On ne sait qui fut à l'origine de la plaisanterie, mais il est probable qu'elle réjouit tous les farceurs de Caen, et ils étaient nombreux. Le chevalier de Chaumont, pour sa part, ne fit aucun commentaire et ne démentit pas avoir écrit cette lettre. On peut penser qu'à quelques jours du départ, il avait d'autres priorités, et peut-être – même si l'homme semblait singulièrement dépourvu d'humour – se contenta-t-il d'en rire… |
Lettre de M. de Chaumont à M. de Saint-Martin.
E roi m'ayant fait l'honneur de me nommer pour ambassadeur vers le roi de Siam (1), je n'ai pas cru, Monsieur, pouvoir m'en acquitter avec la dignité que mérite un si grand emploi auprès des nations si éloignées si je n'étais secouru des lumières d'un homme comme vous, Monsieur, dont la connaissance a pénétré bien au-delà d'un voyage de deux mille lieues que j'entreprends et dont la générosité répondant à la noblesse ne fait nulle difficulté de les communiquer aux personnes même qui n'ont pas l'honneur de lui être connues, quand il y va de la gloire d'un si grand monarque que le nôtre et de celle d'une nation que vous avez rendue en quelque façon plus illustre parmi les étrangères, tant par les grands voyages que vous avez entrepris, que par le nombre des fameux et utiles ouvrages dont vous avez enrichi le public. La mention honorable qui en a été faite dans le Journal des Sçavans (2) et dans le Mercure (3) et ce que m'en a dit Monsieur l'abbé de Choisy, qui me succédera dans cet emploi (4), m'a donné lieu de m'adresser à vous, Monsieur, pour vous supplier très humblement de me faire part au plus tôt de toutes les choses qui me sont nécessaires, soit pour les entrées, compliments et audiences, tant envers le roi qu'envers ses ministres, que pour le train, équipages, livrées, que vous jugerez devoir rendre plus illustre l'emploi que je dois soutenir. vous me ferez aussi la grâce de me mander si vous ne croyez pas qu'il fût bien à propos de mener avec moi des musiciens, des joueurs d'instruments, de gens de lettres et autres personnes illustres dans les arts et dans toutes sortes de sciences, comme aussi de faire provision de présents et de raretés de ce pays-ci, que vous jugerez mériter d'être transportés dans un pays si éloigné. Je serais trop heureux, Monsieur, si je pouvais dans les occurrences qui se présenteront, profiter de vos avis, mais la distance des lieux m'en privant, je me flatte que vous suppléerez à tout, par le grand détail que j'attends de votre capacité, dans la réponse que j'espère recevoir au plus tôt, devant m'embarquer dans le mois prochain. Vous aurez agréable de l'adresser à Paris, rue de la Vieille-Monnaie (5), à M. Bigot, Indien, proche le Tabouret Vert, qui aura soin de toutes mes dépêches durant mon ambassade. Ce que je puis faire, Monsieur, pour reconnaître de si grandes obligations, est de publier votre illustre nom et vos grands et extraordinaires talents par tous les lieux où je passerai, et particulièrement à la cour du monarque où je vais faire ma fonction, où tous les mandarins seront parfaitement informés de votre mérite. Avant que de partir, je ne manquerai pas de vous faire mes très humbles remerciements, et de vous assure combien je suis,
Monsieur,
Votre très humble et obéissant serviteur, le chevalier de Chaumont.
À Chaumont, le 8 janvier 1685.
NOTES
1 - Le chevalier de Chaumont fut nommé ambassadeur au début de novembre 1684, au nez et la barbe de l'abbé de Choisy (expression fort mal venue : si l'abbé de Choisy avait un nez, il ne portait évidemment pas de barbe) qui briguait le poste. Dangeau donnait l'information dans son Journal du vendredi 10 novembre 1684 : On sut que le roi avait nommé le chevalier de Chaumont, major de la marine, pour aller ambassadeur auprès du roi de Siam, qui faisait bâtir un palais magnifique pour recevoir l'ambassadeur du roi. (Feuillet de Conche, Journal du marquis de Dangeau, I, 1854, p. 69). ⇑
2 - Créé en 1665 par Denis de Sallo, sieur de la Coudraye, le Journal des Sçavans, périodique littéraire et scientifique, devenu Journal des savants est toujours publié aujourd'hui. L'ouvrage de Michel de Saint-Martin intitulé Du respect dû aux églises et au prêtres (Caen, 1664) eut droit à une petite critique élogieuse dans le Journal des Sçavans du 13 décembre 1666 : Les réflexions que cet auteur fait dans ce libre sont non seulement pieuses, mais encore savantes. Il fait voir par plusieurs raisons tirées de la sainteté de nos mystères combien on doit avoir de respect pour les églises où ils se célèbrent et pour les prêtres qui s'y emploient. Il y ajoute beaucoup d'autres preuves fondées sur l'avantage qu'on les prêtres de la nouvelle loi sur ceux de l'ancienne, et appuyées de quantité d'exemples de l'histoire tant sainte que profane. Les Moyens faciles et éprouvés dont M. Delorme, premier médecin et ordinaire de trois de nos rois, et ambassadeur à Clèves pour le duc de Nevers, s'est servi pour vivre près de cent ans, publié à Caen en 1683, fut annoncé sans commentaire dans les Nouveautés de la huitaine du Journal des Sçavans du lundi 15 mars 1683. ⇑
3 - Allusion sans doute à un article de Donneau de Visé publié dans le Mercure Galant de décembre 1682 à l'occasion de la parution des Moyens faciles et éprouvés […] : J'ai une heureuse nouvelle à vous annoncer. Elle vous doit donner de la joie aussi bien qu'à vos amis. Vous avez souvent ouï parler de M. de Lorme, ce grand médecin qui a vécu près de cent ans et qui a fait vivre beaucoup davantage plusieurs personnes, du nombre desquelles était feu M. le maréchal d'Estrée. M. de Saint-Martin de Caen, dont je vous ai tant de fois parlé, avait avec lui des liaisons fort étroites, et pour obliger le public et éterniser en même temps la mémoire de son ami, il a fait imprimer un Livre des moyens dont M. de Lorme s'est servi pour vivre un si grand nombre d'années. Il a mis à la tête les lettres de plusieurs grands hommes et premiers médecins des rois et souverains de l'Europe. Elles sont écrites en diverses langues et renferment les éloges de ce fameux médecin, ce qui confirme l'estime générale où il était et doit, avec beaucoup de justice, faire aimer ce que nous en donne M. de Saint-Martin. Il entre ensuite en matière, et ce volume contient plus de cent cinquante chapitres sur autant de maladies. Les uns en enseignent les remèdes, et plusieurs apprennent à les composer. On y voit ce qui entre dans son bouillon rouge, si estimé dans toute l'Europe, la manière de le faire et les temps où on le peut prendre. Je ne cite point d'autres chapitres, parce qu'il faudrait les nommer tous, mais n'y en ayant aucun qui ne soit bon, on peut juger de l'utilité du livre par les cent cinquante qu'il contient. Il y en a encore plusieurs ajoutés après la table, entre lesquels celui de la peste n'est pas des moins importants. Vous serez persuadée qu'une pure charité pour le public a fait faire ce livre à M. de Saint-Martin, quand je vous dirai qu'il est gentilhomme, docteur en théologie de l'université de Rome et protonotaire de Saint Siège. C'est un homme qui ne se plaît qu'à faire du bien. Il a fait bâtir le collège de théologie à Caen, dans lequel il a fondé une chaire. C'est à lui qu'on doit sept monuments de piété élevés dans les places publiques de la même ville. Il a aussi donné divers prix, et tout récemment dix mille francs à la Maison de Ville pour y faire des fontaines saillantes, qui est le seul ornement qui y manquait. On voit de lui quantité de bons ouvrages, dont le libraire, pour sa propre utilité, a voulu mettre la liste dans le livre nouveau dont je vous parle. Jugez, Madame, si un homme de ce caractère voudrait imposer au public comme font les charlatans qui n'ont en vue que de vanter leurs remèdes pour en tirer de l'argent. Enfin, ce livre est d'une si grande utilité, qu'en pratiquant les remèdes qu'il enseigne, on peut s'épargner de fort grandes maladies. Il se vend à Caen et à Paris, chez le sieur Blageart, dans la Cour neuve du Palais. (p. 366 et suiv.). ⇑
4 - Ayant appris qu'on cherchait un ambassadeur pour représenter la France au Siam, l'abbé de Choisy posa sa candidature, mais arriva trop tard, le chevalier de Chaumont ayant déjà été nommé. Néanmoins, l'abbé ne renonça pas et réussit à se faire nommer – à ses frais – coadjuteur, charge ecclésiastique qui n'avait guère de sens dans une ambassade, mais que Louis XIV accepta, bien qu'il avoua n'en avoir jamais entendu parler auparavant. Il s'agissait pour Choisy de prendre la place de Chaumont en cas de décès ou d'empêchement de celui-ci, et de demeurer éventuellement au Siam auprès du roi Naraï si celui-ci manifestait le désir de se convertir au christianisme. ⇑
5 - Cette rue se situait dans le quartier des Lombards, sur les actuels 1er et 4ème arrondissements de Paris. Elle fut absorbée dans les années 1850 lors du percement du boulevard de Sébastopol. Cette adresse pour le moins loufoque de la part d'un gentilhomme ayant ses entrées à la Cour ne semble pas avoir troublé le moins du monde l'abbé de Saint-Martin. ⇑
15 novembre 2020