1ère partie.
[1r°] Les Français n'ont pas plutôt été venus dans le Royaume de Siam qu'on a commencé de murmurer contre eux et qu'on a cherché des moyens pour les faire tous périr, ce qu'on connaîtra facilement par la suite.
L'ok-phra Phetracha (1), grand mandarin du royaume, gouverneur des palais de Siam et Louvo, fort considéré par son roi et grand ennemi de M. de Constance (2), Premier ministre du royaume et seul protecteur des Français, ayant résolu de se faire roi, s'est servi de l'arrivée des Français comme d'une conjoncture favorable pour réussir dans ses desseins, car, ayant insinué dans l'esprit des plus grands du royaume qu'ils n'étaient venus à Siam qu'à deux fins, ou pour faire M. Constance roi au préjudice des héritiers légitimes de la Couronne, ou pour se rendre eux-mêmes les maîtres du royaume, il concluait qu'il fallait prévenir toutes ces entreprises [1v°] de bonne heure et que s'ils voulaient se liguer avec lui, ils détrôneraient leur roi, qui semblait nous favoriser dans toutes ces choses, et couronneraient un de ses frères (3).
Il n'eut pas beaucoup de peine, comme vous pouvez croire, à attirer dans son parti tous ceux à qui il proposa des choses si justes en apparence et où il ne s'agissait surtout que de perdre des gens qui n'étaient nullement estimés, je veux dire M. Constance, qui était haï de tout le royaume en général, et les Français, qui étaient sous sa protection, tant il est vrai que toutes sortes de nations n'aiment point les ministres étrangers. Il est bon, avant que de passer plus avant, de remarquer la politique de Phetracha, lequel couvrait ses intérêts particuliers de ceux de la famille royale et du public. Premièrement, il rendait odieux aux peuples le roi, M. de Constance et les Français. Il satisfaisait la haine qu'il avait pour ce ministre et désunissait la famille royale en rendant le roi suspect à ses frères et eux au roi, sans presque courir aucun risque de sa part, parce que, de quelque côté que la fortune se fût déclarée, il avait les frères du roi, héritiers présomptifs [et] la Couronne dans son parti, et les peuples aussi parce qu'ils croiraient tous, les premiers qu'il leur aurait conservé leur droit d'hérédité, le roi n'ayant point d'enfant mâle (4), et tous ensemble qu'il les aurait garantis d'une servitude étrangère. Ainsi il se faisait un redevable de celui qui aurait succédé au roi si la fortune ne lui avait pas permis [2r°] dans la suite de s'en défaire et de se faire roi lui-même comme il a fait. Mais retournons à présent à sa conspiration.
Elle ne put être tenue si secrète qu'elle ne vînt à la connaissance de M. de Constance, qui fit son possible pour l'arrêter, mais en vain. En voyant qu'elle augmentait de jour à autre, il en avertit le roi, mais trop tard. Ils n'étaient plus dès lors en état de s'y opposer et n'avaient presque plus d'autorité, Phetracha s'en étant saisi et tenant déjà le roi comme prisonnier dans son propre palais, ce qui obligea ce prince d'avoir recours à M. Desfarges (5), général des troupes françaises, et de conférer avec lui de toutes choses en particulier. Le résultat de cette conférence fut que M. Desfarges promit au roi de le secourir en tout ce qui dépendait de lui, et pour cet effet, il revint à Bangkok, place où les Français étaient établis. Il y prit cent soldats des meilleurs de la garnison, avec cinq officiers, savoir deux capitaines, MM. D'Assieu (6) et Desfarges l'aîné (7), deux lieutenants, les sieurs Le Roy et de La Héronnière, et un enseigne, le sieur Danglard (8), tous bien armés et tous gens sur qui il pouvait faire fond. Il s'embarqua, à dessein d'aller rejoindre le roi à Louvo (9) et se saisir de la personne de l'okphra Phetracha, chef de la conspiration, mais étant arrivé à Siam, il alla au comptoir de la Compagnie française, dont le chef, nommé Véret (10), le détourna d'aller plus avant, lui disant que le roi était mort, M. de Constance prisonnier, [2v°] et que s'il passait plus outre, il était perdu lui-même et avec lui tous les Français qui étaient dans le royaume.
Ces nouvelles surprirent fort M. Desfarges, mais ne voulant pas quitter la partie sans être plus amplement informé, il passa de l'autre côté de la rivière et alla consulter MM. des Missions Étrangères et leur évêque (11), après quoi il envoya à Louvo le sieur Le Roy, lieutenant, pour voir par lui-même l'état de toutes choses et en informer, si faire se pouvait.
Cet officier arriva de nuit à Louvo, et n'y voyant rien d'extraordinaire, il alla chez M. de Constance, qui reposait fort tranquillement dans son lit avec Madame sa femme, lequel fut fort surpris à son réveil de ne voir qu'un officier de la part de M. Desfarges, dans le temps qu'il l'attendait lui-même bien accompagné, et voyant la tiédeur avec laquelle ce général agissait dans des affaires de conséquence qui demandaient une prompte exécution, il ne put s'empêcher de s'écrier, en présence de cet officier: — Je suis perdu !, prophétie que la suite a vérifiée. Il chargea cet officier d'une lettre pour M. Desfarges, dont on ne sait pas la teneur, et le pria en même temps de témoigner et d'attester à son général l'état dans lequel il avait trouvé toutes choses, et de lui dire qu'il pouvait monter à Louvo sans courir aucun risque, ni lui ni les siens, tout y étant encore dans une parfaite tranquillité.
[3r°] L'officier, étant de retour de Louvo à Siam, ne manqua pas de faire à M. Desfarges un fidèle rapport de l'état de toutes choses et de la tranquillité dans laquelle il avait trouvé Louvo en arrivant et l'avait laissé en sortant, et lui rendit la lettre de M. Constance. Cependant M. Desfarges prit le parti de s'en retourner à Bangkok et d'y ramener avec lui son détachement.
Sitôt que M. Constance eut appris la retraite de M. Desfarges, il en fut plus surpris qu'on ne peut se l'imaginer et se jugea dès lors abandonné par les Français en qui il avait mis toute sa confiance, ayant même méprisé toutes les autres nations en leur faveur. Ces pressentiments n'ont été que trop véritables, car du moins s'ils ne l'ont pas abandonné, ils ne l'ont aucunement secouru et ne lui ont rendu aucun service, ni à lui ni aux siens, ni pendant sa vie ni après sa mort. Cependant, dans l'extrémité où il se voyait réduit, ne se rebutant point encore, il envoya le révérend père Le Royer, supérieur de la Maison de Jésus à Siam, après M. Desfarges à Bangkok pour lui assurer derechef qu'il pouvait monter à Louvo avec toute sorte de sûreté ; que tout y était encore tranquille ; que le roi et lui l'en priaient ; qu'il ne tenait qu'à lui de les sauver d'une perte évidente ; que ce serait un honneur immortel pour lui et sa nation d'avoir retiré un prince des mains d'un scélérat, et qu'après ce service, il devait tout espérer de la reconnaissance d'un roi qui lui devrait [3v°] non seulement son rétablissement mais aussi la vie. Toutes ces remontrances, quoique fort pressantes, furent inutiles, et ce bon père fut contraint de s'en retourner avec bien du chagrin annoncer ces tristes nouvelles à M. Constance, qui va ressentir en peu de temps les effets d'un pareil abandonnement.
L'okphra Phetracha, pendant tout ce temps-là, ne resta pas endormi, et voyant qu'on avait éventé sa mine, il travailla fort et ferme pour avertir ceux de son parti qui étaient des gouverneurs de ville et de province de le venir joindre au plus tôt. Ils y vinrent, et lui amenèrent en peu de jours de quoi composer une armée de 70 000 ou 80 000 hommes (12). Se voyant si bien appuyé, il crut ne devoir plus différer de faire éclater le dessein qu'il tramait depuis si longtemps, et pour cet effet il commença par s'assurer de la personne du roi et de celle de M. Constance, sans plus garder de mesures comme il avait fait jusqu'alors. À l'égard du roi, comme il était gouverneur du palais de Louvo dans lequel ce prince était malade, il en changea la garnison, il envoya à Thalé Chupson (13) la garde qui y avait été mise par M. Constance, sur laquelle il n'avait pas une autorité absolue, attendu qu'elle était commandée par des officiers français, et y mit une garde à sa dévotion, tant pour s'assurer du roi que de son palais. Pour M. Constance, sa fidélité pour le roi a été plus forte que la crainte de la mort, car, quoiqu'il n'ignorât rien de ce qui se [4r°] passait et qu'il se doutât de ce qui lui est arrivé, il se résolut d'aller au palais pour voir le roi, ce qu'il fit le 27 mai après avoir pris congé de sa femme comme n'espérant plus la revoir, et s'être recommandé aux prières des pères jésuites qui étaient pour lors chez lui (14). Il alla droit au palais du roi, accompagné de trois officiers français, qui sont MM. de Beauchamp et les chevaliers Desfarges (15) et de Fretteville (16). Sitôt qu'il y fut arrivé, Phetracha l'arrêta et donna ordre en même temps qu'on menât ces trois officiers dans une chambre, où ils ont été renfermés deux jours sans recevoir aucune insulte. Le lendemain, M. Constance alla leur parler par l'ordre exprès de cet okphra, mais il n'osa leur rien déclarer parce qu'il y avait des espions pour écouter ce qu'il dirait, et cette visite n'était seulement que comme une espèce de consolation pour ces messieurs et une politique de Phetracha, qui espérait de cette conversation apprendre quelque chose qui pût dans la suite justifier les trahisons et les cruautés qu'il méditait (17).
Comme il savait que M. Constance, fidèle à son roi, était son plus grand ennemi et que s'il ne l'avait pas surpris, ses espérances auraient été vaines, il n'a rien épargné pour le faire souffrir lorsqu'il en a été le maître, car pendant huit jours consécutifs, il l'a fait appliquer à des questions et à des tourments inouïs, de sorte qu'il en est mort, le 3 ou le 4 juin, après avoir beaucoup souffert (18). J'ai même [4v°] ouï dire par quelques mandarins siamois qu'après sa mort, on l'avait coupé par morceaux et jeté à la voirie.
Mme Constance n'a pas été exempte de ces tyrannies, car après la mort de son mari, ses biens lui ont tous été ravis. Elle a été faite prisonnière, appliquée à de très rudes questions, et cela pour l'obliger de dire ce qu'étaient devenues toutes les pierreries et bijoux de son mari. Elle en a déclaré à la vérité qu'ils avaient été confiés par M. Constance à quelque personne que je ne nomme point et qui ne lui profiteront pas beaucoup (19).
Le fils adoptif du roi (20) qui croyait que Phetracha était son fidèle ami et que tout ce qu'il faisait était pour lui mettre la Couronne sur la tête, a trop tard connu sa perfidie et a été le premier sacrifié à sa passion, car ce tyran lui fit couper la tête le 28 ou 29 mai, et la fit pendre au col de M. Constance, qui l'a portée deux jours en façon de cravate (21).
Quoique je vous aie dit d'abord que Phetracha faisait paraître avoir dessein d'élever sur le trône un des frères du roi, cela était fort éloigné de ses sentiments, et ce n'a été qu'un prétexte dont il s'est adroitement servi pour attirer dans son parti les plus considérables du royaume et même tout le peuple. Il ne s'est pas fait aussi un grand mystère de ne pas tenir sa parole, puisque ce n'avait jamais été son intention, mais tout au contraire, il va faire périr toute la famille royale, et pour réussir dans [5r°] son entreprise, il ne manquera pas d'expédients. Comme depuis longtemps il entretenait de tromperies les deux frères du roi et qu'il leur persuadait à l'insu l'un de l'autre que tout ce qu'il faisait était pour eux, que même la mort du fils adoptif du roi semblait les en assurer parce qu'il aurait pu leur faire quelque obstacle, ces malheureux princes ne se gouvernaient que par ses conseils. Mais ayant alors la force à la main et voyant que les Français ne branlaient pas, il ne balança plus de les sacrifier. Il leur envoya dire qu'il ne les croyait pas en sûreté à Louvo à cause du grand trouble qui y était et qu'il leur conseillait de se retirer à Thale Chupson jusqu'à ce qu'il eût apaisé toutes choses. Ils partirent pour y aller, et furent assassinés par des scélérats que Phetracha avait postés sur le chemin (22). Cela arriva peu de temps après la mort de M. Constance. Leur mort a été suivie de celle de beaucoup de leurs amis, car Phetracha a fait mourir ensuite tous les gouverneurs et mandarins qu'il a cru n'être pas dans ses intérêts, et auxquels il n'avait osé se confier du vivant de M. Constance. Voilà comme il s'y est pris avant que d'oser se faire déclarer roi.
Il semble que ce scélérat aurait dû être content, et après tant de sang répandu, se montrer doux et clément. Mais tout au contraire, il veut la perte totale de tous les chrétiens qui sont dans le royaume. Tous les Portugais ont été obligés de se tenir dans un lieu qui [5v°] leur avait été marqué, sans oser en sortir sur peine de la vie. Les Anglais, qui y étaient en plus petit nombre, y ont tous été faits prisonniers après qu'on a eu pillé tout ce qu'ils avaient.
Pour les Français qui étaient à Siam et à Louvo, ils n'ont point été insultés pendant tout ce désordre, Phetracha ayant dessein de les surprendre en même temps que ceux qui étaient dans les forteresses de Bangkok et à Mergui.
Je dirai cependant en passant que pendant ce même désordre, il y avait à Louvo six officiers français, qui sont MM. le chevalier Desfarges, de Fretteville, Beauchamp (23), Delas (24), Des Targes (25) et Saint-Vandrille (26), et un ingénieur nommé de Bressy, lesquels, depuis que M. Constance avait été arrêté, n'avaient pu obtenir la licence de s'en retourner à Bangkok, et quoiqu'ils fussent bien traités, ils ne laissaient pas de craindre dans la suite un pareil ou plus méchant sort que les autres chrétiens. C'est pourquoi ils se résolurent de tenter le hasard pour se sauver, et pour cet effet, ils se mirent en chemin de nuit pour se rendre à Siam, faisant leur compte qu'y étant arrivés, ils prendraient un balon au comptoir de la Compagnie pour les porter à Bangkok. C'était à la vérité une entreprise de jeunesse ; elle aurait été approuvée si elle avait réussi, mais il faut remarquer que de Louvo à Siam il y a quatorze [6r°] grandes lieues, que tout le pays est presque inondé dans un temps pareil, que de Siam à Bangkok il y a trente lieues et tout le bord de la rivière rempli de corps de garde, de sorte qu'il ne pouvait passer un balon de nuit ni de jour qu'il ne fût arrêté et visité. Mais ils furent exempts de tous ces embarras, car le lendemain matin à la pointe du jour ils se trouvèrent environnés de plus de 800 à 900 hommes, tant cavalerie qu'infanterie, que Phetracha avait envoyés après eux, ayant eu avis de leur fuite. Ces six messieurs ne trouvèrent point d'autre parti à prendre que de se bien défendre si on les approchait et qu'on voulût les insulter, de sorte qu'un mandarin, jugeant de leur dessein à leur posture, s'approcha seul d'eux pour leur dire qu'il ne venait pas après eux pour leur faire du mal, mais bien par ordre du roi pour les ramener à Louvo. Ils se rendirent à ces belles paroles, le parti d'ailleurs n'étant pas égal. Ils furent ce jour-là traités avec assez de douceur et d'honnêtetés, mais le lendemain, comme ils ne se tenaient plus sur leurs gardes, ne se méfiant de rien, les Siamois les ayant tous surpris, les dépouillèrent tout nus, les attachèrent à la queue de leurs chevaux et les maltraitèrent si fort que le sieur de Bressy, ingénieur, mourut par le chemin de la fatigue, et que peu s'en fallut que les autres n'en fissent autant et ne payassent de leur vie leur tour de jeunesse, ayant beaucoup souffert.
Phetracha s'étant défait, comme vous venez de voir, de tous ceux qu'il a cru pouvoir apporter dans la suite [6v°] obstacle à ses desseins, va présentement donner tous ses soins et employer toutes ses forces contre les Français qui sont dans le royaume pour tâcher de les perdre, de quelque manière que ce soit, comme les seuls ennemis qu'il croit capables de le traverser s'ils y restent plus longtemps. Il envoya donc une armée de plus de 40 000 hommes pour investir les deux forteresses de Bangkok. Mais avant que de passer plus avant et de se servir de ses forces, il voulut user de ruse et de finesse, en quoi les Siamois sont fort habiles gens, et étant persuadé que s'il pouvait avoir une fois M. Desfarges, leur général, entre ses mains, il serait bientôt maître du reste, il tenta l'aventure, qui réussit fort bien d'abord, mais qui avorta dans la suite.
Il envoya Mon Pan (27), qui a été en France pour premier ambassadeur et qui est à présent premier barcalon, à Bangkok, vers M. Desfarges, comme de la part du roi, pour l'avertir de la mort de M. Constance et pour le prier de lui venir parler. Il lui fut dit plusieurs autres raisons que je passe sous silence afin de l'engager d'aller à Louvo. Je vous dirai seulement que le discours de Mon Pan charma beaucoup M. Desfarges et eut plus de force sur son esprit que n'en avaient eu ci-devant les lettres de défunt M. Constance et toute la rhétorique du révérend père Le Royer et celle de M. Le Roy, puisqu'il l'engagea d'aller avec lui à Louvo. Il s'embarqua donc, malgré tous les avis des officiers de la garnison et surtout de [7r°] M. de Vertesalle (28), son second, lequel, après lui avoir remontré qu'on voulait le surprendre, lui déclara publiquement qu'il n'avait que faire de lui envoyer d'ordre et qu'il n'en recevrait aucun de sa part pendant qu'il serait absent. Il partit enfin, mais il s'en repentit bientôt, car à peine fut-il à deux lieues de Bangkok qu'il reconnut que tout ce qu'on lui avait remontré était véritable et qu'on voulait absolument le perdre, ce qui le fit penser à se tirer d'un méchant pas fait bien mal à propos. Sitôt qu'il fut arrivé à Siam, où quelques jours auparavant il avait reçu de si grands honneurs, on le mit dans un palanquin sans lui permettre de voir ni de parler à qui que ce soit et on le conduisit à Louvo avec une bonne escorte de cavalerie, ce qui l'étonna d'autant plus qu'il n'avait pas accoutumé d'avoir un si grand train, mais en récompense, plus de liberté. Étant arrivé à Louvo, il demanda qu'on le menât dans la maison des révérends pères jésuites, mais on ne l'écouta seulement pas et on le conduisit dans le palais royal où aussitôt qu'il fut arrivé, on lui servit une collation magnifique, et plusieurs mandarins du premier ordre vinrent lui rendre visite, comme les juifs avaient fait autrefois à Notre Seigneur.
Le soir après soupé, Phetracha vint le voir à son tour, comme de la part du roi à ce qu'il disait, et lui fit plusieurs interrogatoires par manière de conversation (29). Enfin, après une longue conférence qui ne plaisait pas [7v°] à M. Desfarges, il fallut venir à la conclusion.
Phetracha lui demanda ce qu'il était venu faire avec ses soldats dans le royaume de Siam, et M. Desfarges lui ayant répondu qu'il y avait été envoyé par le roi son maître pour le service du roi de Siam et pour suivre ses ordres, et que lui et toutes ses troupes étaient prêts de se sacrifier pour son service dès qu'il l'ordonnerait, Phetracha crut alors que tout allait réussir comme il se l'était imaginé, et ne croyant pas avoir affaire avec un vieux renard qui ne tâchait qu'à se tirer du piège où il s'était mal à propos laissé prendre, il commença de déclarer à M. Desfarges que le roi le considérait fort, qu'il avait beaucoup de confiance en lui et qu'il le connaissait pour un homme rempli d'esprit, de cœur et de bravoure, et que, comme il avait guerre contre les Laos et les Cochinchinois qui étaient entrés sur ses terres où ils pillaient et ravageaient tout, que le roi le priait de l'aider de son conseil et de ses troupes, et qu'il fît venir tous ses soldats de Bangkok à Louvo pour les bien rafraîchir et leur donner tout ce qui leur serait nécessaire pour ensuite les mettre à la tête d'une grande armée qu'on lui allait donner à commander pour repousser et chasser les ennemis ; et qu'il fallait aussi écrire à M. Du Bruant, commandant à Mergui pour qu'il vînt le joindre avec ses soldats dans un lieu qui lui serait indiqué (30). M. Desfarges n'hésita pas sur la réponse qu'il [8r°] devait faire, et ne doutant plus que de si beaux compliments, qui dans un autre temps lui eussent été fort honorables, ne fussent alors des pièges pour le perdre lui et ses troupes, il répondit fièrement qu'il fallait qu'il allât lui-même à Bangkok pour amener ses soldats parce que celui qui y commandait n'abandonnerait pas ses forteresses sur une simple lettre qu'on voulait l'obliger d'écrire. Phetracha, tout fin qu'il est, donna là-dedans, et permit à M. Desfarges de retourner à Bangkok, à condition cependant que ses deux fils, qui étaient avec lui, resteraient pour otages de sa parole. Il voulut s'exempter d'écrire à M. Du Bruant, à moins qu'il n'envoyât un officier porter sa lettre, mais ce fut en vain, et y étant obligé, il se servit de termes si extraordinaires que si M. Du Bruant la recevait, il connût par là que c'était une chose forcée et n'y ajoutât pas de foi, ce qui réussit, comme vous verrez dans la suite sur l'affaire de Mergui.
Mais revenons à M. Desfarges, lequel, délivré par ces moyens des mains de Phetracha et de retour à Bangkok, et ses deux fils restés en otages à Louvo, va désormais agir en brave homme. Il assembla tous ses officiers, leur fit connaître le grand changement arrivé et quel pouvait être le dessein de Phetracha, toutes les propositions qu'on lui avait faites et les réponses qu'il avait rendues, et enfin de quelle manière il s'était tiré d'entre leurs mains, et que quoiqu'il [8v°] eût laissé ses deux fils, il prétendait cependant faire tout ce qui, était de son devoir pour l'honneur et l'intérêt de son roi, et que dès lors il fallait regarder les Siamois comme nos ennemis et se précautionner contre eux. C'est pourquoi il fut résolu dès l'heure même d'abandonner une des deux forteresses qu'il gardait et de se retirer tous dans l'autre où on serait plus en état de se défendre (31), joint qu'il n'avait pas en tout, tant officiers que soldats, plus de 250 hommes.
Avant que d'abandonner cette forteresse, on en fit tirer toutes les munitions de bouche et de guerre, on fit crever tous les canons qui étaient dedans, on pilla et brûla tous les villages circonvoisins. On avait résolu de raser toute la forteresse, mais on n'en eut pas le temps, les troupes que Phetracha, que je vous ai dit ci-devant y avoir été envoyées pour nous investir, s'y étant opposées. Mais ce n'a été qu'un peu de retardement car peu de temps après, elle fut toute ruinée à coups de canon.
Phetracha, voyant que M. Desfarges ne retournait point à Louvo avec ses soldats comme il lui avait promis, et ayant appris toutes ses démarches à son retour à Bangkok, résolut pour lors d'en venir à la force puisqu'il n'avait pu réussir dans son dessein par ses ruses et tromperies. Il envoya donc ordre à son général, qui commandait son armée aux environs de Bangkok, de s'approcher et d'assiéger les Français dans leur forteresse, et de les enlever [9r°] ou d'assaut ou de quelque autre manière qu'il pourrait. Il fit regarnir la forteresse que l'on avait abandonnée de plus de quarante pièces de canon; il fit faire douze autres petits forts autour de la forteresse des Français, en chacun desquels il y avait sept, huit ou dix pièces de canon, et après cela, on commença à faire feu sur nous de tous côtés.
Je crois par avance que vous êtes bien persuadé que les Français, pendant ce temps-là, n'avaient pas les bras croisés, car M. Desfarges n'oublia pas de faire faire tout ce qui était nécessaire pour la conservation de la place et de son monde, et de bien faire servir 200 pièces de canon qu'il avait dans son fort. Et comme la forteresse qu'on avait abandonnée avait un cavalier (32) qui commandait dans notre place et qui nous incommodait plus que tout le reste par le feu continuel du canon et par les bombes que les ennemis jetaient sur nous de cet endroit, et cela par le secours de MM. les Hollandais, on s'attacha aussi à la pareille à la bien battre avec deux bonnes batteries de 30 pièces de canon chacune, de sorte qu'en peu de temps on en fit comme une masure. Les ennemis voulurent une fois se présenter, comme on a cru, pour monter à l'assaut, mais dès la première décharge de mousqueterie qu'on fit sur eux et dont ils ne sont pas fort friands, ils jugèrent à propos de se retirer plus vite qu'ils n'étaient venus, et ils n'y sont pas revenus [9v°] depuis, et pendant quatre mois de siège, on n'a fait que se tirer des coups de canon de part et d'autre, tant pour attaquer que se défendre, ce qui ne pouvait pas beaucoup incommoder le fort des Français, d'autant que ce n'était qu'un retranchement de bonne terrasse, environné d'un grand fossé tout rempli d'eau.
NOTES :
1 - La Touche orthographie opra Pitrachard. Frère de lait du roi Naraï, Phetracha était général en charge des éléphants royaux. Il régna sous le titre de Phra Phetracha entre 1688 et 1703. ⇑
2 - Ou Monsieur Constance, ainsi que les Français nommaient Constantin Phaulkon, aventurier grec devenu le favori du roi Naraï avec la haute main sur les affaires de l’État. Voir sur ce site la page qui lui est consacrée : Phaulkon. ⇑
3 - Le roi avait deux demi-frères, Chao Fa Aphaïtot et Chao Fa Noï, ainsi décrits par l'abbé de Choisy (Journal du voyage de Siam du 12 novembre 1685) : l’un qui a trente-sept ans, et est impotent, fier, et capable de remuer, si son corps lui permettait d’agir ; l’autre qui n’a que vingt-sept ans, est bien fait, et muet. Il est vrai que l’on dit qu’il fait le muet par politique. ⇑
4 - En eût-il eu que la tradition voulait que ce soit un frère du roi, plutôt qu'un fils, qui lui succède. Dans son Histoire politique et naturelle du royaume de Siam (1688, pp. 244-245) Nicolas Gervaise évoquait : la coutume du pays qui veut que les frères du défunt roi lui succèdent à l'exclusion de ses propres enfants. ⇑
5 - L'auteur épelle Des Farges. Général commandant en chef des troupes françaises au Siam. Matamore borné et autoritaire, voire caractériel, d'une cupidité et d'une avarice sans borne, il fut unanimement détesté, tant par ses officiers que par ses propres enfants. Il mourut en mer lors de son voyage de retour en France. ⇑
6 - L'auteur orthographie D'Assieux. On trouve dans d'autres relations d'Acieux, Dacieux, Dacieu, Dacia, etc. Nous avons retenu l'épellation des documents officiels rédigés à Versailles. ⇑
7 - Le marquis Desfarges, fils aîné du commandant en chef des troupes. ⇑
8 - On trouve mention d'un Danglard de la Nochegude, enseigne de la 8ème compagnie, dans la Liste des officiers choisis par Sa Majesté pour commander les douze compagnies d'infanterie envoyées au Siam rédigée à Versailles le 14 février 1687. (AN. Col. C1/27 ff° 46r° et suiv.). ⇑
9 - Aujourd'hui Lopburi (ลพบุรี), à une soixantaine de kilomètres d'Ayutthaya. Le roi Naraï affectionnait cette ville où il passait la plus grande partie de l'année. ⇑
10 - L'auteur orthographie Verret. Le sieur Véret succéda à Deslandes-Boureau à la direction du comptoir de Siam. À la lumière de tous les témoignages, il apparaît comme un personnage cupide et faisandé qui faisait passer son enrichissement personnel bien avant les intérêts de la Compagnie. ⇑
11 - Il y avait deux évêques au séminaire des Missions Étrangères : Louis Laneau, évêque de Métellopolis, et Artus de Lionne, qui avait été nommé évêque de Rosalie le 5 février 1687, mais qui avait refusé cette nomination, qu'il n'acceptera qu'en 1696. Il semble que c'est son avis qui pesa le plus lourd dans la décision de Desfarges d'abandonner Phaulkon à son sort. Violemment attaqué après son retour en France, l'abbé de Lionne se justifia dans un Mémoire sur une affaire sur laquelle on m'a demandé quelques éclaircissements qu'on pourra lire sur ce site. ⇑
12 - Le chiffre paraît ridiculement disproportionné, sachant que sur les 636 hommes de troupe, soldats et officiers, embarqués sur les navires de l'ambassade Céberet-La Loubère, beaucoup avaient péri en mer, et qu'on peut estimer qu'il ne devait pas y avoir plus de 250 soldats français dans la garnison de Bangkok et une centaine dans celle de Mergui. Desfarges écrivait dans sa relation : Phetracha était entièrement maître du palais et avait en main plus de 30 000 hommes, tant à Louvo que sur les chemins. (Relation des révolutions arrivées à Siam en l'année 1688, 1691, p. 13). Dans une lettre écrite de la prison de Middelbourg, Beauchamp notait : J'ai pris la déposition de l'ambassadeur et de l'otage qui ont déclaré que les gens qui travaillaient dans la place étaient gens d'Ok-phra Phetracha et qu'il avait toujours trois ou quatre mille hommes dans les bois de Bangkok et qui n'attendaient que ses ordres pour nous venir couper la gorge. Je lui demandai si M. Constance le savait ; il me dit que non. Je lui demandai si Ok-phra Phetracha savait que M. Desfarges dût monter à Louvo, il me dit que oui, qu'il l'attendait avec quinze mille hommes qui étaient dans les pagodes et les bois (A.N. Col. C1/25 f° 82r°). ⇑
13 - La Touche orthographie Telipson. Thale Chubson (ทะเลชุบศร) était une île au milieu d'un ancien lac à trois kilomètres de Lopburi où le roi Naraï avait fait construire une résidence, le pavillon Kraisorn-Sriharaj (ตำหนักไกรสรสีหราช). On peut penser que la fraîcheur de l'eau rendait cette retraite agréable pendant les mois chauds. Elle était également connue sous le nom de Pratinang yen (พระตี่นั่งเย็น), la Résidence fraîche. Elle servait au roi Naraï pour les réceptions et pour séjourner lors de ses parties de chasse ou de ses promenades en forêt. C'est là que fut exécuté Phaulkon. ⇑
14 - Il y avait au moins le père de Bèze, qui le confirme dans sa relation (Drans et Bernard, Mémoires du père de Bèze sur la vie de Constance Phaulkon, 1947, p. 116). ⇑
15 - Le fils cadet du général Desfarges. ⇑
16 - Ancien garde-marine, page de la chambre du roi, le chevalier de Fretteville était l'un des douze gentilshommes qui avaient accompagné l'ambassade de Chaumont en 1685. Il était revenu en France puis s'était rembarqué pour le Siam en 1687 avec l'ambassade La Loubère-Céberet. ⇑
17 - Beauchamp ne mentionne pas cette entrevue, et semble indiquer que les seuls mots qu'il put échanger avec Phaulkon furent prononcés immédiatement après leur arrestation : Phetracha prit par le bras M. Constance, lui fit quitter ses souliers et son chapeau et le promena ainsi tout autour du palais pour le montrer au peuple qui s'y était rendu en foule. Après, on l'amena dans la salle où nous étions. À peine y fut-il entré qu'il me dit en m'abordant : — Seigneur major, je suis bien fâché de vous voir ici. Je lui répondis : — Votre Excellence l'a bien voulu, car si vous m'aviez cru, ni vous ni moi n'y serions pas. Phetracha, voyant que nous nous parlions, le vint prendre et l'emmena. (BN Ms Fr 8210, f° 522v°). ⇑
18 - Phaulkon fut exécuté le 5 juin 1688 dans les fossés de Thale Chubson. ⇑
19 - Difficile de savoir à qui La Touche fait ici allusion, (Desfarges ? Beauchamp ? Véret ?) tant l'histoire des biens de Phaulkon et des bijoux de Mme Constance constitue un invraisemblable imbroglio. Il n'est pas un officier qui n'espère retourner en France avec une part du butin et il est malaisé de démêler le vrai du faux, les uns et les autres déguisant la vérité et s'accusant mutuellement. Il semble qu'avant son arrestation, Mme Constance avait fait trois paquets de ses bijoux. Elle en remit deux au supérieur des jésuites, le père Le Royer, et le troisième à l'officier Fretteville. Le Royer, ne tenant pas à conserver ce précieux et dangereux dépôt, le remit à Beauchamp afin de les faire rendre à Mme Constance par l'intermédiaire du père Comilh. Selon Beauchamp, le général Desfarges, informé de cette commission, aurait demandé que ces deux paquets ne soient pas restitués tant que les Siamois ne lui auraient pas remboursé une somme de 400 pistoles que Phaulkon lui devait. Les Siamois ayant promis d'honorer cette dette, Desfarges aurait fait remettre les deux paquets au barcalon par l'intermédiaire de Véret. Connaissant la réputation plus que douteuse du chef du comptoir, on peut légitimement se demander si les bijoux ont jamais été rendus à leur propriétaire. Le contenu de ces deux paquets, révélé par Beauchamp, avait effectivement de quoi faire tourner les têtes : quatre colliers, un chapelet, deux paires de bracelets et des pendants d'oreille de perles, quatre douzaines d'anneaux d'or de plusieurs façons, une très grosse et parfaitement belle émeraude, des agrafes, de petits rubis, quatre bagues de petits diamants, neuf ou dix chaînes d'or, onze lingots d'or pesant plus de trois marcs chacun, huit coupans d'or de dix écus pièce, une douzaine de boutons, demi-douzaine d'aiguilles de tête, et douze ducats d'or. (BN. Ms. Fr. 8210, f° 550r-550v). L'accusation à peine voilée de Vollant des Verquains qui indique que les paquets restitués ne renfermaient plus qu'à peine le tiers de leur contenu initial laisse à penser que certains se sont servis au passage.
Le sort du troisième paquet n'est pas plus clair. M. de Fretteville à qui il fut remis fut arrêté à Louvo lors de l'arrestation de Phaulkon, fouillé et sans doute dépouillé d'une partie des trésors. Beauchamp ici encore nous donne sa version : Quelques jours après Saint-Vandrille et M. Desfarges me vinrent trouver et me dirent qu'ils avaient sauvé des diamants que Mme Constance avait mis entre les mains de Fretteville, lorsqu'ils furent pris et fouillés quand on les ramena à Louvo, et que le chevalier Desfarges les avait, qu'ils me priaient de leur en faire donner leur part, puisque ayant tout perdu et ayant aidé à les sauver, il était bien juste qu'ils en profitassent. Je leur dis que je n'entrais point là-dedans, que c'était une chose qu'il fallait rendre à Mme Constance, et qu'il était indigne à des gens comme eux de vouloir profiter de son malheur. Comme Saint-Vandrille vit que je ne donnais point dans sa proposition, il en parla à M. Desfarges, qui lui dit que c'était infâme à lui de vouloir partager le bien d'une femme qui avait tout perdu, et que s'il faisait son devoir, il le ferait mettre dans un cul de basse-fosse. Aussitôt il fit appeler le chevalier son fils, qu'il gronda très fort de ce qu'il ne lui avait rien dit de ces diamants, lui ordonna de les remettre entre les mains de Fretteville, puisque c'était à lui que Mme Constance les avait confiés, et à Fretteville de les rendre à Mme Constance aussitôt qu'il pourrait, et que si les uns et les autres manquaient à la moindre de ces choses, il les mettrait tous en prison et commencerait par son fils. (Bibliothèque Nationale, manuscrit Fr 8210, f° 550v-551r). Les protestations vertueuses de Beauchamp ne suffisent pas pour nous convaincre. Quant à Saint-Vandrille, auteur d'une relation conservée aux Archives Nationales de Paris, il ne souffle pas un mot de ce trésor. Desfarges garde le même silence. Beauchamp note sobrement qu'après la signature du traité de capitulation, le chevalier de Fretteville, qui avait été chargé des diamants dont j'ai parlé, alla voir Mme Constance, à qui il rendit ce qu'il lui avait pu sauver. (Manuscrit Fr 8210, f° 556r). Ce chevalier de Fretteville était peut-être le seul officier honnête au milieu de cette brochette de canailles. Cela ne lui porta pas chance, puisqu'il se noya au mois d'octobre 1688. Il était d'une grande piété et voulait rentrer dans les ordres à son retour en France. Quant à la famille Desfarges, à Beauchamp, à Saint-Vandrille, à Véret, il est plus que probable qu'ils ont tous plus ou moins participé au pillage des biens de Mme Phaulkon. Pour davantage de précisions, on se reportera à l'article de Michael Smithies : Madame Constance's Jewels paru dans le Journal de la Siam Society, vol. 88.1 et 2, 2001, pp. 111-121. ⇑
20 - Mom Pi (หม่อมปีย์) ou Phra Pi (พระปีย์), parfois appelé Prapié, Monpy, Monpi, etc. dans les relations françaises. Fils d'un hobereau, ce jeune garçon fut emmené très jeune au palais pour y exercer les fonctions de page et fut élevé par une sœur du roi Naraï. Toutes les relations s'accordent à reconnaître la tendresse quasi paternelle que le roi lui prodiguait et les privilèges exceptionnels dont il jouissait. ⇑
21 - Cette affirmation est plausible, c'était là un châtiment couramment pratiqué, comme le mentionne le père de Bèze : … lorsque deux personnes sont complices du même crime, c'est la coutume à Siam de pendre la tête de celui qui a été le premier exécuté comme le plus coupable, au col de l'autre et, s'il a été pendu ou tué d'une autre manière, on attache le corps mort au vivant, visage contre visage et on les laisse quelque temps en cet état. (Drans et Bernard, op. cit. pp. 119-120). ⇑
22 - Selon Vollant des Verquains, dont le récit est plus vraisemblable, les frères du roi furent exécutés dans les formes : Phetracha tenait les deux frères enfermés et toutes choses prêtes pour leur supplice. Il ne jugea pas qu'il fût à propos de le différer plus longtemps, c'est pourquoi le 19 juillet il les livra à un gros détachement de ses plus affidés sous les ordres de Sorasak, son fils, qui les conduisit vis-à-vis d'une pagode entre Louvo et Thale Chubson, maison de plaisir du roi de Siam, où ayant été mis chacun dans un sac de velours écarlate, on leur pressa l'estomac avec du bois de santal, qui est le plus précieux des Indes, et ainsi on les étouffa selon la coutume de ces nations qui ne répandent jamais le sang de leurs princes et estiment ce genre de mort le plus honorable. (Histoire de la révolution de Siam arrivée en l'année 1688, 1691, pp. 97-98). ⇑
23 - Beauchamp n'en faisait certainement pas partie. Il rapporte cette tentative d'évasion dans sa relation, mais n'indique nulle part qu'il y participait, et aucune autre relation ne le mentionne. ⇑
24 - La Touche orthographie De Lasse. On trouve également Dilas d'autres relation, et un De Laze, officier du roi, sans doute le même, dans le Catalogue des prisonniers ecclésiastiques et laïques dressé par le missionnaire Martineau en 1690 (Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 248), ce qui indiquerait que cet officier faisait partie des troupes que Desfarges laissa en arrière et qui furent capturées par les Siamois. À en croire le journal de la Mission, leur traitement fut particulièrement rude : il y en eut d'entre eux qui furent traînés le long des rues et chemins, déjà à demi-morts de coups, avec la cangue au col, à peu près comme on ferait à un chien mort pour le jeter à la voirie. Tous furent amenés à la ville chargés des cinq prisons, après avoir passé plusieurs jours, tant à la barre qu'à Bangkok, dans des tourments qu'il serait difficile d'exprimer. (Launay, Op. cit., I, p. 222). Une fois libéré, Delas se réfugia, comme la plupart des Français, au séminaire des Missions Étrangères, où il causa bien des soucis aux bons pères, ainsi que s'en plaignit amèrement Mgr Laneau dans une lettre du 21 décembre 1693 adressée à M. de la Vigne : … pour les officiers, comme ils se regardaient au-dessus du commun, aussi ne faisaient-ils pas grand cas de ce que nous leur disions ; et ils nous ont donné assez d'exercice durant le temps qu'ils ont été en notre séminaire ; et nous n'y avons eu de la paix que lorsqu'ils en ont été dehors. Il est vrai que ç'a été par notre faute, à cause que dans les commencements qu'ils y vinrent, nous avions trop d'égards pour eux, et surtout M. Martineau qui fait trop de distinction ; mais comme ils en ont abusé, ils lui ont fait payer bien cher ses déférences, particulièrement les sieurs Bellemont et Delaz (Launay, op. cit., I, p. 277). ⇑
25 - On trouve également mention de ce Des Targes dans la Relation de ce qui s'est passé à Louvo, royaume de Siam, avec un abrégé de ce qui s'est passé à Bangkok pendant le siège en 1688 (A.N. Col. C1/24, f° 149r°). Toutefois, vu la similitude des noms, les relations font souvent une confusion entre Desfarges et Destarges. ⇑
26 - La Touche orthographie Saint-Vendry. Le lieutenant Saint-Vandrille, est l'auteur d’une relation conservée aux Archives Nationales de Paris (Col. C1/25 f° 106r°-117r°), qu'on pourra lire sur ce site : Relation de Saint-Vandrille. ⇑
27 - La Touche orthographie Monpan. Ok-phra Wisut Sunthon (ออกพระวิสุทธิสุนทร), plus couramment appelé Kosa Pan (โกษาปาน) avait été l’ambassadeur du roi de Siam en France en 1686, où il avait fait excellente impression. Lors du coup d'État, il se rallia au parti de Phetracha à la grande indignation des Français et fut par la suite nommé barcalon (mot d'origine portugaise, corruption du siamois Phra Khlang, qui désignait une sorte de premier ministre principalement en charge des finances et des affaires étrangères). Voir sur ce site la page qui lui est consacrée : Kospan. ⇑
28 - On trouve parfois Verdesal ou, comme sur les documents officiels, Verdesalle. Un brevet signé à Versaille le 31 août 1687 donnait au sieur de Verdesalle, capitaine et major du régiment de la Marche, le commandement des troupes qui vont à Siam sous les sieurs Desfarges et Du Bruant (A.N. Col. C1/27 f° 41r°). Selon François Martin (Mémoires, 1932, II, p. 520) M. de Vertesalle savait bien la guerre, il était fort attaché à en faire observer tous les règlements, mais entêté dans ses sentiments et qui ne revenait pas aisément ; il dépensait à sa table les appointements qu’il avait du roi où les officiers étaient bien reçus, et il en était aimé. Toujours d’après le directeur du comptoir de Pondichéry, Vertesalle n’était pas aimé de Phaulkon, et il avait eu du bruit aussi avec des officiers de marine, et l’on dit qu’on avait écrit en France contre lui. ⇑
29 - Cette entrevue avec Phetracha ne fut pas particulièrement cordiale. Le père de Bèze, s'appuyant sur les confidences du général à son retour à Bangkok, tout consterné de la réception que lui avait faite Phetracha, écrivait : Il [Phetracha] avait obligé M. Desfarges de se mettre par terre, lui qui n'avait jamais paru qu'assis ou debout devant le roi, et avait fait tenir derrière lui un homme debout, le sabre nu à la main pour l'intimider davantage. Lui parlant ensuite avec une fierté extrême, il lui avait fait plusieurs reproches de sa mauvaise conduite et des violences des Français et lui avait enfin ordonné d'écrire à M. Du Bruant de sortir de Mergui et d'ordonner en même temps à M. de Vertesalle d'amener la garnison de Bangkok pour aller à la guerre contre les Laos. (Drans et Bernard, op. cit., pp. 129-130). ⇑
30 - Desfarges écrivit cette lettre dans un invraisemblable charabia qui devait montrer clairement à Du Bruant qu'elle avait été rédigée sous la contrainte et qu'il ne fallait pas en tenir compte, ce qui réussit parfaitement. Le général écrivait dans sa relation : On m'envoya ensuite la copie de la lettre que je devais écrire à M. Du Bruant, que Phetracha même avait composée en siamois, ce qui traduit mot à mot en français faisait un galimatias qui ne pouvait que faire comprendre à M. Du Bruant que j'étais arrêté et que nos affaires étaient en mauvais état ; et c'est ce qui me fit accepter de l'écrire avec toutes les manières siamoises, dont le grand mandarin se trouva satisfait, tout habile homme qu'il était ; mais il ignorait nos coutumes et s'imaginait que ce qu'il avait écrit en bonne forme en siamois ne pouvait être que bien en français. (Op. cit. pp. 30-31). ⇑
31 - Deux forteresses se faisaient face. Sur la rive droite du fleuve, dans la province de Nonthaburi (นนทบุรี) se trouvait la forteresse de rubis (Phom thatphim : ป้อมทับทิม), un simple fort de bois établi près du marché de Talat khwan (ตลาดขวัญ), et sur la rive gauche, du côté de l'est, la forteresse de cristal (Phom kheo : ป้อมแก้ว), la plus importante et la plus solide, près du marché de Talat Kaeo (ตลาดแก้ว), à l'emplacement de l'actuel Wat Chalerm Phra Kyat. Très logiquement, les Français qui n'étaient pas en nombre suffisant pour occuper les deux places, et qui risquaient en outre de s'infliger des dommages mutuels en se canonnant d'un côté et de l'autre du fleuve, abandonnèrent la forteresse la moins solide, et se réfugièrent dans celle de l'est. ⇑
32 - Terme de fortification : amas de terre dont le sommet compose une plate-forme sur laquelle on dresse des batteries de canon pour nettoyer la campagne ou pour détruire quelque ouvrage de l'ennemi. ⇑
12 mars 2019