L'ÉPISODE MANQUANT
Ici s'achève cet abrégé, alors que les navires de l'expédition sont, nous dit l'auteur, à quatre lieues de Pondichéry. François Martin rapporte que le 6 avril 1689, les compagnies s'assemblèrent dans un grand pré où elles avaient accoutumé de faire l'exercice et après quelques mouvements, on leur fit prendre le chemin du bord de la mer où il y avait des bateaux prêts pour les embarquer, tous les officiers sur les ailes et à la queue pour empêcher l'écart de quelques soldats ; ils furent embarqués et conduits aux bords (1). Les troupes – à lire ces lignes, on a plutôt envie de dire le troupeau – de Sa Majesté Très Chrétienne semblaient manquer singulièrement d'enthousiasme. François Martin poursuit ainsi son récit du départ de l'expédition : M. de l'Estrille se mit à trois lieues au large le 8 ; M. Cornuel, deuxième capitaine de l'Oriflamme et le sieur Daumont, enseigne, furent envoyés à terre pour presser l'embarquement ; il fut fait le 9 au matin ; le général devait passer sur l'Oriflamme, M. du Bruant sur le navire le Siam et M. de Vertesalle sur le Louvo, les hommes dispersés selon la grandeur des navire. Le R.P. Thionville, jésuite, fut de l'embarquement ainsi que M. Ferreux de la mission de Siam ; on emmenait aussi les deux otages siamois. Les deux vaisseaux mirent à la voile le 10 à quatre heures du matin (2). On peut imaginer que notre auteur anonyme faisait partie de cette expédition et que, face aux incertitudes de l'avenir, il tenait absolument à laisser son document à Pondichéry avant son départ, ce qui expliquerait la hâte manifeste avec laquelle sont rédigées les dernières pages.
Le texte ne nous fournit aucun renseignement sur l'expédition de Phuket. Les navires l'Oriflamme, le Lonray et le Saint-Nicolas (le Siam et le Louvo, en piteux état, avaient été abandonnés à Balassor) revinrent à Pondichéry le 11 février 1690. Que s'était-il donc passé pendant ces dix mois ? Aucun des acteurs de cet épisode ne l'a jamais clairement relaté. Au retour de l'escadre, les rapports des uns et des autres furent tellement confus que François Martin ne put que se perdre en conjectures : Nous apprîmes qu'au départ de Pondichéry pour Joncelang, les vaisseaux furent mouiller à une île à vingt-cinq ou trente lieues de Joncelang, qu'ils nommèrent l'île Colbert où ils firent de l'eau et du bois. On rapporte que cette île a de très beaux arbres pour la mâture et capables de servir aux navires les plus grands qui sont en Europe. Les vaisseaux y restèrent dix ou onze jours, ils levèrent l'ancre ensuite et furent mouiller proche de Joncelang. Il est difficile de rapporter dans la vérité la conduite qu'on a tenue dans voyage, [en raison de] la diversité des rapports. M. du Bruant m'assura qu'on n'avait point reconnu Joncelang, qu'on avait été à une autre île qui en est proche et même que j'en pouvais écrire en ces termes en France. Les personnes désintéressées et sans partialité tombèrent pourtant d'accord que l'on mouilla proche de Joncelang, mais ils avouèrent aussi qu'on ne reconnu pas l'île par l'endroit où il fallait l'aborder et où il y a une grande anse (et dans les cartes sur quoi le voyage avait été entrepris, une forme de port), que l'île ne fut reconnue que par le côté qui y est opposé et qu'après avoir envoyé des gens dans des chaloupes pour descendre à terre, qui trouvèrent tout le pays noyé, sans habitation, sans y avoir vu personne, sur le rapport qu'ils firent à leur retour, on fut dégoûté d'abord de cette entreprise. Les gens qui avaient donné avec chaleur dans ce voyage n'eurent rien à dire, sinon qu'ils avaient été mal informés ; cependant les vaisseaux y restèrent mouillés dans l'attente des nouvelles qu'on avait promis de leur donner. Les officiers cherchèrent des rafraîchissements à la chasse dans les îles voisines où il y en avait en quantité ; la pêche fournit aussi du poisson (3).
Selon le journal de la Mission de Siam tenu par le missionnaire laïc Martineau et dont nous empruntons les citations qui suivent (4), il semble avéré que les Français débarquèrent, ou du moins mouillèrent près de Phuket entre août et octobre 1689, d'où Desfarges écrivit une lettre au barcalon pour lui proposer de relâcher les otages siamois qu'il détenait en échange de son monde et de ses bagages. La réponse du mandarin échaudé par le souvenir de la mauvaise foi des Français fut sans équivoque : Lorsque les Français auront payé les 300 catis (une somme considérable de 45 000 livres) que M. le général a empruntés, lorsqu'ils auront rendu le navire que M. du Bruant a enlevé, qu'ils nous auront remis deux bâtiments qui sont entre leurs mains, pour lors on pourra renvoyer les prisonniers et bagage, et non plus tôt. Il ne fallait bien entendu pas parler à Desfarges, dont l'avarice et la cupidité étaient notoires, de restituer quoi que ce soit, et surtout pas de l'argent ! Mgr Laneau rapporte également qu'il avait entendu ce jour-là que la Cour avait envoyé ordre exprès aux officiers de Jongcelang de ne rien fournir du tout aux Français, ni vivre, ni eau, et de faire main-basse sur ceux qui mettraient pied à terre. Desfarges fit tout de même libérer deux de ses siamois, peut-être pour donner au barcalon une preuve de sa bonne volonté. Le gouverneur de Paknam, Ok-phra Pichaï Songkhram, accompagné de son valet, arriva à Ayutthaya le 20 ou le 27 août 1689 (5).
La lenteur exaspérante des échanges de courrier entre Phuket et Ayutthaya semble avoir lassé Desfarges. La suite des événements fut rapporté par le père Ferreux, de retour dans la capitale siamoise le 7 décembre 1689 et longuement examiné, tourné, viré de tous côtés, et pressé par tous les motifs dont on a coutume de se servir pour tirer la vérité de la bouche d'un homme qu'on croit qui la veut cacher. Ferreux raconta comment Desfarges, voyant que la réponse des Siamois tardait trop, avait fait voile pour Bengale avec trois navires, laissant M. de Vertesalle avec deux autres vaisseaux (6) pour attendre encore quelques jours la réponse à ses lettres. Mais le dit sieur de Vertesalle, après avoir attendu douze jours, et ne recevant enfin aucune nouvelle ou réponse, se mit en devoir de suivre ses ordres, et d'aller après M. le général, voulant même emmener l'otage qui lui restait, le vieil ambassadeur Ok-luang Rachamaitri. Toujours d'après Martineau, qui cite Mgr Laneau, ce serait sur les instances du père Ferreux que Vertesalle, comprenant sans doute l'inutilité de garder plus longtemps ces hôtes encombrants, consentit à relâcher le mandarin et François Pinheiro, entraîné bien malgré lui dans ces pérégrinations. L'Ok-luang arriva à Ayutthaya le 3 décembre 1689, et donna les premières nouvelles certaines que, vers le commencement d'octobre, M. le général avait fait voile de Jongselang pour Bengale. Toutefois, l'honneur de la France n'était pas terni cette fois-ci, l'otage se loua du bon traitement que les Français lui avaient fait aussi bien qu'à l'autre mandarin otage qui était arrivé le premier.
François Martin, d'après les rapports qu'il avait recueillis, donna une version quelque peu différente des événements, expliquant que Desfarges avait quitté précipitamment Phuket sur la nouvelle qu'il avait reçue d'un navire espagnol de la déclaration de la guerre en Europe, et qu'avant d'aller chercher des vivres et de l'eau au comptoir français de Balassor, il alla mouiller à l'île de Negrais, au sud-ouest de l'actuel Birmanie, sur le golfe du Bengale, en attendant que la mousson fût favorable (7).
Enfin débarqués à Balassor, les Français délibèrent pour savoir s'ils rentreraient en France. Ce fut l'avis quasi-unanime de tous, général, officiers et soldats, rebutés des mauvais succès qu'ils avaient eu ainsi que de tout ce qu'ils avaient soufferts (8). On abandonna là les trois vaisseaux le Siam, le Louvo, et la barque la Vérette, trop endommagés pour faire un nouveau voyage, et tout le monde s'embarqua à bord de l'Oriflamme et de deux navires marchands de la Compagnie française, le Lonray et le Saint-Nicolas, pour faire voile vers Pondichéry.
NOTES :
1 - François Martin, Mémoires, 1934, III, p. 36. ⇑
2 - François Martin, op. cit., III, p. 37. ⇑
3 - François Martin, op. cit., III, pp. 77-78. ⇑
4 - Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, pp. 225 et suiv. ⇑
5 - Le journal de la Mission se contredit sur ce point : il évoque une première fois l'arrivée d'Opra Pitchaye Songcram, le premier des otages que M. le général renvoya aussitôt qu'il fut mouillé à Joncelang, et qui arriva ici le 20 août 1689 (Launay, op. cit., I, p. 225), mais il mentionne deux pages pages plus loin : le 27 [août 1689] un des mandarins otages que M. le général avait emmené arriva à Siam avec son serviteur. ⇑
6 - Ce cinquième navire, venu se joindre à l'Oriflamme, au Louvo, au Siam et à la Vérette était le Saint-Nicolas, que François Martin avait envoyé d'Ougly pour ravitailler les troupes françaises à Phuket. Un autre navire, le ketch le Saint-Joseph, parti de Pondichéry le 6 juin pour prévenir Desfarges de la toute récente déclaration de la guerre, avait en vain longé les côtes de Phuket et poussé jusqu'à Mergui avant de revenir au comptoir le 23 novembre sans avoir rencontré les Français, ce qui confirmerait que l'expédition n'avait pas abordé l'île par le côté habituel, ou ne l'avait pas abordée du tout. ⇑
7 - François Martin, op. cit., III, p. 79. ⇑
8 - François Martin, op. cit., III, p. 82. ⇑
13 août 2019