PRÉSENTATION
Le 11 juin 1687, après 103 jours de traversée, les navires de l'escadre Vaudricourt, en route pour le Siam, arrivent au cap de Bonne-Espérance. L'équipage et les passagers sont mal en point, au moins 400 matelots et soldats, nous dit le père Tachard, souffrent du scorbut et doivent impérativement descendre à terre pour se rétablir. Mais les Hollandais, qui avaient si bien accueilli les ambassadeurs français deux ans plus tôt, se montrent beaucoup moins hospitaliers. Les relations sont tendues entre les deux nations, gravement dégradées par la révocation de l'Édit de Nantes, les persécutions contre les protestants français et la politique d'annexion agressive de Louis XIV. La Ligue d'Augsbourg se renforce, la guerre est sur le point d'éclater. Dans ce contexte, on comprend que Simon van der Stel, le gouverneur du Cap, montre quelques réticences à accueillir des centaines de soldats français, même malades, dans ses murs.
Si le conflit couve entre la France et les Provinces Unies, il ne couve pas moins au sein même de la délégation française, gangrenée par les rancœurs, les mésententes, les antipathies, voire les haines : entre les jésuites et les prêtres des Missions Étrangères, bien sûr, mais aussi entre les deux envoyés, Céberet et La Loubère, qui ne s'apprécient guère, entre Desfarges, le général matamore et borné et ses officiers, entre Tachard et… à peu près tout le monde, on ne sait pas bien, tant le prêtre, formé à l'école jésuite, sait pratiquer l'espionnage, la dissimulation et le mensonge (1) – tout cela, bien entendu, ad majorem Dei gloriam, pour la plus grande gloire de Dieu. Coups bas, tours de cochon, vacheries, crasses, ragots, insinuations calomnieuses, constitueront la trame de fond de cette expédition, créant un climat délétère qui contribuera fortement à l'échec de l'entreprise.
Les deux semaines passées au Cap sont l'occasion pour tous d'envoyer de leurs nouvelles au pays. On les confie à la frégate la Maligne, qui avait été réquisitionnée à Brest pour accompagner l'escadre et qui s'en retourne en France, où elle arrivera le 11 octobre 1687.
La lettre du père Tachard que nous présentons ici est conservée à la Bibliothèque Nationale dans un dossier intitulé Relations de la France avec le Siam, sous Louis XIV ; mission du P. Tachard., sous la cote fr. 15476, f° 64 à 71. Commencée le 22 juin, elle a été reprise le 24 et complétée d'une brève note le 25, jour du départ de l'escadre (toutefois, les vents étant contraires, les navires furent contraints de relâcher près de l'île Robin et ne sortirent de la rade du Cap que le 28). La lettre ne comporte pas de suscription, mais le texte laisse entendre qu'elle est adressée à un supérieur de la maison professe des jésuites à Paris, très certainement au père Antoine Verjus, alors procureur des Missions du Levant.
Sur le fond, cette lettre est un bijou d'hypocrisie pateline et cauteleuse. Rien n'y transparaît des tensions et des hostilités qui plombent l'expédition. Tout le monde est gentil aux yeux de Tachard, même le détesté La Loubère, celui qui fait des trous dans le mur sa chambre pour l'espionner, tout le monde est attentionné, même Desfarges, le traîne-rapière, qui assure publiquement que les jésuites sont plus savants et plus gens de bien que tous les autres religieux ensemble. Tout le monde est bienveillant, sauf bien sûr les gens que vous pouvez deviner, ceux qui ne sont jamais clairement nommés, mais qui apparaissent en filigrane derrière chaque allusion, chaque confidence, les missionnaires des Missions Étrangères. Au point que le jésuite en arrivera même, étrange obsession, à envisager quelque rude persécution d'où nous n'oserions l'attendre.
Sur la forme, on est frappé, en transcrivant ce document, de la dégradation au fil des pages de la qualité de la graphie. Régulière, sage, harmonieuse et maîtrisée dans les premières pages, elle se relâche et se libère peu à peu, pour devenir brouillonne, exubérante, excessive, et difficilement lisible dans les dernières pages.
Page 1 (folio 64) :
Page 6 (folio 66v°) :
page 14 (folio 70v°) :
Même si la hâte, la précipitation alors qu'approche l'heure du départ, l'utilisation de plumes plus ou moins dociles, peuvent évidemment contribuer à expliquer ces différences, on se demande tout de même où est le vrai Tachard. Est-ce celui de la première page, appliqué, raisonnable, ou celui de la dernière, fougueux et passionné ? Qui est le vrai Tachard ? Est-ce celui de l'écriture arrondie des premières pages ou celui de l'écriture anguleuse des dernières ?
Nous avons transcrit le texte en français moderne, nous en avons revu la ponctuation, nous avons indiqué entre crochets quelques mots hasardeux, et nous avons tâché de l'éclairer par quelques notes.
NOTES
1 - Je me demande, de plus, s'il est honnête de constituer des religieux espions par devoir les uns des autres, de façonner des âmes tendres et faciles à la dissimulation et au mensonge. (Caradeuc de la Chalotais, Compte rendu des constitutions des jésuites, 1762, p. 77). ⇑
2 juin 2019