28 FÉVRIER 1685 - 11 JUILLET 1686
Mercure Galant - Février 1685, pp. 289 et suiv.
Après quatre grands articles de Siam, qui ont rempli une partie de mes quatre dernières lettres, vous n'en devez pas attendre un fort long dans celle-ci, puisqu'il ne me reste à vous parler que du départ des mandarins qui étaient ici, et de celui de M. le chevalier de Chaumont, que le roi a nommé son ambassadeur extraordinaire auprès du roi de Siam. On ne peut faire un choix plus judicieux. Il fallait envoyer auprès d'un monarque qui donne quelque espérance qu'il se rendra un jour catholique, un homme sage, d'une vie exemplaire, qui accordât la piété avec l'épée, et les fonctions de soldat avec celles de chrétien, et qui eût de la naissance et du service. Le roi qui s'est appliqué à connaître jusqu'à l'intérieur de ses sujets distingués par le mérite, a trouvé toutes ces qualités dans M. le chevalier de Chaumont, et c'est ce qui l'a obligé à la choisir pour une ambassade où il faut non seulement soutenir sa gloire, mais encore travailler pour celle de Dieu. Ce chevalier n'a rien épargné de son côté pour se mettre en état de remplir cet important caractère. Il a vu pour s'instruire tous ceux qui ont été honorés de pareils emplois, et a consulté soigneusement les plus fameux voyageurs qui se soient trouvés dans les pays étrangers quand on y fait de célèbres ambassades, afin de pouvoir apprendre d'eux ce qu'il doit faire dans celle qui vient de lui être confiée. Comme il a su que M. de Saint-Martin, de Caen, dont je vous ai si souvent entretenu, avait remarqué avec une grande exactitude tout ce qu'il a vu dans ses voyages, il lui a écrit, pour le prier de lui donner des lumières sur celui qu'il entreprend, et M. de Saint-Martin lui a répondu par une longue et curieuse lettre qu'on a imprimée (1). M. le chevalier de Chaumont, sachant aussi qu'il est important d'avoir un habile secrétaire, en a choisi un qui peut lui être d'une grande utilité dans le pays où il va, puisque c'est M. de l'Abrasseau-Boureau, frère de M. Deslandes-Boureau, qui depuis longtemps est chef du comptoir de la Compagnie royale de France à Siam (2). Les mandarins partirent quelques jours après la dernière audience que leur donna M. de Croissy, et ils doivent être défrayés sur leur route aux dépens du roi. Je ne puis m'empêcher de vous marquer encore ici une chose qui arriva quelque temps avant leur départ. L'un d'eux s'étant trouvé engagé à passer sur les armes du roi, qui étaient au coin d'un tapis de pied, ne voulut jamais marcher sur ces armes, et fit connaître qu'il regardait ce peu de respect comme une chose qui ne lui devait pas être pardonnée. Ils doivent s'embarquer sur le navire du roi appelé l'Oiseau. Il est du part de 450 hommes et de 48 canons. La frégate du roi qui doit leur servir d'escorte est commandée par M. de Joyeuse, et s'appelle la Maligne. Elle est de 140 hommes, et montée de 30 canons.
Voici le mémoire des présents que M. le chevalier de Chaumont emporte de la part du roi.
- Deux grands miroirs d'argent.
- Deux grands chandeliers d'argent à douze branches.
- Deux grands lustres de cristal.
- Douze très beaux fusils et huit paires de pistolets.
- Douze pièces de riches brocarts d'or et d'argent, et cent aunes de drap écarlate, bleu et autres couleurs.
- Deux horloges à mouvements de lune très curieux et trois pendules.
- Trois bureaux et trois tables de très riche marqueterie, avec six guéridons.
- Deux grands tapis de la savonnerie.
- Un grand bassin de cristal de roche, garni d'or.
- Deux habits en broderie, avec plusieurs paires de bas de soie, rubans, chapeaux de castor, cravates et manchettes de point, le tout à la française.
- Une épée avec un riche baudrier à boucle d'or.
- Un portrait du roi à cheval.
- Deux autres petits portraits du roi en émail, garnis de diamants.
- Et une bourse remplie de plusieurs médailles et pièces d'or, monnaie de France (3).
Gazette N° 13. De Paris, le 17 mars 1685 (p. 144).
On a eu avis que le 1er de ce mois, le chevalier de Chaumont, ambassadeur du roi vers le roi de Siam, s'embarqua à Brest sur l'Oiseau, vaisseau de guerre de Sa Majesté, de 46 pièces de canon, et que le 3, il mit à la voile pour Siam, aux fanfares des trompettes et au bruit du canon. L'abbé de Choisy s'est embarqué sur le même vaisseau, avec pouvoir du roi de faire les fonctions de l'ambassade au défaut du chevalier de Chaumont, et de demeurer auprès du roi de Siam s'il y a encore quelque chose à traiter, après que le chevalier de Chaumont aura pris son audience de congé pour revenir en France. Ils ont été suivis par une frégate du roi, de 24 pièces de canon, qui porte une partie de leur équipage. Le vaisseau est commandé par le sieur de Vaudricourt. Le sieur de Coriton est capitaine en second. Les chevaliers de Forbin et de Cibois en sont lieutenants, et le sieur de Chamoreau en est enseigne. La frégate est commandée par le sieur Joyeux et par le sieur du Tertre, enseigne. Les sieurs de Cintré et de Francine, lieutenants, et les sieurs de Fretteville, Compiègne, Joncous, du Fay, d'Erbouville, de Palu, de Benneville et de La Forest, gardes de la marine, sont à la suite de l'ambassade.
Mercure Galant. Mars 1685, pp. 230 et suiv.
Après vous avoir mandé dans six de mes lettres quantité de choses curieuses du royaume de Siam et des ambassadeurs que le roi de ce vaste empire avait envoyés à Sa Majesté, du naufrage duquel on commence à ne plus douter, je dois vous dire que les mandarins envoyés en France par ce même roi, pour en apprendre des nouvelles, se sont enfin embarqués pour retourner à Siam, ayant toujours été défrayés par ordre et aux dépens de Sa Majesté. M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur du roi vers celui de Siam, s'embarqua à Brest le premier de ce mois, sur le vaisseau de guerre nommé l'Oiseau, et deux jours après il mit à la voile pour Siam au bruit du canon et aux fanfares des trompettes. M. l'abbé de Choisy, qui a pouvoir de Sa Majesté de faire les fonctions de l'ambassade au défaut de M. le chevalier de Chaumont et de demeurer auprès du roi de Siam, s'il en est besoin, après que ce chevalier aura pris son audience de congé pour revenir en France, s'est embarqué sur le même vaisseau, qui est de 46 pièces de canon, commandé par M. de Vaudricourt, et ayant M. de Coriton pour capitaine en second, MM. les chevaliers de Forbin et de Cibois pour lieutenant, et M. de Chamoreau pour enseigne. Une frégate du roi de 24 pièces de canon les suit. Elle est commandée par M. Joyeux et par M. de Tertre, enseigne, et porte une partie de leur équipage. Les Français ne voulant point demeurer oisifs, chacun à l'envi s'est empressé pour être de ce voyage. M. de Cintré et de Francine, lieutenants, ont été nommés pour cela, et sont à la suite de l'ambassade, aussi bien que M. de Fretteville, garde de la marine. Ce dernier, qui a été page de la Chambre du roi, a mérité cet avantage, tant par les services de M. de Fretteville, son père, que par l'assiduité et la sagesse avec laquelle il a lui-même servi Sa Majesté pendant les années d'exercice de M. le duc de Gesvres et de M. le duc de Saint-Aignan, auquel il a l'honneur d'appartenir. Depuis sa sortie de page, il s'est trouvé à toutes les occasions de guerre qu'il y a eu sur la Méditerranée. Les autres gardes marins qui sont comme lui à la suite de l'ambassade sont M. Compiègne, Joncous, d'Erbouville, du Fay, de Palu, de la Forest et de Benneville. Le roi, comme fils aîné de l'Église, a cru avec beaucoup de raison qu'il était digne de lui d'envoyer des ambassadeurs à Siam, en faveur de la religion catholique, qui commence à y faire de grands progrès, et qui en pourra faire encore davantage, étant secondée du zèle et de la piété de Sa Majesté.
Mercure Galant - Mai 1686, pp. 70 et suiv.
Le roi n'étant pas moins connu et révéré dans les climats les plus éloignés que dans son royaume, on tâche, en lui faisant des présents, de lui marquer l'admiration que l'on a pour lui. Voici un mémoire de ceux qu'on a eu avis que Sumdes Bamabarafat Traticaicpar de Siam lui envoie. Ce mémoire m'est venu d'un lieu si sûr, qu'il ne doit pas vous être suspect. On a marqué les choses qui suivent (4).
- Différents vases d'or, qui sont des ouvrages du Japon, pensant vingt-trois ou vingt-quatre livres d'or. Il y a dix-huit pièces en tout, dont les unes sont pour du thé, les autres sont des tasses, et deux grands cœurs, pour mettre des parfums.
- Dix pièces ou vases d'argent, aussi ouvrage du Japon.
- Deux vases de tambac, avec le couvercle de la même matière. Ce métal est presque aussi précieux que l'or. Il ne se rouille jamais, et garde toujours son éclat. On croit que c'est ce que les anciens appelaient électrum.
- Deux sabres, dont les rois du Japon ont fait présent au roi de Siam. La poignée de ces sabres est entourée d'un certain cordon de loup, qui marque la noblesse dans le Japon. La garde de l'un est d'or. On a tiré l'or de l'autre pour y mettre de la tambaque, croyant qu'on l'estimerait davantage en France. On dit que ceux qui savent bien manier ces sortes de sabre peuvent aisément couper un homme par le milieu du corps, c'est ce qui fait qu'ils n'ont point de prix.
- Un grand tapis de soie dont l'empereur de la Chine fit présent au roi de Siam il y a dix ou douze ans.
- Deux vestes à la japonaise. L'une est à fond violet, et l'autre à fond rouge, et toutes les deux sont des ouvrages en or. Ces sortes de vestes sont très chères à Siam.
- Quelques figures de marbre, recommandables par leur antiquité, et parmi lesquelles il y a le portrait d'un Chinois que les Siamois appellent Tomghoing. On croit que c'est celui que nous appelons Confucius (5). Les autres figures représentent d'anciens Chinois, qui sont encore aujourd'hui en grande vénération chez eux. Il y en a quelques-unes travaillées à jour. Celles-là sont aussi fort anciennes.
- Deux vases de soufre rouge. On croit que c'est du cinabre naturel, quoique le naturel n'ait pas ordinairement les vertus de celui-ci. L'un est plus grand, l'autre moindre. Le plus grand est doublé d'un certain métal qu'on appelle toutenaque, et le moindre est doublé d'un autre métal qui n'est pas connu. L'on assure que quand on met quelque liqueur empoisonnée dans le plus grand, il en fort incontinent une grosse fumée, et que le poison perd entièrement sa force dans la petit, de sorte que l'on en peut boire ensuite sans rien craindre. L'expérience a été faite à Siam. Ils disent que la différence qui se trouve entre ces deux vases, vient du différent métal dont ils sont doublés. Le premier fut envoyé il y a environ cinquante-huit ans par un empereur de la Chine nommé Thiarde, père de celui que les Tartares vainquirent, et le second par l'empereur des Tartares, après qu'il se fut rendu maître de la Chine. Afin que le roi de Siam en connût mieux la valeur, il lui manda que ces sortes de vases étaient particuliers aux empereurs de la Chine, et qu'on s'en servait pour mettre le vin qu'ils devaient boire. Il lui fit aussi savoir que la matière dont ils étaient composés avait de chasser les animaux vénéneux ; qu'il n'en demeurait aucun dans les lieux où l'on gardait ces vases, et que si l'on en avait été mordu, il ne fallait qu'en prendre un peu, et le mettre en poudre, l'avaler ensuite dans quelque liqueur, ou en frotter l'endroit de la plaie, ce qui était un préservatif très sûr contre toute sorte de poison.
- Du bois de calambac du meilleur et du plus précieux qu'on puisse trouver. Il ne vient que dans les forêts qui sont proches de la Cochinchine et de Chiampa.
- Différents morceaux de bois d'aigle, que l'on a choisis avec grand soin.
- De l'ambre gris, le poids de dix taels, ce qui vient à une livre quatre onces. Cet ambre croît sur les côtes de l'île de Jonsalam.
Ces divers présents sont renfermés dans deux cabinets du Japon, qui sont couverts de la peau d'un certain poisson, fort estimé en ce pays-là. Le dedans est de vernis, et tout parsemé de fleurs de lys. On les a fait faire exprès pour les envoyer en France. Il y a à chaque cabinet comme une table pour les soutenir. Elle est couverte de la même peau. Ces cabinets coûtent deux mille écus au Japon, ce qui fait connaître qu'ils doivent valoir beaucoup davantage ailleurs.
Gazette N° 20. De Versailles, le 28 juin 1686 (p. 322).
Le 24 de ce mois, le chevalier de Chaumont, ambassadeur du roi vers le roi de Siam, revint ici, et il eut l'honneur de saluer Sa Majesté, qui le reçut très favorablement. Il lui fit rapport de son heureuse navigation, des honneurs que le roi de Siam lui a fait rendre et des bons traitements qui lui ont été faits ainsi qu'à toute sa suite. Il était parti le 3 mars de l'année dernière, et il arriva à Brest le 18, sur l'Oiseau, vaisseau de guerre du roi, avec la frégate la Maligne. Il y a laissé trois ambassadeurs du roi de Siam, avec une nombreuse suite. Ils seront amenés ici par le sieur Storf, gentilhomme ordinaire de la Maison du roi, qui a ordre de les faire traiter aux dépens de Sa Majesté.
Mercure Galant - Juin 1686, pp. 299 et suiv.
Je ne croyais pas qu'en fermant ma lettre, je vous apprendrais des nouvelles de M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur de France auprès du roi de Siam. On le croyait encore à 6 000 lieues d'ici lorsqu'il arriva à Versailles le 24 de ce mois. Il en a fait 12 000 en moins d'un an, et n'a employé que 15 mois et demi en tout son voyage. Il partit de Brest le 3 mars de l'année dernière, avec un vaisseau du roi nommé l'Oiseau, monté de 36 pièces de canon, et la frégate nommé la Maligne, montée de 24. Il arriva en dix jours au tropique du Cancer du même vent dont il avait appareillé au sortir du port, après quoi il doubla le cap de Bonne-Espérance sans le reconnaître (6). Il arriva à Batavia le 1er août, et à l'entrée du royaume de Siam au commencement de septembre. Comme il y a peu d'habitations sur cette route, et que l'on va par eau jusqu'à Siam, le roi avait fait bâtir et meubler des maisons de cinq lieues en cinq lieues pour le recevoir, et avait envoyé des officiers pour le traiter. Il partait tous les jours deux nouveaux mandarins de Siam qui venaient lui faire compliment de la part du roi, et plus il approchait de cette capitale, plus les mandarins qu'on envoyait au-devant de lui étaient élevés en dignité, et un des deux derniers qui vint le complimenter est l'un des trois ambassadeurs que ce monarque a nommés pour venir en France, et que Sa Majesté a envoyé quérir à Brest.
M. le chevalier de Chaumont trouva un palais à Siam qui avait été bâti exprès et meublé pour lui. Sa table y a toujours été servie en vaisselle d'or, et les tables de ceux de sa suite en vaisselle d'argent. Comme les environs de Siam sont inondés six mois de l'année, et que l'on était au temps de cette inondation, il y avait sur la rivière un nombre infini de petits bateaux dorés que les Siamois appellent balons. On y voit une espèce de trône dans le milieu, où les plus considérables ont accoutumé de se placer. Ces bâtiments tiennent environ dix ou douze personnes. Le jour que M. le chevalier de Chaumont eut audience, le roi de Siam en envoya vingt des siens, qui étaient d'une très grande magnificence, pour lui et sa suite. Il y eut ce jour-là 100 000 hommes de milice, commandés pour lui faire plus d'honneur. Cette audience fut remarquable par trois circonstances qui furent d'un grand éclat pour la gloire de la France, et particulièrement pour la personne du roi, en faveur de qui le roi de Siam se dépouilla de tout ce qui fait paraître sa grandeur en de pareilles occasions. Les ambassadeurs ont de coutume d'entrer seuls à son audience, et douze gentilshommes que M. le chevalier de Chaumont avait menés avec lui l'accompagnèrent et furent assis sur des tabourets durant l'audience, pendant que toute la Cour était couchée le ventre et la face contre terre. Les ambassadeurs ont aussi coutume de se prosterner ainsi, et M. le chevalier de Chaumont en fut dispensé, quoique le favori et le premier ministre du roi fussent prosternés. Les rois de Siam ne prennent jamais de lettres de la main d'aucun ambassadeur, et ce monarque prit la lettre de Sa Majesté de la propre main de M. le chevalier de Chaumont.
Il demanda des nouvelles de la santé du roi, de celle de Mgr le Dauphin, de Mme la Dauphine, de Mgr le duc de Bourgogne, de Mgr le duc d'Anjou, et de Monsieur. L'audience finie, M. l'ambassadeur et toute sa suite furent traités dans le palais avec toute la magnificence imaginable, suivant les manières du pays, et le roi pour lui marquer une plus grande distinction, lui envoya trois plats des mets les plus exquis de sa table. Après cette audience solennelle, M. de Chaumont en eut plusieurs particulières de ce roi, dans lesquelles il causa familièrement avec lui. Ce prince fit paraître beaucoup d'esprit et de bon sens. Il parla du roi avec admiration, et fit voir que toutes ses grandes actions ne lui étaient pas inconnues, et je puis vous dire sur cet article, que j'appris dès le temps que ses deux envoyés étaient ici, que ce monarque faisait traduire en siamois tout ce qu'on imprime de merveilles de la vie du roi, et que ce que je vous en ai souvent mandé, et que vous me permettez de rendre public, après vous l'avoir envoyé, avait été aussi mis en cette langue. Le roi de Siam pria M. le chevalier de Chaumont de visiter quelques-unes de ses places, et de permettre qu'un ingénieur qu'il avait amené avec lui en allât voir quelques autres, pour remarquer le défaut des fortifications (7).
M. le chevalier de Chaumont a mené avec lui jusqu'à Siam six jésuites des plus habiles de leur ordre en toutes les parties de mathématiques, surtout en astronomie, si estimée en la Chine, où ils sont principalement destinés, et où ces connaissances peuvent être d'une grande utilité pour achever d'y établir le christianisme. Ils y vont pourvus de lunettes d'approche et d'instruments de mathématique d'une nouvelle construction, pour faire des observations qu'ils ont ordre d'envoyer ici à l'Académie des Sciences, par toutes les occasions qu'ils en auront. Ils doivent joindre à la Chine les pères de leur ordre, à qui ces sortes de sciences ont acquis les bonnes grâce du prince tartare qui gouverne aujourd'hui ce grand empire. Sa Majesté, outre leur passage, et les instruments dont elle les a fait fournir abondamment, leur donne des pensions annuelles, afin que rien ne leur manque, et qu'ils ne soient à charge à personne. Ils ont ordre aussi d'entrer dans la connaissance des arts, et de tout ce qui peut contribuer à faire fleurir ici ce qui est encore susceptible de quelque perfection, de sorte que ce projet peut être mis au nombre d'une infinité d'autres qui s'exécutent et qui marquent que le roi n'épargne ni soin ni dépense pour le bien de l'Église, et pour augmenter la gloire de son règne et la félicité de ses peuples.
Le roi de Siam ayant su que ces six jésuites étaient venus avec M. de Chaumont, les voulut entretenir, et comme il arriva une éclipse en ce temps-là, ces pères firent voir à ce monarque, par le moyen de leurs lunettes, qui choses qui le surprirent extrêmement, de manière qu'il offrit de leur faire bâtir une église et une maison, et de les entretenir, s'ils voulaient demeurer à Siam, mais comme ils ne pouvaient accepter des offres si avantageuses, étant destinés pour la Chine, il fut résolu que l'un d'eux reviendrait en France, et qu'il en amènerait six autres pères quand les ambassadeurs s'en retourneront. Ce choix est tombé sur le père Tachard, qui apporte au père de La Chaize, de la part de ce prince, un crucifix dont le Christ est d'or et la croix d'un bois que les Siamois estiment plus que l'or même, à cause des grandes vertus qu'on lui attribue.
Le roi de Siam nourrit 10 000 éléphants, ce qui lui doit revenir à des sommes immenses, puisque l'entretien d'un éléphant revient ici à 2 000 écus. Mais quand on les nourrirait à meilleur compte en ce pays-là, leur nourriture ne doit pas laisser que de coûter beaucoup. Ce monarque est veuf et n'a qu'une fille, qu'on appelle la Princesse reine. Elle a trois grandes provinces sur lesquelles elle règne souverainement, aussi bien que sur toute sa Maison. Une des filles qui la servent ayant dit des choses dont elle ne devait pas parler, cette princesse la jugea elle-même, et ordonna qu'elle aurait la bouche cousue. L'estime que le roi son père a pour le roi, lui en ayant fait prendre beaucoup pour tous les Français, comme je vous l'ai marqué plusieurs fois, il en demanda dix ou douze à M. le chevalier de Chaumont quelque temps avant que cet ambassadeur partît de Siam. M. de Forbin, lieutenant de vaisseau, est de ce nombre, avec un ingénieur, un trompette et plusieurs autres, qui connaissant l'inclination que ce roi a pour la France, et surtout pour Sa Majesté, n'ont point fait de difficulté de le satisfaire en demeurant à Siam (8).
Il a honoré M. de Chaumont de la première dignité de son royaume, et l'a fait oya. Je ne suis pas encore assez instruit de ce que c'est que cette dignité pour vous en dire davantage, mais j'espère vous en éclaircir le mois prochain. Comme il fallait, pour être reçu, faire devant le roi beaucoup de figures qui approchaient de la génuflexion, et se prosterner plusieurs fois, ce prince en dispensa M. de Chaumont, et lui envoya les marques de cette dignité. Outre tous les présents qu'il lui a faits, il lui a donné, quand il est parti, tous les meubles du palais où il était logé, mais M. de Chaumont n'en a pris qu'une partie, et a donné ceux qu'ils avait apportés de France, pour se meubler une chambre, avec une chaise à porteurs fort magnifique, au favori du roi de Siam, qui est né grec, et qui fait profession de la religion catholique. Ce favori est élevé à une dignité qui est au-dessus du premier ministre, appelé barcalon.
M. le chevalier de Chaumont a fait de grandes libéralités à ceux qui lui ont apporté des présents de ce monarque, et a donné un très beau miroir à la princesse reine. Jamais on n'a vu un si bon ordre que celui qu'il avait mis dans sa Maison. Ses domestiques n'ont fait aucun désordre, et il avait imposé des peines pour châtier sur l'heure ceux qui contreviendraient à ses règlements, de sorte qu'il est parti de ce royaume-là avec l'admiration de la Cour et des peuples. Le favori du roi le vint conduire jusqu'au lieu où il s'est rembarqué, qui est à plus de 40 lieues de Siam, et le régala magnifiquement. Après quoi, M. de Chaumont s'embarqua avec les trois ambassadeurs siamois qui viennent en France, et qui ont cinquante personnes à leur suite. Sitôt qu'il fut embarqué, il salua de cinquante volées de canon ceux qui l'avaient accompagné jusqu'à son embarquement. Ces ambassadeurs apportent beaucoup de présents pour le roi, pour toute la Maison royale et pour les ministres. Je ne vous en ferai point aujourd'hui le dénombrement, mais je ne saurais m'empêcher de vous dire que parmi ces présents, il y a des très beaux canons fondus à Siam, dont toute la garniture est d'argent. Il y a aussi de riches étoffes, une infinité de porcelaines singulières, des cabinets de la Chine et quantité d'ouvrages des plus curieux des Indes et du Japon.
M. de Chaumont arriva le 19 de ce mois dans le port de Brest, et depuis que Vasco de Gama a doublé le cap de Bonne-Espérance, et que Christophe Colomb a découvert l'Amérique, il n'y a aucun exemple d'une plus grande diligence navale en fait de navigation de long cours. Mais l'étoile du roi guidait cet ambassadeur, et c'était assez, puisqu'elle règne sur les mers comme sur la terre. Si cette relation n'est pas tout à fait exacte, vous n'en devez pas être surprise. À peine ai-je pu avoir deux jours pour ramasser ce que je vous mande, et apparemment vous n'attendiez pas de moi ce mois-ci tant de recherches curieuses sur cette matière. Je continuerai le mois prochain, et si je me suis abusé en quelque chose, je vous le ferai savoir.
Gazette N° 29. Relation du voyage du chevalier de Chaumont, ambassadeur de France vers le roi de Siam (pp. 347 et suiv.).
Le chevalier de Chaumont, ambassadeur extraordinaire de France vers le roi de Siam, partit de Brest le 3 mars 1685 sur l'Oiseau, vaisseau du roi, commandé par le sieur de Vaudricourt, avec la frégate la Maligne. En sept jours, il se trouva par le travers de l'île de Madère, et le 6 avril, il passa heureusement la ligne.
Le 31 de mai, il arriva au cap de Bonne-Espérance, où il demeura sept jours pour y faire de l'eau et prendre des rafraîchissements. Il y trouva quatre vaisseaux hollandais qui portaient à Batavia le commissaire général de la Compagnie des Indes et le sieur de Saint-Martin (9), français, major général. Il en reçut les saluts ordinaires et de grands honneurs des commandants hollandais, qui lui envoyèrent toutes sortes de rafraîchissements, et qui le firent complimenter par le neveu et par le secrétaire du commissaire.
Le 7 juin, il remit à la voile, et le 19 il se trouva nord et sud, à la hauteur de l'île de Madagascar. Les vents l'obligèrent de courir jusqu'au 40° vers le sud.
Le 24, la frégate fut séparée et ne le rejoignit que près de Batavia.
Le 5 juillet, il découvrit l'île de Java, et le 16 il mouilla près de Banten, où ceux du pays apportèrent à bord quantité de rafraîchissements.
Le 18, il arriva devant Batavia, où il demeura mouillé durant sept jours, pour mettre les malades à terre. Le général des Hollandais l'envoya complimenter à bord, l'invita à descendre et lui envoya des rafraîchissements, mais il s'excusa de sortir de son vaisseau.
Le 26, il remit à la voile après avoir pris un pilote pour Siam.
Le 28, il entra dans le détroit de Banka, où le vaisseau donna sur une basse dont il se tira en moins de deux heures.
Le 3 septembre, il repassa la ligne, et le 15, il arriva devant Ligor (10), qui est la première place maritime du royaume de Siam.
Le 24, il mouilla à l'embouchure de la rivière de Ménam ou de Siam. Il envoya donner avis de son arrivée au sieur Laneau, évêque de Métellopolis, par le sieur Vachet, missionnaire apostolique, qui était venu en France avec les mandarins de Siam.
Le 29, ce prélat vint à bord avec l'abbé de Lionne qui était à Siam depuis quelques années, y étant passé en 1681 avec l'évêque d'Héliopolis (11) pour travailler à la conversion des infidèles. Ils dirent au chevalier de Chaumont que le roi de Siam avait témoigné une joie extraordinaire de son arrivée, et que deux mandarins du premier ordre avaient été nommés pour le venir complimenter à bord. Ils y vinrent deux jours après. Le chevalier de Chaumont les reçut dans sa chambre, assis dans un fauteuil, et les mandarins s'assirent sur le tapis à la mode du pays. Ils le complimentèrent sur son arrivée, et il lui témoignèrent la joie du roi leur maître, de ce qu'il avait appris que le roi très chrétien, après avoir triomphé de tous ses ennemis, avait donné la paix à l'Europe. L'audience finit par les régals ordinaires de thé et de confitures, et lorsqu'ils partirent, ils furent salués de neuf coups de canon.
Le 1er octobre, le sieur Constance (12), grec, que son mérite a élevé à un grand degré de faveur auprès du roi de Siam, envoya par son secrétaire une si grande quantité de rafraîchissements qu'ils servirent à l'équipage durant quatre jours.
Le 8, l'évêque de Métellopolis revint à bord avec deux mandarins, pour s'informer au nom du roi de Siam de la santé de l'ambassadeur, et pour l'inviter de descendre à terre. Ces mandarins furent reçus comme les premiers et salués de la même manière. L'ambassadeur s'étant mis ensuite dans son canot, et les personnes de sa suite s'étant mises en d'autres, arriva sur le soir dans la rivière, où il trouva cinq balons magnifiques que le roi de Siam avait envoyés pour le conduire. Ces balons sont des bâtiments d'une structure particulière, au milieu desquels il y a une espèce de trône couvert. Il coucha à bord de la Maligne, qui était entrée dans la rivière deux jours auparavant. Onze bateaux chargés de toutes sortes de rafraîchissements arrivèrent de Siam, de la part du sieur Constance, à qui le roi avait ordonné de faire fournir aux équipages tout ce qui serait nécessaire pour leur subsistance durant leur séjour.
Le 9, deux mandarins vinrent encore complimenter l'ambassadeur. Le même jour, il arriva à une maison bâtie exprès pour le recevoir. Elle était meublée de riches étoffes des Indes, avec des tapis sur les planchers, des carreaux de velours et des lits magnifiques. La chambre de l'ambassadeur était meublée plus magnifiquement. Il y avait un dais de toile d'or, un fauteuil doré, et d'autres meubles aussi riches. Deux autres mandarins le complimentèrent en cet endroit, et après y avoir été traité magnifiquement, il en partit sur le soir et vint à Bangkok, qui est à douze lieues de la mer. Il fut salué en arrivant par les deux forteresses qui sont des deux côtés de la rivière, assez régulières et garnies de plusieurs pièces de canon de fonte. Il y fut logé dans celle qui est sur la gauche, où il trouva une autre maison très richement meublées, et où il fut traité avec la même magnificence.
Le 10, après avoir été salué de même que le jour précédent, il complimenté par deux mandarins, il partit, étant accompagné par le gouverneur de Bangkok.
Le 11, il dîna dans une maison et coucha dans une autre, et il reçut partout les mêmes honneurs.
Le 12, sur le soir, il arriva à deux lieues de Iudia (13) ou Siam, ville capitale. Il demeura jusqu'au jour de son entrée, dans une maison qui lui avait été préparée. Deux mandarins et les chefs des comptoirs des Compagnies anglaises et hollandaises l'y vinrent complimenter.
Le 13, il fit prier le roi de lui envoyer quelque personne de confiance pour convenir avec lui des cérémonies de sa réception.
Le 14, le sieur Constance vint de la part du roi avec l'évêque de Métellopolis qui servait d'interprète, et ils convinrent que les cérémonies de l'audience seraient réglées d'une autre manière qu'elles ne se pratiquent dans la Cour de Siam.
Le 15 et le 16, les Tonkinois et les Cochinchinois établis à Siam vinrent en corps compliment l'ambassadeur.
Le 17, le sieur Constance amena quatre balons magnifiques pour porter les présents que le roi très chrétien envoyait au roi de Siam. Le même jour, les députés des nations établies à Siam, au nombre de quarante, habillés chacun à leur manière, vinrent complimenter l'ambassadeur.
Le 18, jour destiné pour l'entrée, quarante mandarins et deux oyas, qui sont comme les ducs en France, vinrent prendre l'ambassadeur pour le conduire au palais. Ils allèrent d'abord prendre la lettre du roi très chrétien, qui était sur une table dans un vase d'or. Il la porta sept ou huit pas, et ensuite, il la mit entre les mains de l'abbé de Choisy qui la porta jusqu'au bord de la rivière, où il y avait un balon doré pour la recevoir. Alors, l'ambassadeur prit le vase des mains de l'abbé de Choisy et le porta dans le balon, où il fut mis par deux mandarins sous un pavillon en forme de parasol très magnifique. Les autres mandarins dans leurs balons suivaient le premier. L'ambassadeur, l'abbé de Choisy et toutes les personnes de la suite venaient en plus de 200 autres, la plupart fort magnifiques. Les nations étrangères suivaient dans plusieurs bâtiments, dont toute la rivière était couverte. La lettre du roi, les deux balons qui gardaient la lettre et celui de l'ambassadeur étaient au milieu. En arrivant à terre, il fut salué du canon de la ville, ce qui ne s'était jamais pratiqué à la réception d'aucun ambassadeur. Il mit la lettre du roi sur un chariot doré. Il monta en une chaise dorée portée par dix hommes, et l'abbé de Choisy monta dans une autre. Les gentilshommes et les mandarins suivaient à cheval et toutes les nations à pied. Lorsqu'il fut arrivé près du château du gouverneur, il trouva des soldats en haie des deux côtés de la rue, armés de mousquets, de lances, d'arcs et de flèches, avec quantité d'instruments de musique à la manière du pays. Après avoir passé par cette rue, il entra dans la grande place qui était bordée d'éléphants armés. Dans la cour du palais, il y avait 2 000 soldats sous les armes, assis sur leurs talons, et des éléphants armés étaient sur la gauche, avec 100 hommes à cheval, la sagaie à la main. Il traversa deux autres cours, où il y avait aussi des soldats et des éléphants. Il n'y eut que les gentilshommes français qui l'accompagnaient qui y entrèrent. Il passa dans une autre cour, où il trouva un grand nombre de mandarins prosternés. Il y avait six chevaux couverts de harnais enrichis d'or et d'argent et bordés de perles, de rubis et de diamants, et plusieurs éléphants harnachés de velours cramoisi, avec des boucles dorées. Les gentilshommes entrèrent dans la salle d'audience, et ils se placèrent avant que le roi se mît sur son trône, qui était dans une espèce de tribune assez élevée. Le chevalier de Chaumont y entra, accompagné du barcalon, qui est le premier ministre, du sieur Constance et de l'abbé de Choisy qui portait la lettre du roi.
Il salua le roi étant à la porte et au milieu de la salle, près du lieu où il devait s'asseoir, et ensuite, s'étant assis et couvert, il commença sa harangue en français. Elle contenait en substance des compliments de la part du roi très chrétien, des témoignages de la satisfaction qu'il avait des bons traitements que les évêques français et les autres sujets avaient reçus de lui, et combien Sa Majesté souhaiterait que ce prince embrassât la religion chrétienne.
Le discours fut interprété par le sieur Constance. Le chevalier de Chaumont prit ensuite la lettre de Sa Majesté de l'abbé de Choisy pour la présenter au roi. On croyait qu'il prendrait le vase où elle était par un manche d'or long de trois pieds, pour l'élever jusqu'à la hauteur de la tribune. Mais il le présenta sans l'élever, et le roi de Siam se baissa pour la prendre de sa main. Le roi de Siam demanda après l'audience au chevalier de Chaumont des nouvelles du roi et de toute la Maison royale, et si Sa Majesté n'avait pas remporté quelque nouvelle victoire sur ses ennemis. Il lui parla des ambassadeurs qu'il avait envoyés sur le Soleil d'Orient, et il lui fit plusieurs questions sur l'état de la France et de l'Europe. Il témoigna une extrême joie d'apprendre par les réponses du chevalier de Chaumont l'état florissant du royaume de France, les victoires du roi et la paix glorieuse qui les avait terminées, et il lui dit qu'il chercherait les moyens de satisfaire Sa Majesté sur toutes les choses qu'ils lui avaient proposées de sa part. La conversation dura près d'une heure, et cependant les mandarins demeurèrent prosternés. On tira un rideau devant la fenêtre de la tribune, et l'audience finit ainsi. L'ambassadeur se retira, et on le mena dans le palais pour lui faire voir l'éléphant blanc, qui est servi en vaisselle d'or. Il revint ensuite à sa maison, où il trouva des mandarins de garde, chargés de faire fournir tout ce qui était nécessaire pour sa dépense.
Le 19, les mandarins des nations étrangères établies à Siam le vinrent saluer suivant l'ordre que le roi leur avait fait donner par le sieur Constance. Le même jour, l'évêque de Métellopolis fut mandé au palais pour interpréter la lettre du roi très chrétien.
Le 22, le roi de Siam envoya plusieurs pièces de brocart, des robes du Japon, une garniture de boutons d'or et diverses curiosités à l'ambassadeur et aux gentilshommes français.
Le 25, il y eut une seconde audience du roi, après laquelle il fut traité magnifiquement à dîner, avec tous ceux de sa suite. On avait mis à part le couvert de l'ambassadeur en vaisselle d'or. Les autres furent servis en vaisselle d'argent, et le grand trésorier et les principaux mandarins servirent à table.
Le 29, il alla visiter le barcalon, étant accompagné de l'évêque de Métellopolis qui servait d'interprète.
Le 30, il alla voir la grande pagode ou temple des Siamois, dont l'architecture est presque semblable à celle de nos églises. Il y vit une idole d'or de quarante pieds de haut et un grand nombre d'autres, devant lesquelles les talapoins ou prêtres idolâtres entretiennent des lampes. De là, il passa dans un autre, où est le mausolée de la reine, décédée il y a quatre ans, et celui d'un roi de Siam, représenté par un colosse de cuivre doré de plus de 25 pieds de haut. Il alla aussi voir les éléphants, dont le roi de Siam a un très grand nombre.
Le 4 novembre, l'ambassadeur fut invité à aller voir passer le roi, qui ce jour-là, devait se montrer à ses peuples et aller à une pagode où il va tous les ans. Les mandarins étaient habillés de drap rouge, qui était la couleur que le roi avait marquée. Ce prince était dans un balon fort magnifique, doré jusqu'à l'eau, ainsi que les rames. Il était suivi par 140 autres balons des mandarins, et il y avait un nombre infini de peuple qui accourait pour le voir passer.
Le 8, le roi partit pour aller à Louvo, maison de plaisance à 20 lieues de la ville capitale, où il passe ordinairement une partie de l'année.
Le 15, l'ambassadeur partit pour s'y rendre. Il coucha dans une maison qui avait été bâtie exprès sur la route, et il y fut servi de la même manière que dans les autres où il avait reçu en venant de Siam.
Le 19, il eut audience particulière du roi, et le soir, on le mena à la promenade sur des éléphants.
Le 23, le roi lui donna le divertissement d'un combat d'éléphants. Ce prince fit approcher le sieur de Vaudricourt, capitaine du vaisseau, et le capitaine de la frégate qui le saluèrent sans descendre de dessus les éléphants. Il leur donna à chacun un sabre dont la poignée et la chaîne sont d'or et le fourreau d'or, avec deux vestes d'étoffe d'or et les boutons de même.
Le 24, l'ambassadeur étant monté à cheval accompagna le roi à la chasse d'un éléphant sauvage, qui fut pris en la manière ordinaire. Une femelle laissée dans le bois l'avait attiré dans un parc fermé de gros pieux, où un chasseur l'attaquant l'attira peu à peu dans une petite enceinte, où on fit entrer des éléphants privés qui l'environnèrent. On l'attache ensuite par les pieds de derrière auprès de deux autres, et on les apprivoise ainsi, en fort peu de temps.
Le 25, il vit le combat d'un tigre contre trois éléphants. Il les attaqua d'abord avec vigueur, mais il fut tué.
Le 26, il vit une grande illumination qui se fait tous les ans au palais, dont toute la façade était éclairée d'un nombre infini de lampes et de lanternes peintes. Cette fête dure huit jours (14). Il eut le même jour audience particulière du roi.
Le 1er décembre, le sieur Constance envoya de la part du roi à l'abbé de Choisy et aux gentilshommes français un riche présent de vestes japonaises, de cabinets de la Chine, de porcelaines et de plusieurs curiosités du pays.
Le 10, il se fit une grande chasse d'éléphants en présence du roi, et on en prit dix. Cette chasse fut continuée le lendemain. L'ambassadeur eut un long entretien avec ce prince, qui lui demanda le chevalier de Forbin, lieutenant de vaisseau, et le sieur de la Mare, ingénieur, pour demeurer à son service. Ils y consentirent et le roi leur fit de riches présents. Le chevalier de Chaumont, qui avait résolu de partir le lendemain, pour se rendre à bord, lui présenta les gentilshommes français qui l'accompagnaient.
Le 12, il eut audience de congé, dans laquelle le roi lui donna un grand vase d'or, qui est la marque qui distingue les oyas ou principaux seigneurs du royaume, lui disant qu'il le dispensait des cérémonies ordinaires, parce que peut-être elles ne lui auraient pas été agréables. L'abbé de Lionne et le sieur Vachet prirent en même temps congé du roi. Il leur donna à chacun un crucifix d'or sur une croix de tambac (15), avec le pied d'argent. Après l'audience, l'ambassadeur fut traité magnifiquement dans une des salles du palais, et le roi lui envoya trois ou quatre plats de sa table. Il fut reconduit avec les mêmes cérémonies qui avaient été pratiquées à sa réception, accompagné par un grand nombre de mandarins, et les rues étaient bordées d'éléphants de cavalerie et d'infanterie sous les armes.
Le 13, il arriva à Siam avec les mandarins qui étaient nommés pour venir ambassadeurs en France, et la lettre que le roi de Siam écrivait au roi était portée avec les cérémonies ordinaires. On apporta à l'ambassadeur des présents considérables de la part de ce prince, et plusieurs autres pour l'abbé de Choisy et pour les gentilshommes de l'ambassade. L'ambassadeur en fit de très considérables au sieur Constance, aux mandarins et à tous ceux qui l'avaient accompagné.
Le 14 sur le soir, il partit de Iudia avec le cortège ordinaire et vint à Bangkok, le roi l'ayant prié d'en visiter les fortifications, d'en donner son avis et d'y marquer une place pour bâtir une église.
Le 16, il en partit après avoir été salué des deux forteresses. Sur les quatre heures, il arriva à la barre de Siam, où il trouva ses chaloupes, et il vint à bord sur les sept heures.
Le 17, une frégate amena à bord les ambassadeurs de Siam et la lettre du roi écrite sur une feuille d'or, et enfermée dans une boîte d'or, avec les présents qu'il envoie au roi. Cette lettre fut mise sur la dunette du vaisseau, sous un dais en pyramide, et on la salua de plusieurs coups de canon. Les jésuites missionnaires qui doivent passer à la Chine demeurèrent à Siam, où avant le départ de l'ambassadeur, ils firent quelques observations astronomiques en présence du roi.
Le 22 décembre, sur les trois heures du matin, le vaisseau mit à la voile, et le 11 janvier 1686, il mouilla devant Banten.
Le 13 mars, il arriva au cap de Bonne-Espérance, d'où il partit le 26, et il arriva heureusement à Brest le 18 du mois dernier, n'ayant perdu dans un si long voyage que douze personnes des équipages et le sieur d'Erbouville, garde-marine, qui mourut à la hauteur de Ligor.
À Paris, du bureau d'adresse, le 11 juillet 1686.
NOTES
1 - Ce paragraphe de Donneau de Visé était manifestement destiné à faire sourire les lecteurs. L'abbé Michel de Saint-Martin, surnommé l'abbé Malotru, était un personnage grotesque et extravagant, imbécile pontifiant gonflé de lui-même, qui fut longtemps la risée de la ville de Caen et des salons où étaient commentées ses lubies et ses excentricités rapportées par les gazettes. Les recueils d’anecdotes, de souvenirs et de bons mots, les compilations de ragots d’antichambre, les Menagiana, Furetieriana et autres ana qui fleurissaient à l’époque ont largement évoqué son lit, édifié sur un four de brique que ses valets emplissaient chaque soir de braise pour le maintenir à bonne température, les neuf bonnets gras et les neuf paires de bas dont il s’affublait par crainte des vents coulis, et la vinaigrette, cette petite chaise à porteurs à deux roues tirée par un homme, dont il se prétendait l’inventeur. Il fut victime d'une énorme farce montée par des étudiants de l'université de Caen, dont il était recteur, consistant à lui faire croire que le roi de Siam voulait l'élever à la dignité de Premier mandarin de son royaume et le prendre à son service. Une cérémonie grotesque fut organisée, au cours de laquelle les étudiants grimés en ambassadeurs siamois multiplièrent les salamalecs et les discours délirants dans les sabirs les plus fantaisistes, avant de couronner le nouveau mandarin, le tout évidemment en vidant force chopines. L'abbé mourut en 1687 persuadé d'être vraiment Premier mandarin du royaume de Siam. Cette désopilante mystification, digne de la turquerie du Bourgeois gentilhomme, a été rapportée par le chanoine Charles-Gabriel Porée dans son ouvrage La Mandarinade de M. l'abbé de Saint-Martin, marquis de Miskoiu, docteur en théologie, protonotaire du Saint-Siège apostolique, recteur en l'université de Caen, etc., publié à Caen par Manoury fils en 1769.
Ce n'est bien évidemment pas le chevalier de Chaumont qui poussa le ridicule jusqu'à solliciter les conseils de l'abbé de Saint-Martin, mais là encore, ce fut le résultat d'une blague d'étudiant, ainsi que le rapporte Charles-Gabriel Porée : M. le chevalier de Chaumont fut nommé à l’ambassade de Siam. Deux ou trois beaux esprits de Rouen, qui connaissaient le caractère de l’abbé de Saint-Martin, saisirent une occasion si favorable pour donner une nouvelle scène au public. Ils lui écrivirent au nom du nouvel ambassadeur. Ce seigneur le priait instamment de vouloir bien lui fournir des mémoires pour se conduire avec succès dans l’importante commission dont le roi venait de l’honorer. Une lettre, si flatteuse par elle-même, le devenait encore davantage par les louanges que l’on donnait à la grande habileté de M. de Saint-Martin. On y relevait son goût exquis en toutes choses. On appuyait principalement sur la parfaite connaissance qu’il avait des usages de la cour de Rome et des cours les plus considérables de l’Europe, dont il avait étudié le génie et le cérémonial ; que cela était sensible par les curieuses relations qu’il en avait publiées.
Des marques d’estime si authentiques confirmèrent l’abbé de Saint-Martin dans l’opinion avantageuse qu’il avait toujours eue de lui-même et lui causèrent une joie proportionnée à sa vanité. Pour répondre à tant d’honneur, il récrit sur-le-champ une lettre des plus longues (il n’avait pas l’art d’en faire de courtes), et il l’envoie à M. le chevalier de Chaumont, avec cette suscription : À Paris, chez le sieur Bigot, Indien, rue de la Vieille-Monnoye, au Tabouret Verd. Cette « adresse », qui lui avait été donnée, aurait été suspecte à un homme sensé. Après avoir remercié amplement M. l’ambassadeur de l’honneur qu’il lui faisait, il lui promet de travailler avec toute la diligence possible aux mémoires et aux instructions qu’il souhaitait de lui ; que dans quinze jours au plus tard, il les recevrait, accompagnés de son livre de médecine dont il aurait l’honneur de lui faire présent ; que cet ouvrage serait d’un merveilleux secours pour la conservation de la santé de Son Excellence et de celle de toute sa suite. Les instructions qui composent la grande lettre furent envoyées imprimées à M. le chevalier de Chaumont. L’impression qui les rendait publiques fournit aux lecteurs une nouvelle occasion de se réjouir aux dépens de l’auteur. Il entre dans le détail de tout ce que l’ambassadeur doit faire lors de son embarquement. Il l’avertit surtout de ne pas oublier du biscuit, comme une provision nécessaire pour un voyage de si long cours. Il règle, suivant ses idées, les provisions, les équipages, les livrées et les domestiques, jusqu’au portier qui doit avoir une barbe de capucin, pour le rendre plus vénérable et pour mieux figurer à la porte du palais de l’ambassadeur lorsqu’il sera arrivé à Siam. Il lui indique jusqu’aux choses dont il lui faudra entretenir Sa Majesté siamoise. (Charles-Gabriel Porée, La Mandarinade, ou l'histoire comique du mandarinat de M. l'abbé de Saint-Martin [...], présentée et annotée par Bernard Suisse, L'Harmattan, 2012, pp. 69-70).
2 - Dans sa relation (1686, pp. 218-219), Chaumont indique : J'avais pour secrétaire le sieur de la Brosse-Bonneau, qui est très honnête homme. ⇑
3 - On trouve dans L'ambassade de Siam au XVIIe siècle, d'Étienne Gallois (Paris, 1862, extrait du Moniteur Universel de juillet, août et septembre 1861, pp. 40-41) une autre version de cette liste avec quelques variations et quelques précisions :
- Deux miroirs d'argent pesant ensemble quatre-vingt quinze marcs.
- Deux grands chandeliers, également d'argent, du poids de quatre-vingt dix-huit marcs.
- Deux girandoles de même métal, pesant dix-huit marcs.
- Onze fusils et huit paires de pistolets.
- Douze pièces de brocart d'or et d'argent, avec trente autres de drap écarlate et bleu.
- Seize autres de drap brun et quarante-huit aunes de ratine des mêmes couleurs.
- Deux horloges et trois pendules.
- Trois bureaux de marqueterie, avec six guéridons et trois petits tables à tiroirs.
- Deux grands tapis de la Savonnerie.
- Un bassin de cristal de roche garni d'or.
- Deux habits en broderie.
- Huit chapeaux de castor.
- Plusieurs pièces de ruban de diverses couleurs.
- Une épée d'or avec son baudrier.
- Deux caisses renfermant des vases garnis de cuivre doré.
- Un petit cabinet de cristaux et de bois d'ébène.
- Un bassin de cristal, garni de cuivre doré, avec de petites appliques d'or.
- Trente pièces de cristal dont la moitié enrichies de vermeil.
- Un portrait du roi à cheval.
Bénigne Vachet, pour sa part, évoque six douzaines de chapeaux de castor, des sabres et des épées dont la garde était garnie de pierreries, et aussi une lunette de deux pieds, qui distinguait les objets de deux lieues de distance.(Launay, op. cit., p. 149). ⇑
4 - Ces présents, offerts par un dignitaire siamois au nom assez fantaisiste, ne sont mentionnés dans nulle autre source à notre connaissance, il est peu probable qu'ils aient été envoyés à Louis XIV. Peut-être s'agissait-il de présents destinés à Pierre II, roi du Portugal, auquel le roi Naraï envoya une ambassade en mars 1684, expédition qui fit naufrage au cap des Aiguilles en avril 1687 et dont les survivants retournèrent au Siam sans avoir pu accomplir leur mission. Les pérégrinations de ces ambassadeurs siamois en Afrique, recueillis de la bouche du mandarin Okhun Chamnan par le père Tachard, sont relatées dans le livre VII de son Second voyage. ⇑
5 - Confucius est appelé Khongchue en thaï (ขงจื๊อ). ⇑
6 - Non seulement Chaumont reconnut le Cap, mais il y fit escale une semaine entre le 1er et le 30 juin 1685. ⇑
7 - L'ingénieur La Mare, ou Lamare, qui demeura au Siam après le départ de l'ambassade, sur la demande du roi Naraï. ⇑
8 - C'est bien contre son gré que le chevalier de Forbin resta au Siam, et il ne se résigna à le faire que par obéissance à un ordre écrit de Chaumont. ⇑
9 - Isaac de l’Ostal de Saint-Martin (1629 ?-1691) passionné d’histoire, de langues et de botanique, était au service de la Compagnie hollandaise à Batavia depuis 1662.
10 - Aujourd'hui Nakhon Si Thammarat (นครศรีธรรมราช), en Thaïlande, au sud de l'isthme de Kra. ⇑
11 - François Pallu (1626-1684), évêque d'Héliopolis. ⇑
12 - Constantin Phaulkon, favori du roi de Siam. Vois sur ce site la page qui lui est consacrée : Phaulkon ⇑
13 - Ayutthaya (อยุธยา), alors capitale du royaume. ⇑
14 - Il s'agissait sans doute de la fête de con parian, le hissage des lanternes, évoquée dans l'ouvrage Siamese State Ceremonies de H. G. Quaritch Wales, Londres, 1931. Gerolamo Emilio Gerini lui consacre un paragraphe dans l'Encyclopædia of Religion and Ethics, Hastings, volume V, Edinburgh, New York, 1912 : Les lampes sont hissées sur des mâts le jour de la nouvelle lune et allumées à la nuit, jusqu'au deuxième jour du déclin. Elles sont gardées allumées pour éloigner les esprits, et aussi pour empêcher l'eau d'envahir les rizières alors que les épis de riz n'ont pas atteint leur maturité. Gerini voit dans cette fête une transposition du Dipavali, la fête des lumières qui marque le passage du nouvel an hindou. Cette fête ne doit pas être confondue avec Loy Krathong (ลอยกระทง), qui a lieu à la pleine lune du 12ème mois lunaire. ⇑
15 - Alliage d'or et de cuivre. Voir sur ce site l'article qui lui est consacré : Le tambac. ⇑
23 mars 2019