Du cap de Bonne-Espérance, ce 22 juin 1687.
Mon Révérend Père,
Pax Christi.
Nous sommes arrivés en cette rade le 11 de ce mois après avoir demeuré cent trois jours à faire notre voyage. Les équipages des vaisseaux ont eu beaucoup à souffrir des chaleurs et des calmes que nous avons eus aux environs de la ligne ; les flûtes surtout, qui étaient les plus embarrassées ont eu un assez grand nombre de malades. Tous nos pères se sont bien portés, et nous devons rendre de grandes grâces à Notre Seigneur de les avoir ainsi conservés. Le père Richaud, pour qui il y avait plus sujet de craindre à quelque maux de cœur qu'il ressentit dans un coup de vent que nous eûmes aux environs du cap de Finistère sur les côtes d'Espagne, a toujours joui d'une si parfaite santé que dès qu'il a eu mis pied à terre, il s'est trouvé en état de passer la nuit à observer comme le plus robuste de nous. Il est vrai que le logement commode, les soins, le bon traitement et les honnêteté extraordinaire que nous avons reçues de tous les capitaines de vaisseaux où nos gens étaient y ont extrêmement contribué. M. de Vaudricourt, notre commandant (1), a encore ajouté, ce me semble, quelque chose à toutes les bontés qu'il avait eues pour nous autrefois, et nous ne saurions lui en marquer assez de reconnaissance. M. Duquesne (2) ne lui a point cédé, il avait fait préparer pour les pères de son bord la plus grande chambre du vaisseau, de sorte que ces pères étaient logés avec toutes sortes de commodités lorsque tous les officiers, même les principaux, avaient à peine un petit trou à se retirer durant la nuit. Il a accompagné cette première honnêteté de mille autres dans la suite, et dans toutes les occasions, se faisant un singulier plaisir d'obliger en public et en particulier les jésuites. Cette distinction mérite assurément que les personnes qui prennent quelque part à notre mission entrent dans nos intérêts et reconnaissent, s'il se peut, tant de biens que nous avons reçus de ce capitaine. M. Dandennes (3), qui avait aussi des jésuites, leur a témoigné tant d'amitié que deux de ces pères étant tombés malades l'un après l'autre, il leur céda sa chambre et les fit mettre dans son lit, et il passa plusieurs nuits fort fâcheuses, couché sur des coffres. Il est vrai que lui, avec tout son équipage, étaient pénétrés de reconnaissance envers ces pères dont les uns avaient pris leur mal auprès des malades et des moribonds qu'ils ne laissaient point, et les autres étaient toujours dans ce rude exercice avec un zèle véritablement apostolique. M. Joyeux (4), qu'on ne regardait pas comme le plus accommodant et le plus magnifique, s'est surpassé lui-même dans cette traversée. Nos pères en particulier m'en ont dit mille biens et m'ont prié de le remercier de toutes ses honnêtetés à leur égard. Après avoir instruit Votre Révérence de la santé de tous nos pères, elle me permettra bien de lui expliquer avec quelle application ils se sont dévoués au salut des âmes pendant tout le voyage.
En partant de Brest, nous avions résolu de concert de faire chanter tous les soirs à l'entrée de la nuit les Litanies de la Sainte Vierge (5) et d'invoquer publiquement saint François Xavier (6), pour nous mettre sous leur protection, et de nous distribuer ensuite en divers endroits du vaisseau pour réciter le chapelet avec le plus d'officiers, de soldats et de matelots que nous pourrions ramasser. Cela s'est exécuté partout avec un si heureux succès qu'on en a fait des exercices d'obligation auxquels on faisait scrupule de manquer, et on a vu les plus considérables parmi les officiers de marine et de terre se mêler parmi les pages du vaisseau et les soldats pour s'acquitter avec eux de ces devoirs de piété. Je puis assurer Votre Révérence qu'il n'y avait presque personne dans nos vaisseau, excepté quelques libertins [entêtés] qu'on espère gagner dans la suite, qui ne dît son chapelet et qui n'assistât aux Litanies de la Vierge. De là, vous pouvez aisément juger que personne ne manquait à la messe qu'on a dite presque tous les jours, et aux autres prières établies de tout temps dans les vaisseaux du roi (7).
Les confessions et les communions ont été fréquentes partout, les instructions qu'on faisait tous les soirs après le chapelet, et les catéchismes qu'on faisait trois soirs la semaine ne contribuaient pas peu à exciter tout le monde à s'acquitter de son devoir. Dans les deux vaisseaux de guerre, le Gaillard et l'Oiseau, on n'a presque point eu de malades dangereux, il ne nous est mort dans le premier qu'un soldat qui mourut avec de grands sentiments de piété et d'édification entre les mains d'un de nos pères. Dans l'Oiseau, deux soldats moururent dans le voyage. Les pères qui étaient dans les flûtes et surtout ceux du Dromadaire ont eu beaucoup plus à souffrir, aussi ils en ont bien profité. Comme il y avait beaucoup de monde, les chaleurs étouffées de la ligne firent succomber une grande partie des soldats avec quelques matelots. La maladie la plus fâcheuse et la plus commune dont ils furent attaqués fut une espèce de scorbut fort étrange qui emporta en peu de jours quatorze ou quinze personnes parmi près de deux cents qui en étaient attaqués. Nos pères, quoique affaiblis par le mauvais air, et tout languissants, se privèrent de tous leurs rafraîchissements dont ils manquèrent eux-mêmes, étant tombés enfin malades de fatigue et d'épuisement ; ils distribuèrent leurs remèdes et leur eau de la Reine de Hongrie (8) dont le révérend père de La Chaize leur avait fait présent, et enfin ils n'oublièrent rien pour soulager les corps et les âmes de ces pauvres malades, lesquels touchés d'un si rare charité, ne pouvaient demeurer un moment sans la vue de leurs pères et de leurs libérateurs. Cela gagna le cœur de quelques officiers qui avaient paru jusqu'alors peu affectionnés des jésuites ; ils ne purent tenir contre des preuves si efficaces d'une vertu héroïque et ils se sentirent si touchés alors qu'ils ne pouvaient s'empêcher d'admirer et de louer publiquement la tendresse et se soin des pères pour les malades et leur application continuelle à leur faire du bien au péril même de leur vie. En effet, deux des plus robustes succombèrent à la fin, et peu s'en fallut qu'ils n'allassent jouir des fruits de leurs travaux. Les pères Saint-Martin et le père Bouchet furent fort mal durant longtemps, et ils ont eu de la peine, étant à terre, de se remettre. Les pères Rochette et la Breuille, qui n'avaient pas à beaucoup une constitution aussi robuste que les deux autres, ont tenu bon jusqu'au débarquement et ont fait eux deux seuls ce qu'ils faisaient avec les autres quand ils se portaient bien. Il est vrai qu'étant à terre, le père Rochette a eu la fièvre continue durant quatre ou cinq jours, mais par la grâce de Notre Seigneur, il se porte mieux à présent, et j'espère qu'il sera en état de recommencer ses exercices mercredi prochain qu'on se rembarquera pour Siam.
En arrivant au Cap, nous trouvâmes la Loire qui y était mouillée huit jours devant nous. Elle nous avait quittés à la hauteur du cap de Finistère, forcée par un coup de vent qui lui fendit le grand mât et la mit en danger. Les pères Duchatz, Thionville et Colusson, qui y étaient dessus, me firent avertir que le gouverneur du Cap avait demandé de mes nouvelles avec beaucoup d'empressement ; je lui fit faire une honnêteté par l'officier qu'on envoya le premier, et le lendemain, je fus à la forteresse avec le père de Bèze pour le voir. Il me reçut avec des démonstrations d'une amitié bien particulière. Plusieurs officiers qui avaient voulu venir avec nous en furent extrêmement surpris. M. Desfarges et M. de Vaudricourt m'avaient chargé de lui représenter le grand grand nombre de nos malades qui périraient tous immanquablement si on ne les mettait à terre au plus tôt. Il avait fait difficulté sur le nombre, et le jour précédent, il n'avait jamais voulu souffrir qu'on en descendît plus de soixante pour demeurer à terre ; cependant, le seul Dromadaire avait près de deux cents scorbutiques dangereusement malades ; dans les autres navire à proportion, jusque-là qu'on ne pouvait pas se dispenser d'en faire mettre à terre plus de quatre cents. J'en parlai d'abord à M. Van der Stel (9), car si vous vous en souvenez bien, c'est le nom de cet aimable gouverneur ou commandeur du Cap. Il me dit d'abord que je me misse à sa place, et que je lui conseillasse ce que je ferais moi-même en cet état. À force de lui représenter le service qu'il rendrait au roi, à qui j'avais eu l'honneur de porter de lui et du bon traitement qu'il avait fait aux Français et à nous en particulier dans les voyages précédents, dont Sa Majesté m'avait témoigné être fort contente, et de lui dire que je demeurais chez lui pour otage, il se rendit, disant fort obligeamment que je pourrais dire à ces messieurs qu'ils pourraient faire mettre tous leurs malades à terre. Il m'offrit un bon chirurgien, des remèdes et des rafraîchissements, me priant de recommander à ces messieurs les commandants que leurs gens ne fissent aucun désordre. Il me fit ensuite compliment sur les quinze jésuites que j'avais emmenés (10), et nous offrit l'observatoire en l'état qu'il était alors, et sur-le-champ, il ordonna qu'on le mît en état pour que nous y pussions loger incessamment et y faire nos observations. [Je ne puis pas m'empêcher de vous dire que le jardinier se parut venir plaindre de ce que les Français avaient volé les meilleurs fruits (11)]. Je rends compte à Mgr le duc du Maine et à M. le marquis de Seignelay de ce que nous avons fait durant tout notre séjour en cette rade ; je suis sûr que vous serez content de notre application et de nos travaux. Comme nous sommes arrivés au Cap pendant les pluies, les esclaves et les autres gens catholiques étaient déjà à la campagne, occupés à labourer ou à faire labourer leurs terres, ainsi nous n'avons pas eu occasion de leur administrer les sacrements ; nous avons néanmoins confessé quelques habitants du Cap que nous y avons trouvés, mais nous avons eu assez à faire à demeurer auprès des malades, dont plusieurs sont morts dans les hôpitaux.
Nous ne pouvons assez nous louer de M. Desfarges, dont le nom et le mérite vous sont assez connus, mais je ne sais si vous pourrez croire l'estime et la bonté dont il nous honore, c'est-à-dire qu'il est autant dévoué à nos intérêts qu'à ceux de sa famille, et qu'il nous marque dans toutes les occasions une distinction et une tendresse qui me fait bien de la confusion. Il a souvent dit publiquement et devant les gens que vous pouvez deviner (12), qu'il était trop heureux s'il avait des jésuites, qu'il ne souhaitait qu'eux seulement pour vivre content, qu'ils étaient et plus savants et plus gens de bien que tous les autres religieux ensemble, qu'il ne voulait s'en tenir qu'à leurs bons avis, etc., et il faisait de continuels détails de tout le bien que lui et ses enfants avaient reçus du révérend père confesseur (13) et des autres jésuites. Je finis par vous dire qu'ayant appris à mon insu que deux officiers d'une flûte avaient parlé peu chrétiennement devant les jésuites de leur bord, il les fit mettre en prison sur-le-champ sans les vouloir écouter, et il n'a jamais voulu permettre qu'ils sortissent qu'après que je l'en eus prié plusieurs fois avec beaucoup d'insistance. Ces deux officiers m'en sont venus remercier, fort persuadés qu'ils m'en avaient toute l'obligation ; je leur ai représenté leurs devoir en particulier, et ils m'ont promis l'un et l'autre de bien vivre et d'écouter dorénavant les instructions des pères.
Pour ce qui est des ambassadeurs, nous leur avons de grandes obligations. M. de La Loubère vit avec nous comme l'un de nous, c'est-à-dire qu'il aime autant les missionnaires de Siam, de la Chine, etc. que vous pouvez les aimer vous-même. Jugez si j'exagère par ce que je vais vous dire, sans parler de ce qu'il a fait dans le bord, où il n'a pratiqué que les jésuites, les pères vous en rendront un témoignage particulier. Dès qu'il eut fait arrêter un appartement à terre, il me fit l'honneur que de me venir dire qu'il prétendait être au Cap supérieur de la communauté, et que tous ses inférieurs ne devaient se mettre en peine que de lui obéir, qu'il aurait soin de leur fournir le nécessaire. Il a plus fait qu'il ne me dît alors, car le père Bouchet étant venu à terre avec la fièvre, il voulut absolument qu'il couchât dans le lit et dans la chambre qu'on lui avait préparés dans son appartement, et il voulut coucher sur un matelas à l'observatoire, sans rideaux, sans châlit ni ciel de lit, dans un lieu exposé aux vents et à la pluie, publiant partout qu'il s'estimait heureux de se voir parmi les jésuites comme l'un d'eux. Il observe la nuit avec nous, il prend les hauteurs, et comme il a l'esprit excellent pour tout ce qu'il veut apprendre, non seulement il est présent, mais encore il nous aide dans nos observations. Au reste, il soutient parfaitement le caractère que le roi lui a fait l'honneur de lui imposer, je l'ai vu dans plusieurs occasions délicates, et parler avec beaucoup de sagesse et d'esprit, et agir avec beaucoup de force et de modération. Depuis que j'ai eu l'honneur de l'entretenir seul à seul, j'ai conçu plus que jamais le juste discernement de ceux qui l'ont choisi pour son emploi, et il est sûr qu'on en sera très content à Siam (14).
M. Céberet est un homme fort sage et insinuant et qui a beaucoup d'esprit, il se fait un plaisir de nous en faire, et quand il trouve l'occasion de nous obliger, il le fait de si bonne grâce qu'on ne peut assez estimer ni reconnaître toutes les amitiés qu'il nous témoigne, aussi dans tous les compliments que je fais à tous ces messieurs qui en font si bien avec nous, je leur répète sans cesse que les personnes qui prennent part à nos missions entreront aussi dans nos sentiments et dans notre reconnaissance, puisque nous nous voyons dans un état à ne leur être utiles que par nos prières et par nos vœux.
Tous ces grands succès, cette estime qu'on nous marque et la distinction avantageuse qu'on fait de nous dans toutes les occasions, où tous les officiers tâchent de nous marquer leur bonne volonté, toutes ces belles apparences, dis-je, me font appréhender quelque rude persécution d'où nous n'oserions l'attendre. Il me semble que je serais plus content si nous étions moins estimés des hommes, si je nous voyais environnés des marques des prédestinés qui sont les souffrances et les persécutions. J'aurais bien plus d'assurance de réussir dans la suite. Je prie très humblement Votre Révérence de joindre ses prières aux nôtres pour détourner la colère de Dieu que je pourrais attirer sur toute la mission par mes péchés. Toute ma confiance est en Notre Seigneur Jésus-Christ pour qui nous sommes résolus de conserver le reste de nos vies. La sainteté et la vertu extraordinaire de plusieurs de nos frères me donnent de grandes espérances et je puis assurer Votre Révérence qu'il n'y en a aucun qui, à une grande vertu, ne joigne beaucoup de zèle et de capacité.
Entre les marques de confiance et d'amitié que m'a données le gouverneur du Cap, celle qu'il me donna avant-hier parut à tous ceux qui l'ont sue très particulière. Il voulut bien me donner un livre de plantes, d'animaux et d'insectes extraordinaires qu'il avait trouvés durant ses voyages pour en tirer une copie que je fais faire fort à la hâte par nos peintres qui y travaillent jour et nuit. Je ne puis pas l'envoyer par la Maligne qui portera nos nouvelles (15), j'en veux tirer une copie pour Siam et vous en envoyer six, la première pour le roi, la seconde pour M. le duc du Maine, la troisième pour M. le marquis de Seignelay, la quatrième pour le révérend père de La Chaize, les deux autres pour vous et pour en faire présent aux amis de la Mission. Je n'ai pas pu me dispenser de lui faire un petit présent que je lui ai voulu donner pour le rendre considérable de la part du révérend père confesseur. C'est une de nos petites pendules à minutes, ouvrage du sieur Thuret (16). Nous n'en avons plus que trois, dont l'une est hors de service à cause de la mer et des secousses du vaisseau qui l'on mise hors d'état de servir que l'horloger n'y ait touché. J'espère que vous nous enverrez par le premier navire, c'est-à-dire au mois d'octobre ou de novembre prochain, un habile garçon horloger et de bonne volonté, le père de Bèze écrit au père de La Roche aux pensionnaires pour qu'il lui envoie celui qui avait déjà reçu quatre cents livres en argent, c'est-à-dire cent écus par avance pour lui et cent francs pour avoir des instruments et de la matière pour travailler. Vous aurez la bonté d'y joindre deux jardiniers dont nous ne pouvons pas nous passer à Siam. M. de la Quintinie à qui j'écris voudra bien se charger de les trouver (17). Un bon serrurier nous serait fort nécessaire aussi bien que les autres. Je fais écrire à un fort habile apothicaire et chirurgien que j'ai connu à Paris, fort sage et fort zélé pour les Missions. Mais ce qui nous touche de plus près, c'est le cher père Delinières que je vous demande de tout mon cœur et au nom de tous nos missionnaires, dans la crainte que j'ai, voyant quelques-uns de nos pères infirmes, que nous n'arriverons pas tous à Siam. Je ne saurais trop vous presser de nous l'envoyer pour conduire ces ouvriers. Je suis fort content de tous ceux que j'ai pris, et fort aise de m'être défait du cordonnier et du menuisier que nous avions pris à Paris, la mer leur fit peur, et d'ailleurs je découvris la mauvaise vie du premier, ce qui m'obligea à le chasser dès Brest.
Le petit abbé Cardinal (18), s'il persévère dans sa sage conduite, fera un jour bien de l'honneur à la Mission, il a de la vivacité, de la dévotion, et beaucoup d'esprit. Il marque beaucoup de zèle et il se plaît à visiter les malades et à faire d'autres exercices de piété qui me font bien augurer de lui. J'écris un mot dans la lettre qu'il envoie à son père. Pour de Launay (19), il m'a donné plus de peine, parce qu'il n'était pas si bien élevé. Cependant, il se confesse et communie tous les quinze jours, et il me promet de mener une vie plus chrétienne qu'il n'a fait par le passé. L'empressement qu'il marque pour étudier le latin, dont il a de grands commencements par le dessein qu'il a pris de se faire prêtre me donne de bonnes espérances d'une sincère conversion.
Je ne croyais pas qu'on pût rien trouver au Cap de nouveau, ni rien faire durant le voyage qui fût [estimé] des curieux et des savants, mais outre les belles remarques de physique et d'anatomie que le père de Bèze a déjà faites sur les poissons et sur d'autres choses, et le livre de plantes dont j'ai déjà parlé, nous enverrons une carte fort belle et fort exacte des étoiles du Sud qui a coûté bien du travail et de la fatigue au père Comilh. Ce père supputa l'éclipse du soleil pour l'endroit où nous nous trouvâmes et vous verrez dans la lettre que nous écrivons à M. Cassini (20) la justesse de son opération. Les ambassadeurs siamois qui en furent témoins oculaires conçurent une grande estime de sa capacité et de son mérite.
Le père Duchatz tomba avant-hier malade et la fièvre ne l'a point quitté depuis. J'appréhende qu'il ne sera pas en fort bon état pour partir de cette rade le 25 de ce mois que nous devons mettre à la voile.
Par ce que j'ai dit du commandeur du Cap, Votre Révérence voit assez combien les médailles qu'on nous avait promises eussent été nécessaires, et combien elles nous eussent fait d'honneur et à toute la nation. Je lui ai lu quelques endroits de ma relation où il était parlé de lui, il en a été si content qu'il m'a fait prier fort instamment de lui en laisser un exemplaire, mais parce qu'il y avait le détail des exercices de piété qu'on a faits au Cap, je lui ai trouvé un honnête prétexte de le refuser, dont il a paru satisfait.
Je vous enverrai aussi de Siam deux cartes fort curieuses des découvertes des Hollandais qu'il ont faites dans les deux grand voyages du commandeur au-dedans des terres avec le chemin qu'ils ont tenu et les endroits où il se sont postés pour loger la nuit. Ces deux pièces m'ont coûté quelques pistoles, mais je voudrais en trouver d'autres aussi belles à un plus haut prix.
Puisque nous nous sommes privés de nos instruments et de notre argent dans ces occasions pour le service du roi, je prie Votre Révérence d'avoir la bonté de le représenter à M. le marquis de Seignelay, afin qu'on nous en envoie d'autres. Il connaîtra par les ouvrages que nous lui enverrons l'utilité de nos peintres et dans la suite les avantages que l'on tirera des autres ouvriers que j'ai menés pour porter en France l'usage et les plus beaux secrets des Indes. J'espère même que le travail de nos pères pour le plan des places et les fortifications sera plus avantageux aux service du roi que tous les trois habiles ingénieurs qu'on envoie à Siam (21), dont un seul coûte plus au roi que tous les jésuites ensemble qui partent cette année pour les Indes. Vous n'aurez qu'à consulter leurs ouvrages ensemble et juger par là si je dis la vérité.
J'ai appris ici des nouvelles du naufrage du vaisseau portugais qui conduisait à Lisbonne les ambassadeurs du roi de Siam pour le roi de Portugal (22). Ils partirent il y a quatre mois de cette rade pour Batavia où le commandeur m'a dit qu'il avait eu des nouvelles de leur arrivée. Il m'ajouta même, mais sans me l'affirmer, qu'il avait appris par quelques personnes que le roi de Siam avait fait couper la tête aux Portugais qui étaient de l'équipage du vaisseau et qui avaient abordé à Siam sur les plaintes que lui avaient faites ses ambassadeurs des mauvais traitements qu'ils en avaient reçus. En effet, le commandeur me dit que les Portugais avaient fort mal usé à l'égard des Siamois, et ils se plaignit surtout de la méchante conduite de ce religieux augustin que M. Constance avait chargé de ses dix mille écus (23). Il me dit même que ce père avait beaucoup de diamants bruts qu'il avait achetés à Goa, et qu'on l'avait lourdement trompé, que la plupart de ses pierreries ne valaient rien. Il le renvoya avec les ambassadeurs. Je suis ravi que notre bon ami n'ait pas tout perdu dans ce naufrage. En renvoyant les Siamois, le commandeur leur prêta douze cents écus et leur fournit toutes sortes de rafraîchissements après les avoir défrayés quatre ou cinq mois au Cap à ses dépens. Ces gens-là veulent gagner le roi de Siam, et ce ne fut pas sans dessein que le chef de la faiturie (24) hollandaise de Siam partit en diligence pour Batavia quand nous étions sur le point de revenir.
Par la lettre que Mgr de Rosalie écrit au révérend père confesseur, vous verrez aisément que j'ai profité de vos avis et que j'ai soigneusement suivi vos ordres. C'est qu'en les exécutant, je n'ai fait que suivre mes inclinations et rendre à sa personne et à son caractère ce que son mérite particulier et son honnêteté seule à notre égard eût exigé de nous. On ne peut pas souhaiter un meilleur prélat, et je lui ai souvent dit qu'il ne trouvera nulle part des personnes plus attachées à sa personne, plus zélées pour le service de Dieu, plus droits à ses ordres ni peut-être plus capables de les exécuter que nous.
Je ne puis m'empêcher de vous écrire une honnêteté bien particulière du commandeur à notre égard. Le jardinier de la Compagnie hollandaise alla avant-hier lui annoncer que les Français, la nuit précédente, avaient enlevé les meilleurs fruits de son jardin et qu'il lui en demandait justice. — Allez la demander, lui dit-il sur le champ devant quelques officiers français qui mangeaient avec lui, allez la demander aux pères jésuites qui sont les maîtres du jardin, car tandis qu'ils seront ici, vous n'avez rien à me faire savoir là-dessus. Je ne finirais point si je voulais vous faire le détail de toutes les honnêtetés de ce gouverneur, quelques présents de la part du roi portés par un jésuite ferait un fort bon effet auprès de lui et des autres personnes qui sont peu affectionnées aux Français.
Ce 24 juin
Le père Duchatz a été trouvé si mal par tous les chirurgiens de l'escadre que j'ai été obligé, de l'avis de tous nos pères, de le laisser ici dans une maison catholique. Le commandeur m'a promis d'en prendre un soin tout particulier. Ce père m'a demandé le père Thionville qu'il avait dans son bord et qu'il a reconnu fort secourable. Tous nos pères que j'ai consultés ont jugé à propos de la lui accorder et de leur donner un bon garçon pour les servir. Je leur laisse deux cents écus pour payer leur dépense et j'ai prié le commandeur que s'ils ont besoin de quelque chose, il ne les laisse manquer de rien, et que sur leur billet, M. de La Loubère à son retour les payera (25). Je croyais avoir le temps de faire copier son livre de plantes et d'animaux, mais le temps a été trop court et un de nos peintres est tombé malade. Ainsi, je n'en écris rien à M. de Seignelay. J'aurai les cartes des voyages, mais nous n'avons pu mettre au net les observation qu'on a faites. Le temps a été incommode ici, quoique nous ayons couché sept ou huit jours à l'observatoire dans l'espérance de faire quelque chose, nous n'avons pu avoir qu'une seule nuit avantageuse et un jour propre pour vérifier l'heure de la pendule. Comme il fallait coucher sur le plancher, exposé aux vents et à la pluie, et sans se déshabiller, les deux pères dont je vous ai parlé y sont tombés malades, et j'ai eu peur que les autres, déjà fort fatigués, ne succombassent. Je les ai priés de finir, et ils ont été d'avis qu'on n'enverrait que de Siam toutes nos observations.
Il a été résolu par MM. les envoyés qu'approchant de Siam, je m'embarquerais un jour avec eux sur l'Oiseau, et que, nous détachant la nuit de l'escadre, nous prendrions le devant, qu'étant arrivés à la rade de Siam, j'irais seul à la capitale pressentir ce qu'il fallait agréer et préparer les voies à la négociation qu'on venait faire (26).
Nous commençons à apprendre fortement le siamois, et j'espère qu'arrivant à Siam, nous en sûmes assez pour nous faire un peu entendre, ou du moins pour concevoir ce qu'on nous dira.
J'écris une lettre à M. de la Propagande et j'y ajoute une copie du serment avec une attestation que les pères ont fait le serment entre mes mains (27). Comme cet écrit ira entre vos mains, vous en disposerez comme bon vous semblera.
Je n'écris point à M. de Seignelay non plus qu'à M. le duc du Maine, parce que nos observations et nos remarques ne sont pas au net. Il nous a été impossible de travailler avec plus de diligence, mais la maladie de nos père m'a obligé de les prier de se reposer un peu pour se préparer à la rude traversée que nous allons entreprendre. Imaginez-vous, mon Révérend Père, l'affliction et l'embarras où je suis le soir du départ de prendre la résolution de laisser le père Duchatz et le père Thionville à terre avec un de nos garçons. Dieu soit béni de tout, voilà de rudes commencements, mais j'espère que la suite réparera tout.
Le père Dolu, en reconnaissant le ballot qu'il avait fait mettre sur la Maligne qu'on renvoie, m'a fait craindre qu'on n'en ait laissé six ou sept à Brest. Ayez la bonté de vous en informer. J'ai prié le père de Bèze de l'écrire aussi au Révérend Père Recteur de Brest. [ ] vous dire adieu, mon Révérend Père, bien touché de toutes vos bontés et dans un continuel [souci] de votre chère personne dans mes prières, je suis avec respect,
Mon Révérend Père,
le 25 juin 1687.
J'envoie au père de La Chaize la lettre des ambassadeurs de Siam (28). Je puis vous assurer que personne n'y a eu part qu'eux seuls, j'en ai fait la traduction fidèle avec l'interprète. Je n'envoie point notre serment, parce que je ne l'ai pu faire signer à nos pères qui étaient dans les bords différents et que je ne pouvais voir.
NOTES
1 - Vaudricourt était le commandant de la flotte et du vaisseau de guerre amiral le Gaillard sur lequel se trouvaient le père Tachard et les pères Marcel Le Blanc, Claude de Bèze et Patrice Comilh. ⇑
2 - Duquesne commandait le vaisseau de guerre l'Oiseau, qui avait à son bord les pères Jean Richaud, Abraham Le Royer, Pierre d'Espagnac et Charles Dolu. ⇑
3 - Dandennes commandait la flûte le Dromadaire qui transportait les jésuites Louis Rochette, Charles de la Breuille, Pierre Saint-Martin et Jean Venant Bouchet. ⇑
4 - Joyeux d'Oléron commandait la flûte la Loire, qui avait à son bord les pères Jacques Duchatz, François Thionville et Jean Colusson. Ce capitaine avait déjà commandé la Maligne lors de l'ambassade du chevalier de Chaumont. Il ira pour la troisième fois au Siam en 1690 avec l'escadre Duquesne-Guiton, où lui sera confié le commandement du Florissant. Dans son Journal d'un voyage aux Indes orientales (1721, I, pp. 6-7), Robert Challe révèle quelques détails croustillants sur les déboires conjugaux du capitaine : Il ne fait pas le voyage de bon cœur, c'est lui-même qui le dit, peut-être parce qu'il a un supérieur et qu'il aurait voulu commander en chef ; peut-être aussi parce qu'il aurait voulu avoir plus de témoins de sa bravoure. Le bruit secret est qu'il est remarié depuis peu à une Normande, dont il connaît la vivacité, qui, dit-on, n'a point eu de fleurs depuis le sacrement, et qui n'a pas laissé de lui faire un ouvrage naturel au bout de six mois, et qu'il craint que pendant le voyage elle ne se console de son absence avec un autre. Qu'il en soit ce qu'il plaira à Dame Fortune, ses manières sont assez sèches, et ne tiennent en rien de celles de M. Duquesne, dont l'abord est tout gracieux et qui fait civilité et amitié à tout le monde. Il passe cependant pour très bon officier, très bon matelot et fort brave homme : qualités plus nécessaires ici que toute autre. ⇑
5 - Les litanies de Lorette (ou Litanies de la Sainte Vierge), dans la tradition catholique, sont une prière vocale caractérisée par la répétition psalmodiée de demandes d’intercession - « priez pour nous » - adressées à la Vierge Marie, Mère de Dieu, sous les différents vocables et titres qui lui furent donnés par la dévotion mariale au cours de l'histoire. (Wikipédia). ⇑
6 - François Xavier (1506-1552) est, avec Ignace de Loyola, l'un des fondateur de la Compagnie de Jésus. Dès 1541, il parcourt infatigablement l'Asie pour évangéliser les populations autochtones. Il meurt dans l'île de Sancian, aux portes de la Chine. ⇑
7 - L'Ordonnance de Louis XIV d'août 1681 touchant la Marine disposait, article III du Titre II (De l'aumônier, pp. 86-87) : Il [l'aumônier] célébrera la messe, du moins les fêtes et dimanches, administrera les sacrements à ceux du vaisseau, et fera tous les jours matin et soir la prière publique, où chacun sera tenu d'assister s'il n'a pas d'empêchement légitime.
Huit ans plus tard, ces obligations seront renforcées par l'Ordonnance de 1689, illustrant la poussée de bigoterie de Louis XIV (pp. 93-94) : Titre III (De la police sur les vaisseaux), article III : La sainte messe sera dite sur les vaisseaux tous les jours de dimanche et de fête, sans exception, à moins que le mauvais temps ne l'empêche, et les autres jours, aussi souvent que possible. Article IV : Les prières se feront soir et matin aux lieux et heures accoutumés, l'aumônier les prononçant à haute voix, et l'équipage répondant à genoux. Article VI : Les jours de dimanche et de fête, l'aumônier fera le catéchisme, après en avoir pris l'ordre du capitaine, qui déterminera le lieu, l'heure et le nombre de gens qui y assisteront. Article VII : Les matelots et soldats qui manqueront d'assister à la messe, prières et catéchisme sans cause légitime, ou qui y commettront des actions indécentes, seront punis de six coups de corde au cabestan, par le prévôt de l'équipage, et du double en cas de récidive. ⇑
8 - Selon la légende, ce remède miraculeux fut offert à la reine de Hongrie fort infirme et gouteuse par un mystérieux ermite - d'autres versions disent par un ange - et rendit la santé et la beauté à la souveraine âgée de 72 ans, au point que le roi de Pologne la demanda en mariage. Marie Meurdrac en donne la composition dans son ouvrage La chymie charitable et facile en faveur des dames, (1674, pp. 256-257) : de l'eau de vie distillée quatre fois, deux livres ; des cimes et fleurs de romarin, vingt-deux onces, que l'on mettra dans un vase bien bouché l'espace de cinquante heures, et puis mettre le tout dans un alambic pour distiller au bain-marie. On en prendra le matin une fois la semaine le poids d'une drachme dans un bouillon fait de viandes ; on s'en lavera la face tous les matins et on s'en frottera le mal, ou les membres infirmes. Ce remède renouvelle les forces, et fait bon esprit, nettoie toutes les macules du cuir, fortifie les esprits vitaux en leur naturel, restitue la vue, et la conserve, allonge la vie. Il est excellent pour l'estomac et pour la poitrine, en s'en frottant par-dessus. ⇑
9 - Simon van der Stel, (1639-1712), fils d'un gouverneur de l'île Maurice. À cette époque, il n'était encore que commandant du Cap. Il en obtiendra le titre de gouverneur à partir de 1691 et jusqu'en 1699. ⇑
10 - Il n'y en avait que quatorze, le père Tachard étant le quinzième. ⇑
11 - Cette phrase est rayée, mais reste lisible. Elle sera reprise et développée plus loin dans la lettre. ⇑
12 - Bien évidemment, devant les prêtres des Missions Étrangères. ⇑
13 - Le révérend père confesseur désigne le père La Chaize, qui était confesseur de Louis XIV. ⇑
14 - La vérité est que Tachard et La Loubère se vouaient une haine féroce et réciproque. Le jésuite avait accusé le diplomate d'avoir percé un trou dans la paroi qui séparait leurs deux chambres sur le vaisseau, dans le but de l'espionner : … cette ouverture était si bien pratiquée que M. de La Loubère, ou son secrétaire pouvait lire commodément tous les papiers que je lisais dans ma chambre et jusque sur ma table. Et on pouvait savoir tout ce qui s'y passait. (…) Cette action fit du bruit dans le vaisseau et on conçut tant d'indignation de ce méchant tour, qu'un homme vint m'avertir de prendre garde à ma personne, et que M. de La Loubère l'avait voulu engager à me venir insulter à Louvo et à me couper la barbe dans la rue. (Journal manuscrit de Tachard, cité par Lanier, Étude historique sur les relations de la France et du royaume de Siam, 1883, pp. 141-142). ⇑
15 - Les cinq navires de l'escadre Vaudricourt ne pouvant accueillir les 1 361 passagers, hommes d'équipage, soldats et officiers, les vivres, l'eau, les innombrables ballots et les présents pour le roi de Siam, il fut nécessaire au départ de Brest de leur adjoindre la frégate la Maligne, qui avait déjà fait le voyage de Siam deux ans plus tôt avec l'ambassade de Chaumont. À l'arrivée au Cap, une bonne partie des vivres ayant été consommée, libérant ainsi une place précieuse, la frégate ne fut plus nécessaire et Céberet la renvoya en France. ⇑
16 - Isaac Thuret (1630-1706), horloger du roi, était chargé de l'entretien des machines de l'Académie des sciences. En 1675, pour satisfaire une commande de Christiaan Huygens, Isaac Thuret exécuta la première montre à ressort spiral réglant, autrement appelée montre marine capable de mesurer des longitudes à bord d’un bateau. (Source Widipédia). ⇑
17 - Jean-Baptiste de La Quintinie (1626-1688), avocat, jardinier et agronome. Il créa notamment le Potager du roi à Versailles. ⇑
18 - André-Cardinal Destouches (1672-1749). Le compositeur qui deviendra directeur de l'Académie royale de musique, maître de musique de la Chambre du roi et Surintendant de la Musique du roi n'avait alors qu'une quinzaine d'années, se destinait à une carrière ecclésiastique et ne songeait pas du tout à la musique. Élève du collège des jésuites Louis-le-Grand, il avait été choisi par le père Tachard pour l'accompagner dans le voyage de Siam. Le Journal manuscrit de Tachard cité par Lanier (op. cit., pp. 142-143) donne quelques anecdotes amusantes sur le comportement du jésuite vis-à-vis de son jeune élève : Un des épisodes les plus plaisants est celui du petit Cardinal, jeune ecclésiastique de seize ans que le père Tachard gardait à vue dans sa cabine, privait d'eau quand il n'étudiait pas, et menaçait de laisser sans argent quand on descendrait à terre. La Loubère lui fit offrir autant d'eau qu'il en voudrait boire, lui fournit les livres dont Tachard lui interdisait la lecture, « parce qu'ils lui faisaient perdre son temps et sa conscience », et lui mit trois louis d'or dans la main pour qu'il se divertît à son aise au Cap. À son retour du Siam, Destouches abandonna ses projets religieux et se lança dans la carrière des armes. Il s'enrôla en 1692 dans la 2ème compagnie de mousquetaires, où il commença à composer des chansons qui rencontrèrent un certain succès, ce qui le décida peut-être à démissionner de l'armée pour se consacrer à la musique. À partir de ce séjour siamois, Voltaire imaginera le dialogue philosophique André Destouches à Siam (1766), féroce critique de la justice française.
19 - Ce De Launay était sans doute un autre élève du père Tachard, qui ne semblait pas lui donner toute satisfaction. Peut-être resta-t-il au Siam après le départ des Français, car on trouve un Launay, musicien, dans le Catalogue des prisonniers ecclésiastiques et laïques dans la prison d'enfer qui furent emprisonnés après le coup d'État de Phetracha. S'il s'agit bien du même, il semble qu'il ait trouvé auprès de ses geôliers siamois des maîtres autrement brutaux que le père Tachard : Un jour, un de ces misérables, de sang-froid, s'en alla sur M. Delaz, officier des troupes, et le petit Delaunay, musicien, déchargea à chacun d'eux une centaine de coups de rotin, faisant le fendant et leur demandant : « He bien ! me craint-on ou non à présent ? ». (Journal de la Mission, cité par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 224). ⇑
20 - Giovanni Domenico Cassini, astronome et cartographe (1625-1712). Il dirigea l'observatoire de Paris à partir de 1671 à la demande de Louis XIV. ⇑
21 - Nous connaissons au moins les noms de quatre ingénieurs qui partirent avec l'ambassade Céberet-La Loubère : l'ingénieur Bressy (parfois Brissy, ou de Brécy), qui mourut alors qu'il tentait de s'évader d'Ayutthaya au mois de mai 1688, le sieur Plantier, qui mourut avant ou juste après son arrivée au Siam, le sieur de Langres et Vollant des Verquains, qui publia en 1691 une Histoire de la révolution de Siam qu'on pourra lire sur ce site. ⇑
22 - En 1684, une ambassade portugaise conduite par Pero Vaz de Siqueira fut envoyée au Siam pour négocier des avantages commerciaux. En réponse, le roi Naraï dépêcha à son tour trois ambassadeurs vers le Portugal sur le vaisseau Nossa Senhora dos Milagros qui fit naufrage en avril 1686 au large du cap des Aiguilles, à l'extrémité méridionale de l'Afrique. Les rescapés durent cheminer pendant un mois dans la jungle africaine avant d'être recueillis par les Hollandais du cap de Bonne-Espérance et renvoyés au Siam. L'un d'eux, Ok-khun Chamnan Chaichong (ออกขุนชำนาญใจจง), nommé envoyé du roi Naraï pour raccompagner en France l'ambassade Cébéret-La Loubère, confia le récit de cette tragique aventure au père Tachard, qui la relata dans le livre VII de son Second voyage du père Tachard […] publié en 1691. On pourra lire ici ce texte : Le voyage d'Ok-khun Chamnan.
23 - Tachard indique que parmi les passagers du navire se trouvaient trois religieux de divers ordres, savoir un père de saint François, un autre de saint Augustin et un père jésuite. (op. cit. pp. 311-312). Le religieux augustin était sans doute Estêvão de Sousa. Voir notamment Rita Bernardes de Carvalho : La présence portugaise à Ayutthaya (Siam) aux XVIe et XVIIe siècles, École pratique des Hautes études, 2006. ⇑
24 - La faiturie, ou factorerie, ou encore factorie, était le bureau où les facteurs, les commissionnaires, faisaient commerce pour le compte de la Compagnie. On appelle ainsi dans les Indes orientales et autres pays de l'Asie où trafiquent les Européens, les endroits où ils entretiennent des facteurs ou commis, soit pour l'achat des marchandises d'Asie, soit pour la vente ou l'échange de celles qu'on y porte d'Europe. La factorie tient le milieu entre la loge et le comptoir ; elle est moins importante que celui-ci et plus considérable que l'autre. (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert). ⇑
25 - Le jésuite Jacques Duchatz étant dans un état quasi désespéré, Tachard se demanda au moment du départ s'il ne serait pas plus expédient dans cette conjoncture de le transporter sur les vaisseaux, où nous avions des chirurgiens plus habiles, et plus de remèdes, et où le malade trouverait plus de gens affectionnés à le servir, que de le laisser à terre mourir dans un pays où il n'y avait nul exercice de la religion catholique, et où par conséquent il serait privé après sa mort de toutes ces saintes cérémonies de l'Église, qui excitent la piété des vivants à prier pour le repos des morts.. Finalement, décision fut prise de l'embarquer à bord de la flûte la Loire, où le sieur de la Côte, chirurgien major du vaisseau, en prit un si grand soin et lui donna des remèdes si à propos qu'il le remit en santé bientôt après. (Tachard, op. cit. pp. 49-50). ⇑
26 - Céberet notait dans son Journal : Dans quelques conversations que j'avais eues avec le père Tachard pendant le voyage et au cap de Bonne-Espérance, il me dit qu'il ne croyait pas que Opra Vissiti Sompton, premier ambassadeur du roi de Siam, fût beaucoup porté pour l'établissement des Français audit royaume, étant très attaché à sa religion, et qu'il était persuadé que ledit ambassadeur se tournerait à Siam suivant qu'il trouverait les affaires disposées, en sorte que s'il trouvait les affaires favorables pour les Français, il témoignerait de l'empressement pour les servir ; que si au contraire il arrivait le premier et qu'il trouvât quelques dispositions contraires, il suivrait son inclination qui ne nous était pas favorable. Cette raison, et encore celle de gagner du temps, qui nous était très nécessaire, me fit prendre la résolution de proposer au consentement de M. de La Loubère et M. de Vaudricourt, à Batavia, de détacher le vaisseau l'Oiseau comme étant meilleur voilier, et d'y embarquer ledit révérend père Tachard avec nous, afin d'aller les premiers pour prendre les devants et pour disposer toutes choses afin qu'à l'arrivée des autres vaisseaux, qui ne pouvait être que de quelques jours après l'Oiseau, les affaires se trouvassent en état de pouvoir débarquer les troupes à Siam, lesquelles avaient un extrême besoin de secours et de rafraîchissements. (Journal du voyage de Siam fait par le sieur Céberet, AN C1/24, f° 4-88). Mais le père Tachard entendait bien prendre les devants et rencontrer Phaulkon seul à seul avant qu'il eût tout contact avec les envoyés.
Le transfert se fit le 14 septembre 1687, avant que les vaisseaux ne s'engagent dans le détroit de Banka. La relation anonyme BN ms. fr. 17.239 relate ainsi cet échange de passagers : Le 14, jour de dimanche, le révérend père Tachard quitta le Gaillard et vint à l'Oiseau, et le père Bouchet et moi allâmes prendre sa place dans le Gaillard. Depuis ce temps-là, l'Oiseau nous quitta et prit le devant, pour arriver le premier à la rade de Siam. (f° 103v°). Cet épisode marqua le moment où le père Tachard prit véritablement les rênes de l'expédition, entravant et contrariant les négociations de Céberet et La Loubère et rendant leur mission quasi impossible. De son côté, le jésuite ne présenta évidemment pas cette initiative comme le moyen de se concerter avec Phaulkon avant tout le monde sur les modalités de la prise de contrôle de Bangkok et Mergui, mais comme une nécessité dictée par le besoin d'organiser la réception matérielle de l'escadre et la prise en charge des malades : On délibéra s'il ne serait point expédient de détacher l'Oiseau pour aller en diligence à Siam faire préparer des rafraîchissements pour l'escadre et des logements pour les malades, qui étaient en grand nombre, surtout dans les flûtes, parce que les difficultés que les Hollandais de Batavia nous avaient faites avaient été cause qu'on n'avait mis à terre que ceux de l'Oiseau. Ces messieurs jugèrent bien que puisque M. de Rosalie [l'abbé de Lionne] ne pouvait pas quitter les ambassadeurs siamois, je devais m'embarquer dans l'Oiseau pour aller devant le reste de l'escadre à Siam solliciter toutes les choses dont nous avions besoin. (op. cit., p. 138).
Personne ne fut dupe de ce prétexte, et surtout pas l'abbé de Lionne qui écrivit dans un lettre au missionnaire Bernard Martineau : Dans le retour des ambassadeurs de Siam, tout ce qu'il y avait de gens dans l'escadre, et les envoyés du roi eux-mêmes, regardaient le père Tachard comme l'âme de cet envoi. Étant arrivé à Batavia, le père Tachard, qui avait jusqu'alors été dans le vaisseau où étaient les ambassadeurs, passa sur un autre vaisseau qui partit aussitôt, afin de pouvoir arriver à Siam avant les autres. Étant donc descendu le premier à terre, il alla trouver M. Constance. Je ne sais pas ce qu'ils se dirent, mais je sais seulement qu'à notre arrivée à la rade, le père Tachard nous étant venu voir dans notre vaisseau, me dit comme en secret qu'on donnerait Bangkok aux Français, c'est-à-dire qu'on les mettrait dans cette place à certaines conditions que résolurent le père Tachard et M. Constance. Ces conditions, ou ne plurent pas aux envoyés du roi, ou ne furent pas exécutées, ce qui fit que les envoyés se brouillèrent avec M. Constance et avec le père Tachard ; mais comme ce sont des choses qui se passaient entre ces messieurs, dont je n'ai pris aucune connaissance, je ne me hasarderai pas à en parler. Ce que je puis dire seulement, parce que cela est de notoriété publique, est que le père Tachard eut toujours la principale part à tout ; c'était le favori et le serviteur de M. Constance, car sa qualité de supérieur des pères jésuites français dans les Indes ne l'empêcha pas de faire la fonction de secrétaire de M. Constance dans des actes même bien particuliers, et hors de la route commune. (Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, p. 199). ⇑
27 - Rome avait exigé que tous les missionnaires de quelque nation et de quelque ordre qu’ils fussent, prêtent un serment de fidélité aux évêques des Missions Étrangères avant de commencer à exercer leur ministère, ce qui, bien évidemment, ne pouvait que provoquer humiliation et hostilité chez les jésuites. ⇑
28 - Cette lettre a été reproduite par le père Tachard dans son Second voyage […] On pourra la lire ici : Lettre des ambassadeurs siamois au père de La Chaize ⇑
2 juin 2019