PRÉSENTATION
Le livre de Jan Janszoon Struys Drie Aanmerkelijke en seer rampspoedige Reysen door Italien, Griekenlandt, Lijtlandt, Moscovien, Tartarijen, Meden, Persien, Oost-Indien, Japan, en verscheyden andere Gewesten […] (Trois voyages remarquables et désastreux à travers l'Italie, la Grèce, la Livonie, la Moscovie, la Tartarie, la Médie, la Perse, les Indes orientales, le Japon, et différentes régions […]) fut un véritable succès de librairie, puisque la version originale hollandaise publiée à Amsterdam en 1676 ne connut pas moins de quatre rééditions en 70 ans, et fut traduite en allemand (1678), en français (1681), en anglais (1684) et même en russe (1880, à partir de la version française), avec parfois plusieurs rééditions.
Jan Struys naquit vers 1630 à Dugerdam, village de Hollande-Septentrionale. Tout jeune il ressentit l'appel du large et l'irrépressible désir de voyager, malgré l'opposition et les mises en garde de son père qui souhaitait pour lui une carrière d'artisan. La version française de 1681 (qui tient davantage de l'adaptation que de la traduction) développe complaisamment ce thème, qui n'apparaît que très brièvement dans l'édition originale hollandaise, l'auteur se contentant en quelques mots d'y évoquer la sévérité de son père : Je n'entendais parler de compas, de boussole qu'avec une joie extraordinaire, et quand je voyais des cartes marines, je ne pouvais me lasser d'y jeter les yeux. La passion de voyager se fortifiant en moi avec l'âge, à peine eus-je atteint dix-sept ans que je commençai à m'ennuyer de la vie que je menais. Il me sembla qu'il était temps de songer à partir, mais la difficulté était d'en trouver les moyens et d'y faire consentir mon père. Mauvaises fréquentations, fugues, échappées qui pouvaient avoir de mauvaises suites, l'adolescent filait un mauvais coton et l'autorité paternelle devait se manifester. Mon père m'en reprit avec tant de sévérité que je le quittai sur l'heure, et m'en allai à Amsterdam, où par bonheur, ayant trouvé qu'on équipait deux vaisseaux pour Gênes, je pris parti sur l'un des deux en qualité de sous-voilier (1), me mettant peu en peine de l'emploi que j'y avais, ni du lieu où j'allais, pourvu seulement que je voyageasse.
En quatre grands voyages et pendant plus de 30 ans, Jan Struys parcourut le monde, Afrique, Asie du sud-est, Japon, Italie, Turquie, Arménie, Russien etc. Au fil des pages de son livre, on a parfois envie d'écrire : de son roman, on le retrouve au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, engagé sur un navire de la République de Venise en expédition contre les Turcs, embarqué malgré lui sur un navire marchand un soir de beuverie, faisant voile vers la Moscovie sur un vaisseau du Tsar de Russie, toujours menant la vie hasardeuse et périlleuse des aventuriers, avec ses coups du sort, ses naufrages et ses rencontres, parfois bonnes, souvent mauvaises. Et sans doute aussi avec ses émerveillements devant la diversité et la beauté du monde.
Sur le Siam, comme sur tous les pays qu'il avait traversés, struys rédigea, à la mode de l'époque, quelques remarques sur la géographie, la politique, le gouvernement, les mœurs, la religion et le commerce du royaume. Quel crédit faut-il accorder à ces notes écrites par un jeune homme de 20 ans qui ne séjourna dans le pays qu'un peu plus de deux mois, depuis la fin janvier ou le début février 1650 jusqu'au 12 avril ? Il est évident que cet exposé est beaucoup plus sujet à caution que les deux grandes relations hollandaises antérieures que nous connaissons, celle de Joos Schouten publiée en 1638 et celle de Jérémie van Vliet en 1647. Tous deux avaient dirigé le comptoir de la VOC au Siam pendant plusieurs années, parlaient la langue du pays et étaient, de par leur fonction, en contact avec les plus hautes autorités politiques du royaume. De fait, on trouve dans le texte de Struys de nombreuses approximations, incohérences et erreurs manifestes, qui font écrire à M. S. (certainement Michael Smithies) dans un article du Journal de la Siam Society : Il a peut-être été entièrement inventé, s'appuyant sur Schouten (1636) et une imagination fertile (2).
L'épisode le plus troublant – et le plus intéressant – de la relation de Jan Struys est sans conteste celui qui fait la matière des chapitres VII et VIII de l'ouvrage : la mort de la fille du roi Prasat Thong et la féroce répression qui s'ensuivit. Le Roi du Palais d'or avait usurpé la Couronne en 1629 après une longue série d'assassinats, éliminant et faisant exécuter l'un après l'autre tous les prétendants légitimes au trône et tous ceux qui lui en barraient la route. Cette accession sanglante au pouvoir a été longuement racontée par Jérémie van Vliet. Un morceau de chair de sa défunte fille n'ayant pas été consumé lors de la crémation, le roi conçut des soupçons d'empoisonnement et fit mourir avec une cruauté effroyable des milliers de dignitaires du royaume. Struys place la mort de la fille du roi le 24 septembre 1649, 4 mois avant son arrivée dans le royaume, et le massacre des mandarins pendant son séjour même. Wood, pour sa part, sans citer aucune source, situe cet événement en 1635, soit quinze ans plus tôt (3). Au-delà des querelles de dates, on peut s'interroger sur la réalité même de ces événements dont nous n'avons trouvé trace dans aucune chronique siamoise ni dans aucune relation occidentale (une chronique siamoise mentionne tout de même l'incinération en grande pompe d'un fils du roi). Nous devons sur ce point nous en remettre à la parole, bien fragile, de Struys, et faire la part des choses entre ce que la mémoire – ou l'imagination – de l'auteur a pu déformer ou inventer et sur les libertés que l'éditeur et les traducteurs ont pu prendre sur le texte original pour complaire au public de l'époque.
L'extrait que nous présentons ici contient les chapitres III à IX (pp. 23 à 48) de l'édition française de 1681 publiée à Amsterdam par la veuve Jacob van Meurs sous le titre Les voyages de Jean Struys en Moscovie, en Tartarie, en Perse, aux Indes, et en plusieurs autres pays étrangers, accompagnés de remarques particulières sur la qualité, la religion, le gouvernement, les coutumes et le négoce des lieux qu'il a vus, avec quantité de figures en taille douce dessinées par lui-même, et deux lettres qui traitent à fond des malheurs d'Astrakan. Nous l'avons transcrit en français moderne, nous en avons revu la ponctuation, et nous avons tâché de l'éclairer par quelques notes.
NOTES
1 - Sur un navire, le voilier ou trévier était celui qui travaille aux voiles et qui les visite souvent pour voir s'il n'y manque rien. (Aubin, Dictionnaire de marine 1736, p. 871). Struys était second voilier (Onder-zeil-maaker), sous les ordres du maître voilier, l'Opper-zeil-maaker. ⇑
2 - Jan Struys, The Perillous and most Unhappy Voyages of John Struys...., translated by John Morrison, London 1683, Journal of the Siam Society, vol. 94, 2006, p. 179). ⇑
3 - W.A.R. Wood, A History of Siam, 1924, p. 178). ⇑
25 juin 2019