PRÉSENTATION

Page de la relation de Jacques de Bourges

À la mi-novembre 1688, les Français abandonnent Bangkok la pète au cul, selon la formule imagée de Véret, battus, humiliés, et pire encore, déshonorés. Le général Desfarges sait qu'à son retour en France il aura tout à redouter des foudres du Roi Soleil. Il a failli à sa mission, il a perdu le Siam, il a laissé exécuter M. Constance sans même bouger le petit doigt, et pire encore, sans doute, aux yeux de l'opinion publique, il a gravement failli à l'honneur de son drapeau en refusant de recueillir et de protéger Mme Constance, venue se placer avec son fils sous la protection de la France.

Dans le navire qui le ramène à Pondichéry, immensément riche des bijoux et des valeurs âprement arrachés au trésor de Phaulkon, le général a tout le temps d'imaginer le sort qui l'attend dans la mère patrie. Il rédige donc cette relation, bien davantage comme une plaidoirie de la défense que comme un rapport objectif, glissant rapidement sur les faits qui l'accablent, et n'hésitant pas à amplifier, et même au besoin à inventer des évènements qui justifieraient ses peu glorieuses décisions.

Desfarges n'aura jamais l'occasion de produire ce document pour se défendre. Après une dérisoire et inutile expédition vers Phuket, il s'embarque pour la France à bord de l'Oriflamme en mars 1690 et meurt de maladie pendant le voyage, entre le cap de Bonne-Espérance et la Martinique.

Accusé de bêtise, d'obstination, de fatuité, de manque de discernement, Desfarges reste un personnage peu attachant. Si l'on ajoute l'appât du gain et la ladrerie, l'homme devient méprisable. Mais on ne peut lui dénier le courage : sièges de Bergues, de Furnes, de Courtray, d'Oudenarde, de Mastrick, de Dinant, d'Huy, de Limbourg, de Condé, d'Aire, de Bouchain, d'Ypres, Bataille de Cassel, de Seneff, de Saint-Denys, conquête de la Franche-Comté, prise de Saint-Omer, il était de tous les combats menés par Louis XIV entre 1660 et 1680. La question n'est pas de savoir si les décisions prises par Desfarges furent mauvaises – elles le furent – mais de savoir s'il aurait pu y en avoir de bonnes, tant cette expédition hasardeuse et mal préparée apparaissait dès le départ, et quoi qu'on tente, vouée à l'échec. Au fond, le principal reproche qu'on peut faire au général, c'est moins d'avoir pris de mauvaises décisions que d'avoir pris des décisions contraires à l'idée qu'on se fait de l'honneur national. Capituler n'est pas glorieux, même si c'est raisonnable. Percé de coups de sabre au milieu des soldats massacrés de sa garnison, malgré tous ses défauts, l'homme serait un héros.

Quant aux deux fils du général, le marquis et le chevalier Desfarges, nous laisserons à Robert Challe le soin de nous expliquer comment, lors d'une escale à la Martinique sur le chemin du retour, ils dilapidèrent la fortune dérobée par leur père au trésor de Siam et quand estime ils tenaient leur géniteur : Sitôt qu'ils furent arrivés dans cette île, leur premier soin fut d'y faire des connaissances. Rien ne leur était plus aisé ; tous deux bien faits d'esprit et de corps, tous deux à la fleur de leur âge, et tous deux jetant l'or à pleines mains, trouvèrent ce qu'ils cherchaient. Ce ne fut, pendant deux mois de séjour, qu'une suite perpétuelle de festins, de bals et d'autres plaisirs. Je connais quatre demoiselles, dont la moins belle et la plus vieille a fait payer ses faveurs jusqu'à quatre ou cinq cents pistoles aux discrets et généreux marquis et chevalier Desfarges. Une entre les autres, que je nommerai Fanchon, a vendu les siennes mille pistoles au chevalier, outre pour plus de quatre cents pistoles en divers présents qu'il lui a faits. On tient pour constant ici qu'ils ont dépensé au-delà de cinquante mille écus chacun, à leurs seuls divertissements ; et quand M. l'intendant, en présence de M. Clé, l'un des capitaines de la colonie, leur dit à table qu'ils avaient mauvaise grâce de tant donner à leurs plaisirs si tôt après la mort de leur père, les deux frères, comme de concert, lui répondirent unanimement, qu'ils ne pouvaient trop se réjouir de la mort d'un homme qui avait ôté la couronne de Siam à l'aîné, et le généralat au cadet, et que toute la bonté du roi n'aurait pas sauvé de la corde en France, si ses lâchetés y avaient été connues. C'est M. Clé lui-même qui m'a raconté ce fait, comme témoin occulaire, de visu et auditu. M. Joubert, général des vivres au fort Saint-Pierre, me l'a certitifié, et Fanchon m'a aussi assuré que le chevalier le lui avait répété plusieurs fois. Bel épitaphe, fait par des enfants à la louange de leur père.

Pour finir la catastrophe, ils se rembarquèrent vers la fin du mois de mars dernier, dans le dessein de retourner en France. L'Oriflamme, en sortant des îles, fut attaqué par un navire anglais. M. de l'Estrille [le capitaine de l'Oriflamme], ni MM. Desfarges n'étaient pas gens à se rendre, ou à céder. Les vaisseaux s'abordèrent, et tous deux coulèrent à fond. C'est ce qu'on a appris par des Caraïbes, qui ont vu le combat, de l'île de Ste Alucie. Quoiqu'il en soit, on n'a point entendu parler d'eux depuis, et je désespère qu'on ait en France des nouvelles de Siam par ce vaisseau, avec lequel ont péris les jésuites, leurs richesses et leurs écrits. Malè parta, male dilabuntur. Bien mal acquis ne profite jamais.

La thèse du combat naval avancée par Robert Challe est contredite par François Martin, qui note dans ses mémoires qu'il a reçu des lettres lui annonçant que Desfarges était mort sur la route, entre le Cap et les Antilles, mais que le décès de l'Estrille n'était survenu qu'une fois arrivé à la Martinique. Il confirme également la thèse de la perte de l'Oriflamme dans une tempête au large des côtes bretonnes. Dans les notes du Journal de Robert Challe, Frédéric Deloffre et Jacques Popin écrivent, sans préciser leurs sources, que de l'Estrille était mort à la Martinique le 11 octobre 1690.

Le texte :

Cette relation a été publiée pour la première fois par Pierre Brunet à Amsterdam en 1691, sous le titre Relation des Révolution arrivée à Siam dans l'année 1688. Une version plus littéraire et allégée de quelques passages peu intéressants a été publiée dans la Suite à l'histoire générale des voyages ou de la nouvelle collection de toutes les relations de voyages par mer et par terre qui ont été publiées jusqu'à présent dans les différentes langues de toutes les nations connues, etc. Tome XVII, Amsterdam, Arkstée et Merkus, 1761, pp. 159-172. Rappelons que cette monumentale Histoire des Voyages en 15 volumes fut éditée par l'abbé Prévost entre 1746 et 1759. On trouvera également une traduction anglaise de cette relation dans l'ouvrage de Michael Smithies Three Military Accounts of the 1688 'Révolution' in Siam, publié par Orchid Press à Bangkok, dans la collection Itineraria Asiatica.

On peut se demander comment ce texte est parvenu en Hollande, alors que Desfarges mourut en mer et que le navire l'Oriflamme disparut corps et biens à la fin février 1691. L'hypothèse la plus vraisemblable est qu'une copie de cette relation se trouvait en possession d'un passager du Coche ou du Louvo, deux autres navires partis de Pondichéry le 16 février 1689 pour ramener en France les débris de la garnison, et capturés par les Hollandais au cap de Bonne-Espérance à la fin avril de la même année (la guerre de la ligue d'Augsbourg venait juste d'éclater en Europe). Vollant des Verquains, qui avec le père Le Blanc, faisait partie des prisonniers, écrit : Deux mois après, la flotte des Indes étant prête de partir pour s’en venir en Hollande et le gouverneur n'osant mettre tant de Français dans ces navires, renvoya une partie des équipages français dans ceux qui allaient aux Indes, et le reste en Europe, mais avant que de les faire embarquer, il fit appeler tous les officiers dans une chambre, où deux hommes, qu’il avait établis pour les mettre en chemise s’acquittaient fort exactement de leur commission, visitant les prisonniers jusqu’au plus petit repli de leurs habits, et les endroits du corps les plus réservés, ceux qui avaient pu sauver quelque chose le perdirent dans cette visite, et pour les consoler de leur malheur aussi bien que de leur perte, il leur fit présent de chacun une livre de tabac à fumer, et ensuite fit conduire un chacun dans le vaisseau qui lui était destiné, où quelques-uns ont eu l’avantage de tomber sous des capitaines qui ont eu pour eux toutes les honnêtetés et les considérations imaginables, et d’autres ont été réduits à essuyer les dernières brutalités et les dernières avanies ; et bien loin de trouver quelque soulagement à une si longue suite de malheurs, en arrivant en Hollande, on les enferma encore dans une affreuse prison, où ayant été retenus les uns plus les autres moins, tous furent enfin mis en liberté, et rendus à leur patrie par un échange général.

Nous avons transcrit le texte de la relation publiée par Pierre Brunet à Amsterdam. Nous en avons modifié quelques phrases fort mal rédigées et peu intelligibles, nous avons suppléé à l'absence des pages 34 et 35 en utilisant les passages correspondants de la Suite à l'histoire générale des voyages, et nous avons divisé l'ouvrage en deux parties afin de faciliter le chargement des pages.

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21 février 2019