Cet article a été rédigé en collaboration avec Michael Smithies (1932-2019) entre 2003 et 2004, et reste inédit dans sa version originale française proposée ici. M. Smithies en a réalisé une traduction anglaise dans son ouvrage Witnesses to a revolution: Siam, 1688 : twelve key texts describing the events and consequences of the Phetracha coup d'état and the withdrawal of French forces from the country (Siam Society, 2014). Les lecteurs intéressés pourront télécharger la version Pdf française qui indique notamment les paginations des feuillets, que je n'ai pas cru utile de mentionner sur le site.
PRÉSENTATION
Les péripéties de la « révolution » de Siam de 1688 nous sont aujourd'hui assez bien connues par une multitude de documents émanant des sources les plus diverses ; officiers, jésuites, missionnaires ou employés de la Compagnie des Indes ont laissé suffisamment de relations, de lettres et de mémoires pour fournir, malgré de fréquentes contradictions sur des points de détail, une image assez homogène et cohérente du déroulement des événements.
Rares sont toutefois les témoignages dont la crédibilité n'est pas altérée par des considérations personnelles ou par des intérêts particuliers. Tous les protagonistes de cette pitoyable aventure avaient les meilleures raisons du monde de se haïr et bien peu avaient la conscience tranquille ; soucieux de se justifier ou de s'accabler mutuellement, ils n'hésitaient pas à travestir la vérité pour la rendre plus présentable et il est souvent difficile de démêler le vrai du faux parmi les insinuations perfides, les dénonciations calomnieuses, les mensonges éhontés ou les prudentes omissions. Les deux textes anonymes inédits que nous reproduisons ici présentent le rare intérêt de ne pas tomber dans ces travers. Ils rapportent objectivement et presque sèchement des faits et des dates, avec une rigueur toute militaire, en nous épargnant les commentaires partiaux ou fallacieux.
Les trente et un folios recto verso intitulés Relation de ce qui s'est passé à Louvo, royaume de Siam, avec un abrégé de ce qui s'est passé à Bangkok pendant le siège en 1688, conservés sous forme de microfilms aux Archives Nationales de Paris sous la référence Col. C1/24 140r°-171v°, ont incontestablement été rédigés par la même main. L'écriture rapide et peu soignée qui va se dégradant régulièrement au fil des pages, la méconnaissance des plus élémentaires règles d'orthographe et de grammaire – pourtant déjà bien codifiées à cette époque –, l'absence complète de ponctuation, les constructions de phrases hasardeuses, voire chaotiques, sont autant d'indices qui trahissent une instruction sommaire et un langage sans recherche. De toute évidence, notre auteur anonyme n’est pas un fin diseur, il manie sans doute la rapière avec plus de brio que la plume ; il parle peu, il va à l’essentiel et il écrit comme il parle. Lorsqu’il se hasarde à émettre quelque hypothèse personnelle, il s'empêtre vite dans une rhétorique obscure et peu convaincante.
Trente et un feuillets, une seule main, mais deux documents distincts réunis sous un même titre, peut-être d'auteurs différents ; le premier, qui va du folio 140r° jusqu'au milieu du folio 150r° est une relation datée de Louvo, 1688, survolant les événements jusqu'au début du mois de juillet. Elle ne mentionne pas la mort du roi Naraï, survenue le 10 ou le 11 juillet, elle rapporte en revanche l'exécution de Phaulkon qui eut lieu le 5 juin. Les officiers français en garnison à Lopburi pendant cette période étaient, pour la plupart, en charge du commandement et de l'entraînement de la garde personnelle du roi. Quelques-uns furent arrêtés dès la mort de Phaulkon, et la répression s'amplifiant, ceux qui échappèrent aux geôles siamoises regagnèrent rapidement Bangkok. On peut supposer que ce fut le cas de notre témoin anonyme. Cette relation, rédigée dans un style presque impersonnel, ne laisse percer aucun indice quant à l'identité de son auteur et bien peu d’indications quant à ses sentiments intimes. Ce texte n'apporte guère d'éléments nouveaux et, tant par les faits rapportés que par certaines tournures de phrases, il offre souvent de troublantes similitudes avec la relation du jésuite Le Blanc.
Autrement précieux, en revanche, est l'abrégé en forme de journal qui s’enchaîne directement à ce premier document au milieu du feuillet 150r°. Bien qu'il paraisse écrit au jour le jour, il s'agit vraisemblablement d'un texte rédigé d'une seule traite à Pondichéry, sans doute à partir de notes prises antérieurement ; tant par les petites anecdotes qu'il révèle que par les grands événements qu'il confirme, il nous paraît d'une indubitable authenticité. Robert Lingat le présentait comme le récit le plus objectif qui nous soit parvenu (1). C’est sans conteste un document majeur sur le siège de Bangkok, dont un des intérêts, et non des moindres, est de nous indiquer des jalons chronologiques précis qui font défaut dans les autres relations, souvent rédigées de mémoire longtemps après les événements. On pourrait croire cet abrégé inachevé, car il s'arrête abruptement à la fin du folio 171v° au moment du départ des troupes françaises pour l'expédition de Phuket et ne comporte ni date, ni signature : toutefois, les dernières pages, écrites manifestement dans l'urgence – ou la lassitude – deviennent quasiment illisibles et laissent à penser que l'auteur n'entendait pas poursuivre plus avant son récit. Faisait-il même partie de l'expédition, ou bien était-il parmi les troupes restées à Pondichéry pour assurer la défense du comptoir ? Nous en sommes réduits aux conjectures.
Conjectures également quant à l'identité de notre auteur : il utilise parfois la première personne, ce qui nous permet de déduire qu'il était officier, vraisemblablement capitaine – il évoque à plusieurs reprises sa compagnie à laquelle appartenait, nous dit-il, le soldat La Pierre, mort héroïquement lors de l'attaque de la barque le Rosaire –, il sous-entend qu'il fut l'un des neuf capitaines à participer au Conseil réuni par Desfarges pour décider du sort de Mme Constance et qu'il se prononça, c'est tout à son honneur, contre le renvoi de la veuve de Phaulkon. Il nous apprend qu'il accueillait à l'ordinaire les visiteurs de marque de la garnison avant de les conduire au général, qu'il fit voile vers Pondichéry à bord du navire le Louvo, et qu'en en bon officier, il attendit que le dernier soldat fût monté à bord pour s'embarquer lui-même. Tout cela est encore trop peu et ni la déduction, ni l'élimination, ne permettent d'identifier sûrement notre auteur anonyme parmi tant de personnages possibles.
Nous avons utilisé pour cette transcription les microfilms qui se trouvent aux Archives Nationales de Paris et des photocopies de l’original conservé à Aix-en-Provence. Leur lecture est souvent difficile et les mots en fin de ligne sont fréquemment masqués dans les pliures du papier. Le cachet Marine et Colonies – Archives coloniales qui s'étale au milieu du recto de chaque feuillet, s'il témoigne du zèle infatigable du fonctionnaire préposé à l'archivage, ne facilite pas le déchiffrage du texte. Nous regrettons de n'avoir pu consulter le document original à Aix, qui nous aurait sans doute fourni des renseignements fort utiles, notamment au niveau graphologique.
Nous avons transcrit ce texte avec une orthographe moderne et nous nous sommes efforcés d'en reconstituer la ponctuation. Les crochets encadrent des mots ou des phrases dont le déchiffrage demeure incertain. Les mots ou les lettres en italique entre crochets ont été rajoutés par nous pour rétablir la logique du texte et en faciliter la compréhension. Les pointillés signalent les mots que nous n'avons pu reconstituer. Nous avons harmonisé l'orthographe des noms propres, mais signalé les épellations utilisées par l'auteur. Les vocables d'origine thaïe ont été romanisés selon les critères du Royal Institute of Thailand.
NOTES :
1 - Une lettre de Véret sur la révolution siamoise de 1688, T'oung Pao XXXI, 1935, p. 342. ⇑
13 août 2019