PRÉSENTATION

Les comptoirs de l'Inde

La colonisation est considérée aujourd'hui comme l'odieuse pratique d'un passé honteux et heureusement révolu, et les écoliers ne serinent plus la liste des comptoirs de l'Inde, Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Yanahon, et... et celui dont on oublie toujours le nom... ah, oui ! Mahé. Peut-être même leurs maîtres ne la connaissent pas eux-mêmes. Cela se justifie sans doute d'un point de vue moral, mais on peut le regretter d'un point de vue poétique, tant ces noms exotiques sont chargés de résonances magiques, de parfums d'épices, de miroitements de pierres précieuses, fakirs sur leur planche à clous, serpents ondulant au son du flûtiau du charmeur, maharadjas sur leurs éléphants, images naïves et colorées qu'on trouvait dans les tablettes de chocolat ou dans les boîtes de biscuits.

François Martin, né à Paris, vers 1634, dans une condition des plus humbles, était encore à 28 ans simple garçon épicier. Marié, père de famille, presque sans ressources, il obtint un modeste emploi, dans la Compagnie des Indes. Envoyé à Madagascar, il fut chargé d'assurer les approvisionnements de la nouvelle colonie. Il déploya dans ce service beaucoup d'intelligence et d'activité. On l'en récompensa en lui confiant un poste plus élevé à Surate. De là, il passa sur la côte de Coromandel, et il fut l'un des plus intrépides défenseurs de Saint-Thomé. Quand la ville fut tombée au pouvoir des Hollandais, comme la garnison avait obtenu de sortir avec les honneurs de la guerre, et d'aller librement où elle voulait, Martin, suivi seulement de soixante hommes, se dirigea vers un petit village, sur les bords de la mer, Boudouts-chery, dont il changea plus tard le nom en celui de Pondichéry. C'était un lieu presque désert, mais dans une situation commode, pour les relations commerciales avec les marchés de l'intérieur ; le pays d'ailleurs parut salubre à Martin, bien abrité contre les vents qui sévissent parfois bien cruellement dans ces parages de l'Hindoustan ; enfin la configuration du sol permettait de s'y protéger par de faciles travaux de défense, contre les ennemis du dehors. Pour avoir des droits incontestables sur ce coin de terre, Martin l'acheta à l'un des princes de cette contrée. Quand il eut ouvert et organisé cette nouvelle factorerie, il dut revenir à Surate. On y avait déjà établi un conseil supérieur pour toutes nos possessions dans l'Inde ; et après les services rendus par Martin, sa place était marquée dans ce conseil. Dès 1676, il en était nommé le second ; et en 1683, il était appelé aux hautes fonctions de directeur, chef général du commerce, en remplacement de Baron, qui venait de mourir.

On le voit, le sort de Martin, depuis le jour où il avait quitté la France, avait bien changé ; le pauvre épicier était devenu un personnage considérable. Cette fortune, il ne la devait qu'à son mérite ; il aurait eu le droit de concevoir quelque orgueil ; mais s'il en jouit, ce fut surtout parce qu'elle lui permettait d'appeler auprès de lui ceux dont il était depuis si longtemps séparé. Dès qu'il fut de retour à Surate, il résolut de faire venir de France sa famille. Ceux qui avaient été chargés de chercher sa femme et sa fille, les trouvèrent, dit-on, occupés, l'une à vendre des poissons, l'autre à laver des morues. Mais malgré l'état de gêne extrême où elles avaient vécu, toutes deux étaient, par leur esprit, supérieures à leur condition. Dans la situation élevée, où elles se trouvaient subitement transportées, elles se montrèrent dignes d'un tel mari et d'un tel père.

Martin se signala dans sa direction à Surate, par de remarquables talents d'administrateur. Grâce à son habile gestion, les dommages financiers des précédentes années furent réparés, les dettes du comptoir payées et la Compagnie put espérer qu'elle allait entrer dans une ère de prospérité.

Les affaires commerciales s'étendaient. Pour qu'elles pussent être suivies de plus près, la Compagnie estima qu'il était bon de nommer deux directeurs, l'un pour le Bengale, l'autre pour le Coromandel. Boureau-Deslandes fut choisi pour le Bengale ; il avait épousé la fille de Martin, et il est permis de croire que cette alliance avec un homme aussi considéré contribua à sa nomination Martin était tout désigné pour aller dans le Coromandel ; c'était le poste qui offrait le plus de difficultés ; l'établissement que nous avions sur cette côte était son œuvre ; à celui qui l'avait créé revenait l'honneur de le développer.

En 1686, Martin retourna donc à Pondichéry. Le comptoir fonctionnait sans doute, non sans succès : mais Pondichéry présentait toujours l'aspect d'un village indien : on n'y voyait que des cases, couvertes en roseaux ; point de magasins. Martin voulut en faire une ville. Des rues et des places furent tracées ; des maisons furent construites en pierres et en briques ; des églises et d'autres édifices publics s'élevèrent comme à vue d'œil. En même temps, le sol était défriché ; des colons accoururent. Il fallait faire respecter, au besoin, par la force des armes, la cité naissante : des fortifications furent improvisées, une garnison fut réunie. Mais cette garnison comptait encore trop peu de Français ; Martin la compléta en enrôlant des indigènes qui furent instruits et disciplinés à l'européenne. Telle est l'origine de ces régiments de cipayes, qui depuis furent organisés dans l'Inde. (Henri Druon, Les Français dans l'Inde au XVIIe et XVIIIe siècle, 1886, pp. 28 et suiv.).

Rue François Martin

D'une importance stratégique et commerciale considérable, Pondichéry fut convoitée à la fois par les Français, les Hollandais et les Anglais qui s'en rendirent maîtres à tour de rôle. Les Hollandais la conquirent en 1693 et obligèrent François Martin à s'installer à Chandernagor. La ville fut restituée à la France en 1697 par le traité de Ryswick, puis tomba sous la domination anglaise en 1761, avant de revenir une nouvelle fois à la France en 1763 par le traité de Paris, puis de retomber par deux fois entre les mains des Anglais, puis à nouveau des Français, chaque fois un peu plus meurtrie et affaiblie par les sièges et les pillages. Elle ne fut officiellement rendue à l'Inde qu'en 1956.

François Martin ne fut pas témoin direct des événements de Siam de 1688, mais installé à Pondichéry, point de rencontre où se retrouvaient la plupart des navires venant du royaume ou s'y rendant, il put recueillir bien des témoignages et des confidences, c'est pourquoi sa relation est précieuse et devait trouver place dans ce corpus.

Les Mémoires de François Martin furent publiés en trois volumes entre 1931 et 1934 par Alfred Martineau, à la Société d'Éditions géographiques, coloniales et maritimes. L'extrait que nous retranscrivons ici occupe les pages 9 à 30 du 3ème volume.

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23 février 2019