas si facile…
B. S.
2 décembre 2022