PRÉSENTATION
Un bon petit diable ? Bien plutôt un démon, une tête brûlée qui n'a pas froid aux yeux, un sauvageon qui ne rêve que castagne, coups de poing, coups de pied, plaies et bosses, gnons et bigorne. Les premières pages de ses Mémoires déroulent une impressionnante liste de bagarres, de rébellions, de castagnes, depuis le chien enragé qu'il saigna à 10 ans d'un coup de couteau jusqu'à son duel à 21 ans avec le chevalier de Gourdon, qu'il saigna d'un coup d'épée, et pour lequel il sera condamné à mort, puis grâcié. Aujourd'hui, un juge pour enfant ordonnerait sans doute un suivi socio-éducatif. Mais au XVIIe siècle, les pédopsychiatres n'étaient pas encore là pour formater les caboches mal équarries des gamins diagnostiqués agressifs, caractériels ou hyperactifs, et quand on porte le nom prestigieux de Forbin, qu'on appartient à une grande famille de la noblesse provençale, qu'on est fils de Pierre de Forbin, seigneur de Gardanne gros comme le bras, et neveu du cardinal Toussaint de Forbin-Janson, on a tout de même droit à une certaine indulgence.
Il ne faut donc pas s'étonner si ce caractère vif, bouillant et impétueux ne pouvait s'accommoder de la carrière religieuse à laquelle le destinait sa mère. C'est l'armée, molto onor, poco contante, l'odeur de la poudre, le son du canon, fifre, tambour et bannières flottant au vent qui attireront irrésistiblement le jeune garçon turbulent. Sur les conseils de son oncle, capitaine de galère, il s'engagera dans la marine et en près de 40 ans de carrière, il s'illustrera par son courage dans toutes les grandes campagnes, guerres et batailles menées par Louis XIV. Lorsqu'il demande son congé et se retire dans son château de Marseille en 1710, Claude de Forbin a gagné de haute main sa place au panthéon des marins de légende, au côté du Grand Duquesne, de d'Estrées, de Tourville, de Vivonne, de Duguay-Trouin ou de Jean Bart.
L'épisode du Siam occupe les pages 73 à 266 du 1er volume de la 1ère édition des Mémoires du comte de Forbin, chef d'escadre, chevalier de l'Ordre militaire de Saint Louis (1729). L'ouvrage dut avoir du succès, car l'éditeur, François Girardi, imprimeur à Amsterdam, le republiera à trois reprises (1730, 1739 et 1748) et bien d'autres rééditions suivront. Il faut croire que cette aventure exotique a profondément marqué le chevalier, car 193 pages sur les 727 que comptent les deux volumes de ses Mémoires, c'est beaucoup pour une période somme toute assez courte dans une vie particulièrement bien remplie de 77 ans, dont près de 40 passés dans l'armée, pendant lesquels il sillonna les mers de campagnes en batailles, de Messine aux Antilles, d'Alger à Plymouth, de Malte à la Norvège et à l'Écosse. Parti de Brest en mars 1685 avec l'ambassade de Chaumont, Forbin reviendra en France à la fin de juillet 1688. Si l'on retranche les délais de route, il n'aura finalement passé qu'un peu moins de deux ans dans le royaume honni de Siam, et si heureux de quitter ce maudit pays que j'oubliai dans ce moment tout ce que j'avais eu à souffrir.
Un ouvrage de seconde main ? C'est ce qu'affirme Auguste Jal dans son Dictionnaire critique de biographie et d'histoire, 1872, p. 35 : Les Mémoires du comte de Forbin contiennent sur le voyage à Siam, fait en 1685, et sur Siam même des détails assez longs que les auteurs de cette vie du brillant chef d'escadre, Simon Reboulet et le père Le Comte, empruntèrent à MM. de Chaumont, de Choisy et de La Loubère (Du royaume de Siam, 2 vol. in-12, Paris, 1691) et au jésuite Tachard ; car il ne paraît pas que dans ses Mémoires rien soit en propre de la plume du comte de Forbin, qui peut-être fournit seulement quelques notes aux rédacteurs de ce travail de seconde main, où le roman se mêle à l'histoire. Affirmations sujettes à caution et jugement à l'emporte-pièce d'un historien dont on se demande s'il a jamais ouvert le livre. S'il est vraisemblable que Simon Reboulet, le secrétaire de Forbin, a rédigé l'essentiel des pages, il est évident que c'était sous la direction de Forbin lui-même, tant le ton est personnel, tant les anecdotes et les détails inédits foisonnent, et tant les critiques et les jugements négatifs sur le Siam, les portraits au vitriol de Phaulkon, sont en totale opposition avec les témoignages qu'ont laissés Chaumont, Choisy, et surtout Tachard. Quant à une éventuelle collaboration du jésuite Louis Le Comte (qui mourut cette même année 1729), elle est mentionnée dans la Notice sur le comte de Forbin, sur Duguay-Trouin et sur leurs mémoires qui introduit les Mémoires de Forbin dans la Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France de Petitot et Monmerqué, 1829, vol. 74, p. 244, note 2 : Deslandes, dans son Essai sur la marine, prétend que les Mémoires de Forbin ont été en outre revus par le père Lecomte, jésuite. Nous n'avons nulle part trouvé chez Deslandes, qui consacre quelques lignes aux Mémoires de Forbin, une telle affirmation, au demeurant bien improbable.
Quand paraissent les Mémoires de Forbin en 1729, Louis XIV, l'abbé de Choisy, Chaumont, Tachard, Lionne, Bénigne Vachet, Céberet, Seignelay, la plupart des protagonistes français de cette aventure sont morts. La Loubère décède au mois de mars de cette année-là et l'abbé Sallier, grand érudit ami des Encyclopédistes lui succède au fauteuil 16 de l'Académie française. La génération des Lumières enterre le siècle de Louis-le-Grand. Les ambassades sont bien oubliées, la Compagnie des Indes, qui avait frôlé la banqueroute après l'effondrement du système de Law, a tiré un trait sur son comptoir siamois et profite de la paix revenue en Europe pour prospérer sous d'autres cieux. Les missionnaires chrétiens ont été expulsés de la Chine et les quelques missionnaires encore présents au Siam vont connaître de nouvelles persécutions en 1730. Même s'il promet de ne rien écrire que de très conforme à la vérité, même s'il apporte effectivement quelques révélations et dévoile le dessous de certaines cartes, le chevalier n'a pas grand-chose à redouter des effets d'un texte qui n'est plus d'actualité depuis longtemps. Ce qui aurait pu prêter à polémique en 1688 n'est plus, 30 ans plus tard, qu'un document historique.
Le texte reproduit ici est celui de l'édition de 1729 publiée à Amsterdam par François Girardi. Afin de faliciter le chargement des pages, nous l'avons découpé en six parties. Nous en avons modernisé l'orthographe et la ponctuation, et nous avons tâché de l'éclairer par quelques notes.
2 janvier 2019