Chapitre VII.
Pompe funèbre de la fille unique du roi, et les grands préparatifs que l'on fit pour brûler son corps.
Ces marques sensibles de la bonté du roi de Siam envers notre nation nous ont suscité des ennemis qui ont tâché de nous détruire (1), mais bien loin d'y réussir, leur haine n'a servi qu'à nous faire prendre des précautions, qui nous ont confirmés dans les bonnes grâces de ce prince (2). Depuis que nous avons l'honneur d'avoir accès dans son palais, il nous a comblés de nouvelles grâces, et celle qu'il nous fit de nous permettre d'assister aux funérailles de sa fille unique est assurément une des plus grandes que les étrangers puissent recevoir, ce qui arriva comme il suit ; cette princesse étant décédée le 24 septembre de l'an 1649, six mois après le roi fit dire au sieur Van Muyden (3), principal commis de la Compagnie, qu'il lui était permis de se trouver à ses obsèques. Van Muyden reçut comme il devait l'honneur que le roi lui faisait, et ainsi il fut spectateur, avec quelques autres dont je fus du nombre, d'une cérémonie qui méritait bien d'être vue.
Préparatifs funéraires. |
On avait fait les préparatifs de cette pompe dans une des cours du palais où étaient élevées cinq tours de bois, dont celle du milieu avait quelque 120 pieds de haut, les autres diminuant à mesure qu'elles s'éloignaient de celle-ci. Ces tours étaient peintes et dorées, et avaient communication par des galeries à balustres enrichies des mêmes ornements. Devant la plus haute de ces tours, le corps de la défunte reposait sur un autel tout couvert d'or et de pierreries. Elle était debout, les mains jointes, le visage tourné vers le ciel, dans un cercueil d'or épais d'un pouce. Sa robe était traînante et toute semée de pierreries. Sa couronne, son collier et ses bracelets aussi tous couverts de diamants, étaient d'un prix inestimable. Quand chacun eut pris place sur des échafauds faits exprès, tous les grands du royaume lui allèrent faire la révérence. Les dames y allèrent ensuite, et les uns et les autres n'étaient vêtus que de toile blanche sans parure ni ornements, chacun répandant autour du corps et de l'autel des fleurs et des parfums d'une contenance fort triste. Ensuite le cercueil fut porté à vingt pas de là sur un char dont la richesse égalait celle de l'autel.
Pleurs et regrets des grands du royaume. |
Les grands du royaume et les dames lui ayant rendu les mêmes honneurs, tous pleurèrent fort amèrement et d'une manière si lugubre qu'il semblait qu'ils eussent perdu ce qu'ils avaient de plus cher au monde. Ces larmes et ces cris ayant duré une demi-heure, les principaux officiers de la Couronne traînèrent fort lentement ce char vers le lieu du bûcher. Il était suivi des mêmes seigneurs et des dames dont nous avons parlé, toujours pleurant et se lamentant. Devant eux marchait le fils aîné du roi (4), frère unique de la défunte, et tous deux nés d'une même mère. Il était vêtu de blanc comme tous les seigneurs qui le suivaient, et monté sur un éléphant dont la housse était en broderie, avec des chaînes d'or au cou. À ses côtés marchaient deux de ses frères nés d'autres femmes, sur des éléphants semblables au premier, chacun tenant une longue écharpe de soie blanche dont l'un des bouts était attaché au cercueil. Autour du lit marchaient à pied quatorze jeunes fils du roi, aussi vêtus de toile blanche, et un rameau d'arbre à la main, tous si bien instruits à pleurer qu'il n'y en avait point dans la troupe qui le fissent de meilleure grâce.
Quelques largesses faites au peuple. |
À moitié chemin du bûcher, il y avait de part et d'autre quantité d'échafauds où des seigneurs moins qualifiés que les premiers attendaient le convoi. Quand le corps fut vis-à-vis d'eux, les uns jetèrent plusieurs sortes d'habits au peuple, d'autres des oranges pleines de ticols (5), qui sont trente sous de notre monnaie, et quelques-uns certaines pièces nommées masen (6), qui en valent environ soixante.
Deuil importun. |
Le convoi arrivé au lieu où devait finir la cérémonie, les grands du royaume prirent le corps avec grand respect et le posèrent sur le bûcher au son de plusieurs instruments, dont l'harmonie lugubre mêlée aux cris et aux pleurs de toute la Cour était capable d'ébranler les cœurs les plus durs. Ce triste concert étant fini, on couvrit le cadavre de bois de santal et d'agor (7), et après y avoir jeté quantité de parfums, les enfants du roi et les seigneurs retournèrent au palais, laissant les dames auprès du corps qui ne devait être brûlé de deux jours. Bien que ce terme destiné aux leurs parût long à des personnes qui étaient lasses de pleurer, il fallut néanmoins continuer ce triste exercice l'espace de deux jours entiers, sans qu'il fût permis à pas une, de quelque qualité qu'elle fût, de s'en exempter un quart d'heure ; coutume rude, mais nécessaire à quiconque a de l'ambition, les pleurs en cette rencontre étant le moyen le plus sûr et le plus court pour se rendre recommandable. Quoiqu'il y allât de l'honneur de faire paraître un grand deuil et une profonde tristesse, il y en avait néanmoins sur qui ces considérations faisaient si peu d'effet qu'elles se lassaient de pleurer, et c'est pour ces âmes indolentes qu'on avait laissé parmi elles des femmes destinées à les réveiller à coups de petites cordes faites en forme de disciplines, dont les moines se servent en Europe, et s'il arrivait que ces pauvre dames cessassent un moment de pleurer, parce qu'elles étaient accablées de lassitude et de sommeil, on les en frappait de telle sorte qu'au lieu de larmes feintes, on les obligeait d'en verser de réelles et de véritables.
Pendant que ces dames pleuraient autour de la défunte, les prêtres étaient sur des échafauds dans cour où l'on avait répandu les premières larmes, priant jour et nuit pour son âme. Tandis que le corps y fut exposé, ils interrompaient souvent leurs prières pour jeter au peuple des habits de toutes les sortes, des ustensiles pour le ménage, des outils pour les artisans, des lits, des nattes et autres meubles. À côté de cette cour, il y avait vingt autres tours faites de roseaux revêtus dehors et dedans de papier de toutes couleurs. Ces tours étaient remplies de quantité de feux d'artifice qui durèrent quinze jours de suite, pendant lesquels le roi fit faire de grandes aumônes, tant aux pauvres qu'aux prêtres dont la dépense fut, y compris les préparatifs, de 5 000 catis, qui font de notre monnaie environ 600 000 florins, outre les statues d'or et d'argent, entre lesquelles il y en avait deux d'or de quatre pieds et demi de hauteur, et épaisses d'une pouce et demi, qui furent mises à l'honneur de la défunte dans les plus belles pagodes du pays, le tout fait de l'or, de l'argent et des joyaux que la défunte avait reçus durant sa vie, tant du roi son père que des principaux de la Cour.
NOTES
1 - Struys fait ici principalement allusion aux Portugais. Les Anglais, grands rivaux des Hollandais dans les Indes orientales, ne jouaient plus aucun rôle au Siam depuis qu'ils avaient fermé leur comptoir en 1623. Ils ne le rouvriront qu'en 1661. ⇑
2 - Le roi qui régnait à cette époque était Prasat Thong (ปราสาททอง) qui avait usurpé le pouvoir après avoir éliminé tous les prétendants à la Couronne. Son accession sanglante au trône est racontée par Van Vliet dans une relation écrite en 1647 qu'on pourra lire sur ce site ; Relation historique des révolutions arrivées dans le royaume de Siam. ⇑
3 - Herman van Muyden fut directeur du Comptoir de la VOC au Siam entre 1647 et 1650. ⇑
4 - Chaofa Chai (เจ้าฟ้าไชย), qui montera sur le trône à la mort de son père en 1656 et ne règnera que neuf mois avec le titre de Sanphet VI (สรรเพชญ์ที่๖), avant d'être assassiné lors d'un coup d'État mené par son oncle Si Suthammaracha (ศรีสุธรรมราชา), lequel sera à son tour exécuté par son neveu Naraï (นารายณ์มหาราช) après seulement deux mois et dix-sept jours de règne. ⇑
5 - Tical, une monnaie d'argent en forme de bille, qui est devenu le baht (บาท), l'unité monétaire de la Thaïlande. ⇑
6 - Le mace, monnaie alors très répandue sous des noms différents dans toute l'Asie du sud-est et dont la valeur variait considérablement en fonction des époques et des pays. ⇑
7 - Bois d'agar (calembac) ; bois de couleur sombre imprégné d’une résine odorante qui se forme dans les troncs de certains types d’arbres du genre Aquilaria, se trouvant le plus fréquemment dans les forêts d’Asie du sud-est. ⇑
25 juin 2019