Chapitre IX.
Titres que se donne le roi de Siam, et des cérémonies qui s'observent pour arrêter le cours des eaux de la rivière de Siam.
Nous avons déjà dit que le roi de Siam est un des plus riches et des plus puissants monarques de l'Orient, mais nous n'avons point encore vu les titres qu'il se donne. Comme la manière en est singulière, j'ai cru que le lecteur me saurait gré de lui en faire voir deux copies qui me tombèrent entre les mains étant à Siam, par l'entremise d'un des plus grands seigneurs du pays, à qui je témoignai que je souhaitais qu'il me les laissât. Comme la phrase de cette langue est un peu barbare, je les ai traduites selon le génie de la nôtre.
Alliance écrite en lettres d'or, où reluit la splendeur divine, et qui est la plus excellente de toutes celles qui sont au monde ; qui comprend les sciences les plus sublimes, et qui est la seule capable de rendre les hommes heureux. Elle est la meilleure et la plus sûre qui soit au ciel, et dessus et dessous la terre. Toutes les paroles en sont royales, elles sont douces et délicieuses, mais toutes puissantes et énergiques. La renommée qui s'en répand par toute la terre y produit le même effet que produirait la vue des morts ressuscités par une vertu toute divine, et purgés de leur corruption tant spirituelle que corporelle. Aussi toutes personnes constituées en dignité, tant parmi les nobles, dans le clergé que le tiers-État, ne les voient point sans ressentir certaine joie que nulle autre chose ne peut causer. Ainsi, il n'est rien dans l'univers qui leur soit comparable, non plus qu'à la source d'où elles sortent, comme étant un monarque très illustre, très invincible, très puissant, très haut, et couronné de cent et une couronnes d'or, toutes ornées de neuf sortes de pierres précieuses ; étant le plus grand, le plus pur et le plus divin maître des âmes immortelles ; le très saint qui voit toutes choses, et le souverain empereur qui tient sous l'ombre de ses ailes le grand, le riche et l'incomparable royaume de Siam ; la splendeur de la belle et célèbre ville de Judia, dont les portes et les issues sont habitées par une infinité de peuples, et qui est sans contredit la capitale de l'univers. Le seul trône digne du plus grand des rois, auquel est soumis le plus beau et le plus fertile de tous les pays que le soleil éclaire, qui est plus grand seigneur que les dieux et dont le palais n'est que fin or et pierreries ; le divin maître des trônes d'or, de l'éléphant blanc, rouge, et à la queue ronde, lesquels trois animaux sont le souverain dieu des neuf sortes de dieux ; le divin seigneur, en la main duquel est l'épée victorieuse, qui est semblable au dieu des armées au bras tout de feu, et le plus excellent et le plus noble de tous les rois.
Le second titre était à peu près de la même force, et comme il suit : Le très haut Paducco. Syri Sultaan Nelmonam, welgaka, nelmochadiin magiviitha, Jouken der eauten lillaula fylan (1). Le Roi des Rois qui fait croître et couler les eaux ; le monarque qui est comme un dieu, comme un soleil au plus haut point de son élévation ; aussi lumineux que la lune dans son plus grand éclat ; l'élu de Dieu pour être estimé autant que l'Étoile du Nord, dont la naissance est toute royale, comme étant issu du grand Alexandre, et dont l'esprit est tout parfait, tout voyant et tout pénétrant, semblable à un globe toujours roulant et fait de manière à mesurer les abîmes de la mer. Roi qui a orné les tombeaux de tous les saints trépassés, qui est aussi juste que Dieu, et d'une puissance si vaste que tout le monde se peut cacher à l'ombre de ses ailes. Roi qui fait justice en toutes choses, comme les rois qui l'ont précédé, et le plus magnanime de tous les princes. Roi qui tient de la main de Dieu quantité de mines d'or, qui a fait bâtir des pagodes toutes d'or et de cuivre. Qui s'assied sur un trône qui n'est qu'or et que pierreries. Le roi de l'éléphant blanc, qui est roi de tous les autres éléphants, et devant qui plusieurs milliers d'autres éléphants sont obligés de se prosterner ; roi de qui les yeux sont aussi brillants que l'Étoile du matin, auquel sont soumis des éléphants à quatre dents, des éléphants rouges, de couleur de pourpre, et de plusieurs autres couleurs, comme aussi d'un éléphant de Buytenaque. Pour lesquels le Dieu tout puissant lui a fait présents de plusieurs sortes de housses en broderies, en très grand nombre, et toutes semées de pierres précieuses, de quantité d'autres éléphants instruits à la guerre, dont les harnais sont à l'épreuve du fer et du feu ; d'autres dont les dent sont armées d'acier et les harnais de cuivre. Roi qui a des chevaux sans nombre ferrés d'or, dont les housses sont aussi d'or et toutes semées de pierreries, outre une infinité d'autres qui sont propres à la guerre. Roi qui est au-dessus de tous les empereurs, monarques, princes et potentats de l'univers, depuis l'Orient jusqu'à l'Occident ; lequel élève aux honneurs et aux dignités ceux qui ont l'esprit de s'insinuer en ses bonnes grâces, et qui fait au contraire brûler tout vifs ceux qui se révoltent contre lui. Roi aussi puissant que Dieu, et en qui réside le pouvoir de faire tout ce que Dieu a fait et créé.
Par ces superbes titres, le roi de Siam prétend insinuer à ses sujets qu'il est autant que Dieu, et plus que toutes les puissances qui règnent sur la terre, et pour le confirmer, il leur fait croire qu'il arrête le cours des eaux, et voici comme il s'y prend. La rivière de Siam étant une des branches du Gange, qui croît et décroît régulièrement en certaines saisons de l'année, le cours et le décours de celle-là est aussi limité. Lorsqu'elle commence à diminuer, ce qui arrive au mois de novembre, le roi prend ce temps-là pour faire une de ses sorties publiques dont nous avons parlé ; il y est suivi de toute sa Cour, et y fait paraître tout ce qu'il a de plus riche. Sa galère est toute brillante d'or et de pierreries ; il y est assis sur un trône d'or, couvert d'un dais semé de diamants. Sa suite est de deux cents galères d'une prodigieuse longueur, chacune ayant deux cents rameurs, et étant pour la plupart peintes et dorées. À quelques six lieues de la ville, le roi et l'archiprêtre entrent seuls dans une petite barque, où celui-ci, après avoir prononcé quelques oraisons sur un sabre d'or, le présente au roi, qui en frappe trois fois la rivière, et lui commande de son autorité divine de se retirer dans la mer. Pendant que le roi est occupé à cette cérémonie, le peuple à qui les prêtres font accroire qu'il n'y a que lui qui puisse en arrêter le cours, est prosterné sur le rivage, surpris du pouvoir de son roi (2).
Fin des chapitres de la relation de Struys consacrés au Siam
NOTES
1 - Ce baragouin ne présente rien qu'on puisse identifier comme du siamois, et certains mots, Jouken der eauten ont même une curieuse consonance hollandaise. ⇑
2 - On trouve des descriptions de cette cérémonie dans beaucoup de relations. Ainsi Jean-Baptiste Tavernier écrit au milieu du XVIIe siècle (Les Six Voyages De Monsieur J. B. Tavernier ... En Turquie, En Perse, Et aux Indes, 1724, p. 200-201) : La seconde fois que le roi sort en public, c'est pour aller à une autre pagode qui est à cinq ou six lieues au-dessus de la ville en remontant la rivière. Mais personne ne peut entrer dans cette pagode que le roi avec ses prêtres. Pour ce qui est du peuple, sitôt qu'il en peut voir la porte, chacun se jette la face en terre. Alors le roi paraît sur la rivière avec deux cents galères d'une prodigieuses longueur, chacune ayant quatre cents rameurs et étant dorées et enjolivées pour la plus grande partie. Comme cette seconde sortie du roi se fait au mois de novembre et qu'alors la rivière commence à s'abaisser, les prêtres font accroire au peuple qu'il n'y a que le roi qui puisse arrêter le cours des eaux par les prières et les offrandes qu'il fait en cette pagode, et ces pauvres gens se persuadent que le roi va couper les eaux avec son sabre, afin de les congédier et de leur ordonner de se retirer dans la mer.
Ce rituel magique sans doute d'inspiration brahmanique s'appelait laï nam (ไล่น้ำ), littéralement chasser les eaux ou encore laï rua (ไล่เรือ : chasser le bateau) parce qu'elle se terminait généralement par une course de bateaux. Comme beaucoup de spectateurs occidentaux, Struys fait une confusion. Le roi ne coupait pas les eaux avec sabre d'or, mais il agitait dans l'eau un éventail à long manche.
Deux siècle plus tard, en 1854, Mgr Pallegoix évoquait lui aussi cette cérémonie dans sa Description du royaume de Siam (1854, II, p. 56), mais à cette époque, le roi ne se déplaçait plus en personne pour accomplir le rituel, son prestige risquant d'être écorné si les eaux continuaient à monter malgré ses royales injonctions, comme c'était souvent le cas. Il déléguait ses pouvoirs à des bonzes : Lorsque l'inondation a atteint son plus haut point, et dès que les eaux commencent à se retirer, le roi députe plusieurs centaines de talapoins pour faire descendre les eaux du fleuve. Cette troupe de phra, montée sur de belles barques, s'en va donc signifier aux eaux l'ordre émané de Sa Majesté, et, pour en presser l'exécution, tous ensemble se mettent à réciter des exorcismes pour faire descendre la rivière; ce qui n'empêche pas que, certaines fois, l'inondation augmente encore en dépit des ordres du roi et des prières des talapoins.
D'après H. G. Quaritch Wales, (Siamese State Ceremonies, their History and Function, London, 1931, p. 225), ce rituel n'avait pas lieu tous les ans. Le dernier monarque à l'accomplir fut le roi Mongkut (Rama IV) en 1831, année où la mousson fut exceptionnellement abondante. La cérémonie fut définitivement abolie sous le règne du roi Phumiphon Adunyadet. ⇑
25 juin 2019