Une relation pour rire

Page de la relation de l'abbé de Ch**

Nous mouillâmes le 12 février à la rade de Denonzerim, le plus considérable port du royaume de Siam. Je vais vous faire un récit fidèle de ce que j'y ai vu de plus remarquable, mais je ne vous dirai rien de ce que tous les voyageurs nous en ont donné, principalement le sieur Tavernier, afin de ne point tomber dans une répétition ennuyeuse.

Vous savez que je suis venu ici avec l'ambassadeur d'un puissant prince. À son entrée dans Denonzerim, on tira le canon de la place et des vaisseaux. Nous allâmes descendre au palais du gouverneur, qui touche le port, il nous traita magnifiquement à la mode du pays, et après nous être reposés quatre jours dans cette ville pour nous remettre un peu des fatigues de la mer, nous prîmes le chemin de Siam, où nous arrivâmes enfin après avoir essuyé la rencontre de plusieurs troupes de lions qui dévorèrent quatre de nos valets qu'ils trouvèrent écartés dans la forêt.

Comme nous fûmes à trois lieues de la ville, nous y trouvâmes plusieurs tentes que le roi avait fait préparer pour recevoir monsieur l'ambassadeur et son train ; celle qui était destinée pour sa personne avait trente pieds de longueur et trente-cinq de largeur. Le dehors de cette tente était de velours cramoisi en broderie d'or et d'argent et le dedans de brocard d'or enrichi de perles et de toutes sortes de pierreries de couleur. Nous ne fûmes pas plutôt descendus de nos éléphants et de nos chariots que nous vîmes venir du côté de la ville un grand nombre de personnes, les uns dans des chariots, les autres sur des éléphants et des chameaux. À la tête de cette caravane, le fils du roi venait dans un chariot fait en façon de navire de vingt tonneaux tiré par six éléphants blancs comme neige, dont je fus fort surpris, parce que je me souviens d'avoir lu dans les voyages de Tavernier que, de son temps, il n'y avait dans toutes les Indes qu'un seul éléphant blanc appartenant au roi de Siam, qui aimait si fort cet animal qu'il se faisait quelquefois nommer le roi de l'éléphant blanc. Mais j'appris en même temps d'un Anglais habitué dans le pays que le roi avait fait rechercher avec tant de soin une femelle de la même couleur pour tirer de la race de ces éléphants qu'on lui en avait enfin trouvé une dans l'île de Ceylan, dont étaient sortis ceux que je voyais attachés à ce char, et même il en avait encore de petits de la même couleur que le roi prenait grand soin de faire élever.

Ce grand char était fabriqué de cannes de bambous entrelacés comme nos paniers d'osier, couvert et environné dedans et dehors de tapis de Perse tissés d'or et de soie. Ses roues avaient quatorze pieds de diamètre, et grosses à proportion. L'enharnachement des éléphants était de cordons de soie, avec des couvertures de tapis de la Chine en broderie de perles et de rubis qui descendaient à un pied de terre. Le cocher et le postillon de cette calèche étaient à peu près de la taille de saint Christophe de Notre-Dame de Paris, de sorte que rien ne pouvait être mieux proportionné que ces équipages. J'appris que ces géants sont venus d'une île située au nord du Japon, vers les côtes de la Tartarie glaciale, où un vaisseau hollandais ayant été poussé par la tempête mit quelques-uns de ses gens à terre pour reconnaître le pays, lesquels ayant trouvé dans une cabane bâtie au bord de la mer deux enfants qui ne paraissaient pas avoir quatre mois, quoique grands comme les plus grands Suisses qui se voient, les mirent dans leur vaisseau et le menèrent à bord ; mais que ces enfants s'étant mis à crier d'une voix épouvantable, une troupe des habitants de cette île, alarmés de ces cris, accoururent au bord de la mer, et voyant enlever leurs enfants, poursuivirent la chaloupe presque jusqu'au bord du vaisseau, malgré les coups de canon qu'on leur tira ; et sans que les matelots coupèrent le câble pour mettre à la voile, ces géants l'eussent assurément pris ou coulé à fond avec des leviers gros comme de petites poutres dont ils étaient armés, car il n'y avait guère plus de quatre brasses d'eau où ce navire avait mouillé, et la plupart de ces gens-là n'en eussent pas eu jusqu'à la gorge. Le roi a déjà envoyé plusieurs vaisseaux vers cette île pour tâcher d'attraper quelque jeune fille de cette taille, afin d'en avoir de l'ordre, en lui donnant pour mari un de ces jolis mignons, mais jusqu'ici on n'a pu y réussir, ces drôles-là se tenant toujours sur leurs gardes depuis cet enlèvement. Les Hollandais vendirent ces deux enfants au Bureau cinquante-deux tonnes d'or. Ils mangent tous les jours chacun quatre boisseaux de riz mesure de Paris, avec deux moutons ou la moitié d'une vache, mais ils ne boivent que de l'eau, car il arriva un jour qu'un d'eux s'étant enivré de vin de palmier, il devint si furieux que si par malheur son camarade eût été ivre comme lui, ils auraient exterminé tous les habitants de Siam, car personne n'était capable de résister à la furie d'un si redoutable ivrogne, hors son compagnon qui eut assez de force pour l'arrêter et le retenir jusqu'à ce qu'il eût cuvé son vin.

Après cette petite digression qui ne vous sera peut-être pas désagréable, je prends la suite de ma relation en vous disant que le prince était dans le fond de son char, dans une espèce de fauteuil, deux eunuques noirs marchant à pied des deux côtés, qui portaient des éventails pour chasser les mouches. Le jeune prince son cadet était à sa suite dans un autre char à peu près de la même grandeur, paré de la même façon, mais celui-ci était tiré par six rhinocéros aussi grands que des éléphants et conduit par un cocher et un postillon fort grotesques, puisque c'étaient deux singes montés chacun sur un rhinocéros. Le Carnitica, c'est-à-dire le connétable du royaume, marchait ensuite dans une petite carriole dorée que tiraient quatre lions et deux tigres à la volée. Elle n'avait point d'autre cocher que celui qui était dedans. Le Marinoratz, ou le grand fauconnier, l'un des plus considérables Rayas tributaire de la Couronne, paraissait après le connétable sur un petit char ressemblant assez à celui dans lequel on dépeint Junon tirée par des paons. Il était de vernis de la Chine, couleur de feu, chargé de feuillage d'or, et tiré par six autruches bridées, avec des filets à l'anglaise. Les mandarins et les autres seigneurs suivaient les quatre princes sur des éléphants couverts d'un riche tapis de Perse. Les autres personnes de moindre qualité étaient montées sur des chameaux, ou sur des chariots tirés par des boucs. Le reste de la troupe consistait aux habitants de la ville que la curiosité avait portés à voir comme sont faits les hommes de l'Europe.

Les princes vinrent droit à la tente de l'ambassadeur, accompagnés seulement de mandarins. Je ne vous ferai point la description de leurs figures, puisque vous en avez vus. Je me contenterai de vous dire qu'ils étaient tous couverts de pierreries depuis les pieds jusqu'à la tête. Les compliments des princes et de l'ambassadeur étant finis, celui-là fit monter celui-ci dans son chariot. Les trois princes reçurent dans le leur les plus considérables de sa suite, dont j'eus l'honneur d'être du nombre, parce que j'avais prié qu'on ne m'obligeât plus à monter sur des éléphants, étant à la vérité un très mauvais écuyer pour une telle monture, à cause de la peur continuelle que j'avais de me rompre le cou si par malheur je me laissais tomber de si haut. Enfin, après deux heures de marche, nous arrivâmes à Siam, où nous trouvâmes toute la garde du roi sous les armes, rangée en haies, depuis la porte de la ville jusqu'au palais du roi, où l'ambassadeur alla mettre pied à terre, et fut conduit par le prince à l'audience, le roi étant alors dans une grande salle voutée en dôme, revêtue des plus précieux marbres d'Orient. Tout le plancher était couvert de tapis tissés d'or, d'argent et de soie. Sa Majesté était assise dans un grand trône, élevé de terre de six pieds et large de quatorze, profond de vingt, tout d'or massif, enrichi du haut en bas de diamants, d'escarboucles et de rubis dont les moindres sont gros comme des noix, et les plus beaux comme des œufs de poule d'Inde. Pour le fauteuil, qui fait le siège de ce trône, il est de cristal de roche, tout d'une pièce.

L'ambassadeur s'étant approché pour saluer le roi, il le fit monter sur le trône, après avoir reçu ses compliments, il le pria fort civilement de s'asseoir auprès de lui dans un fauteuil d'agate garni d'or et de pierreries. Il répondit aux compliments de l'ambassadeur par un petit discours fort spirituel, après quoi le roi prit l'ambassadeur par la main et le fit descendre du trône, marchant à côté de lui pour aller au festin qu'on avait préparé dans le palais de cristal, qui se peut avec raison nommer un palais enchanté, car c'est assurément la chose la plus extraordinaire et la plus charmante qui soit dans le monde. Cette maison diaphane est toute faite de cristal, ainsi que les tables, les chaises et les cabinets dont elle est meublée. Les murs, le comble et les planchers sont faits de glace épaisse d'un pouce et d'une toise en carré, tellement que bien jointe et bien cimentée, avec un mastic aussi transparent que le verre même, l'eau la plus subtile ne saurait pénétrer au-dedans. Il n'y a qu'une porte qui ferme si juste qu'elle n'est pas moins impénétrable à l'eau que le reste du bâtiment. Cette machine a été inventée et construite par un ingénieur de la Chine, grand magicien, comme un remède assuré contre les chaleurs insupportables de cette région. Ce petit salon a vingt-huit pieds de long sur dix-sept de large ; il est placé au milieu d'un très grand bassin, pavé et revêtu de marbre de plusieurs couleurs. On remplit d'eau ce bassin en un quart d'heure, et on le vide de même. Ce fut dans ce salon que le roi mena l'ambassadeur pour lui faire faire la collation. Il n'y entra que ses trois fils, quelques mandarins et six personnes de la suite de l'ambassadeur, du nombre desquels j'eus l'honneur d'être. Tout le monde étant arrivé, on ferma la porte, qu'on accommoda avec du mastic pour empêcher l'eau d'entrer dedans, et ayant lâché les écluses, en un moment tout ce grand bassin fut rempli jusqu'à fleur de terre, de sorte que le salon se trouva tout à fait sous l'eau, à la réserve du haut du dôme qui sert pour la respiration de ceux qui sont dedans. J'avoue que voyant l'eau plus de vingt pieds dessus ma tête, je n'en étais pas plus content. Cependant ma peur cessa quand je considérai que s'il y avait eu du péril, un si grand roi ne s'y exposerait pas sans nécessité. Il faut confesser que rien au monde n'est si charmant que l'agréable frais qu'on goûte dans ce lieu délicieux pendant que l'excessive ardeur du soleil fait bouillir sur la surface de l'eau les fontaines les plus fraîches. Je ne vanterai pas beaucoup la délicatesse du festin, car à n'en point mentir, j'aimerais mieux quatre plats accommodés par nos cuisiniers de Paris que tous les mets du royaume de Siam assaisonnés à leur mode. Toutefois nous ne laissâmes pas de faire bonne chère, et de boire de bon vin français, d'Espagne et de Shiraz, dont le roi but beaucoup.

Le repas étant fini, on fit en un moment retirer l'eau du bassin, et comme le chaud du jour était passé, le roi voulut régaler l'ambassadeur d'une pêche fort extraordinaire, n'y ayant que ce lieu là où l'on pêche de cette façon. Ils montèrent donc dans deux palanquins, et tout le reste de la troupe, tant princes que mandarins, allèrent à pied jusqu'au bord de la rivière qui est proche de ce palais. Le roi et l'ambassadeur y étant arrivés, ils mirent pied à terre, et montèrent sur la galère royale destinée pour la pêche et la promenade. Les princes et les mandarins y montèrent aussi, mais nous entrâmes dans de petits brigantins préparés pour nous. Le grand veneur du royaume, qui prend soin de la pêche aussi bien que de la chasse des bêtes sauvages, fit tirer d'un grand réservoir bâti de pierre de taille, au milieu de la rivière, six petits crocodiles dressés à venir prendre de la viande que les pêcheurs leurs présentent au bord du réservoir, et par ce moyen ils souffrent qu'on leur attache un cordon de soie gros comme le petit doigt à un anneau qui leur perce la mâchoire supérieure. Étant ainsi attachés par le museau, on les jette dans la rivière où ils vont de tous côtés, particulièrement dans les fosses les plus profondes, chercher de gros poissons, et aussitôt qu'ils ont pris un brochet, une carpe, une truite, ils l'apportent à celui qui tient le cordon dont ils reçoivent en récompense de leur prise un morceau de viande qu'ils mangent. Quoique cette manière de pêcher soit fort particulière et extraordinaire, nous en avons une en France qui ne l'est guère moins, car je ne trouve pas qu'il soit plus difficile de dresser des crocodiles à prendre du poisson, et l'apporter à leur maître que d'accoutumer des oiseaux nommés cormorans à plonger au fond d'une rivière et prendre du poisson qu'ils apportent à leur bec à celui qui les gouverne. Lorsque nous eûmes pêché pendant deux heures et pris quantité de poissons monstrueux en grandeur, on remit ces petits crocodiles dans le réservoir et l'on en prit six autres beaucoup plus grands. En les prenant, on leur passait un gros bâton d'un bois extrêmement dur à travers de la gueule, et l'on attachait ce bâton à leur tête avec une têtière de cuir renforcée d'une chaînette de fer. Aux extrémités de ce bâton il y a deux gros anneaux où l'on attache deux cordons de soie qu'on noue aux bouts du bâton qui est dans la gueule du crocodile, ce qui fait que ces effroyables bêtes, ainsi attachées queue à queue, paraissent disposées comme les attelages de nos charrettes de France. Étant tous six enharnachés comme je viens de dire, on les attache à la proue de la galère du roi, et l'homme qui les gouverne ayant donné un coup de fouet, ils commencèrent à tirer ce vaisseau avec tant de violence qu'ils allaient en remontant ce rapide fleuve plus vite que cinquante rameurs favorisés des voiles et du vent n'eussent pu faire aller au courant de l'eau. Je vous avoue que surprise ne fut jamais plus grande que la mienne, et si je n'avais vu la chose de mes propres yeux, je ne la pourrais jamais croire.

Après cela je n'ai presque point le courage de vous rien écrire, car assurément tout ce qui me reste à vous dire ne vous paraîtra que des bagatelles en comparaison d'une chose si bizarre et si étonnante. Ce n'est pas que le feu d'artifice qu'on fit jouer à minuit ne fût passablement beau. Il y avait des fusées volantes grosses comme un de nos muids, et longues à proportion, dont la baguette était faite d'un moyen mâts de navire. Elles montaient au-dessus de la moyenne région et elles jetaient une si grande lumière qu'elles éclairaient six lieues de pays à la ronde, comme si le soleil avait encore été sur l'hémisphère. L'inventeur de ce feu d'artifice s'assit sur le bout d'une de ces fusées à laquelle il fit mettre le feu, et fut transporté en l'air plus haut que quatre clochers. La fusée étant au bout de son feu et prête à retomber toute lumineuse par la quantité d'étoiles qui en sortaient de moment en moment, l'ingénieur ouvrit une espèce de parasol qu'il avait porté avec lui, lequel étant étendu n'avait guère moins de trente pieds de diamètre. Ce parasol était fait de plumes si légères que l'air les soutenait sans peine, comme nous voyons en France ces machines de papier en forme d'oiseaux appelés cerfs-volants, que les enfants font promener dans l'air attachés au bout d'une petite corde extremement longue, de sorte que cet ingénieur porté sur ce grand parasol, vint à terre environné de toutes ces étoiles, aussi doucement que s'il avait eu des ailes.

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5 mars 2019