Éditorial du 9 novembre 2020

La planète est aujourd'hui confrontée à une pandémie d'autant plus inquiétante qu'elle était inimaginable voilà encore quelques mois. Curieusement, s'il faut en croire les chiffres officiels et malgré les cinquante millions de cas recensés dans le monde, la Thaïlande semble - relativement - épargnée par le fléau, puisque la quasi totalité des cas enregistrés (3 818 au 7 novembre 2020) proviennent d'étrangers qui sont entrés dans le royaume ou de Thaïlandais qui revenaient de l'étranger. Jour après jour, les médias énumèrent inlassablement les cas de Covid importés depuis les tang prathet, Amérique, Europe, Moyen-Orient, Inde, Japon, Canada, Australie, Corée, Philippines, etc. bref, des virus venus d'ailleurs, du monde extérieur, toujours forcément corrompu, néfaste et hostile. Malgré les millions de Chinois qui se sont pressés dans le pays avant l'épidémie, aucun Thaïlandais digne de ce nom ne semble avoir jamais contracté la maladie sur le sol national. Protection particulière du Bouddha ? Efficacité des amulettes, des prières et des tatouages rituels ? Pouvoir tutélaire de la famille royale ? Le mystère reste entier ; n'écoutons pas les esprits séditieux qui oseraient insinuer que les seuls tests pris en compte sont ceux effectués dans les aéroports, à la descente des vols internationaux.

Au cours de son histoire, le Siam n'a pas été épargné plus que l'Europe par les épidémies dévastatrices. Le pays a payé un lourd tribut au kanlarok, la peste bubonique, au rokha, le choléra, mais surtout au thorapit, la variole, dont La Loubère disait : La véritable peste de ce pays-là est la petite vérole ; elle y fait des ravages effroyables (1). Les Chroniques royales rapportent une épidémie de variole sous le règne du roi Trailok, dans les années 1450. Elle tua, dit le texte, beaucoup de gens. En 1696, le prêtre Antonio Pinto écrivait : La sécheresse et les ardeurs du soleil furent insupportables ; des fièvres malignes corrompaient tout le sang et emportaient les malades en peu de jours, avec de grandes évacuations de sang par le nez et la bouche. Enfin, pour comble de malheur, les petites véroles ont ravagé tout le royaume ; des enfants aussi bien que des vieux de 70 et 80 ans ont succombé. Depuis janvier, on compte dans tout le royaume près de 80 000 morts. Il n'y a plus de place dans les pagodes pour enterrer les corps, et la campagne en est pleine. Dans la seule pagode notre voisine, en trois mois, on comptait déjà 4 200 enterrés (2). Antonio Pinto mourut deux mois plus tard, sans doute victime lui-même de la maladie. Quant à Jacques de Bourges, l'un des trois premiers missionnaires français à avoir mis les pieds au Siam en 1662, sa description du pays qu'il retrouva en 1713 laisse imaginer l'ampleur du désastre provoqué par une nouvelle épidémie : J'ai été surpris de voir le triste état où tout le royaume est réduit. Il n'est plus ce qu'il était il y a cinquante ans, lorsque nous y arrivâmes la première fois. On n'y voit point cette grande quantité de vaisseaux d'étrangers, ni de bateaux siamois, aller et venir et faire leur commerce. Le royaume ne paraît quasi qu'un désert ; le peuple a diminué plus de la moitié. Au commencement de cette année, la petite vérole a fait périr la moitié du monde. La famine présente afflige extrêmement le peuple ; ce que l'on pouvait les années ordinaires avoir de riz pour un écu, à peine peut-on le trouver à acheter pour dix (3).

C'est à Dan Beach Bradley, un missionnaire américain (1804-1873), que revient le mérite d'avoir endigué ces vagues d'épidémies qui frappaient périodiquement le Siam. Le 2 décembre 1836, il pratiqua les premières vaccinations sur une quinzaine d'enfants, initiant ainsi une pratique qui allait progressivement mettre un terme au fléau. Bradley – à qui les Thaïlandais doivent aussi d'avoir introduit l'imprimerie dans le royaume – laissa plusieurs ouvrages rédigés en thaï à l'usage des médecins locaux, expliquant que l'étude scientifique du corps humain et de la biologie était infiniment plus efficace en médecine que les prières, les incantations, les amulettes et les exorcismes. L'un n'empêchant pas l'autre. Le député Thepthai Senpong a récemment déclaré : Nous devons en ce moment utiliser toutes les méthodes de notre arsenal, tant scientifiques que surnaturelles (4). Quant au ministre Tewan Liptapallop, il invita les moines et les fidèles à se rassembler dans les temples pour prier afin que la nation échappe à la pandémie. Initiative plutôt malheureuse, alors que les rassemblements apparaissaient comme l'un des principaux vecteurs de propagation du Covid 19. Le ministre revint d'ailleurs sur sa proposition ; une cérémonie fut bien organisée, mais télévisée.

Soit travaux des scientifiques, soit intervention du Bouddha ou de quelque autre divinité tutélaire, il est probable – et c'est heureux – que le royaume ne connaîtra plus les amoncellements de cadavres que venaient déchiqueter les vautours du wat Saket lors de l'épidémie de choléra de 1820.

À ceux que le Covid 19 a contraint à renoncer à des vacances en Thaïlande impatiemment attendues et longuement préparées, à ceux qui vivent actuellement confinés avec interdiction de mettre le nez dehors, Mémoire de Siam est heureux de proposer ce regard sur une page d'histoire trop méconnue. De plus, il est inutile de mettre votre masque ni même de vous laver les mains avant de parcourir le site : il est garanti sans virus.

Notes :

1 - Simon de La Loubère, Du royaume de Siam, 1691, I, p. 146. 

2 - Lettre d'Antonio Pinto à Jean Basset du 10 juin 1696, citée par Adrien Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 290. 

3 - Launay, op. cit., II, p. 53. 

4 - Khaosod English du 22 mars 2020. 

 

Éditorial du 16 août 2019

C'est avec tristesse que j'ai appris, par hasard et avec plusieurs mois de retard, le décès de Michael Smithies, prolifique historien bien connu de tous les passionnés de l'histoire du Siam et de la Thaïlande. Donner la liste de ses publications dépasserait le cadre de cet éditorial, puisque comme auteur, traducteur ou éditeur, et rien que sur l'histoire de l'Asie du Sud-est, il ne signa pas moins de 57 livres et 52 articles académiques. Pour une biographie détaillée de cet inlassable chercheur, on se reportera à l'hommage que vient de lui rendre Tej Bunnag dans le Journal of the Siam Society, vol.107.1, 2019, pp. 173 à 176 : Michael Smithies, 1932-2019.

En 2002, Michael Smithies, qui demeurait alors près de Khorat, me contacta à Paris par l'intermédiaire de la Siam Society pour me demander de lui procurer des copies de certains documents conservés aux Archives Nationales et dans diverses bibliothèques parisiennes. Bien entendu, je m'empressai de satisfaire ces demandes, et de là, nous eûmes l'occasion de collaborer à l'édition d'un manuscrit majeur encore inédit sur le coup d'État siamois de 1688, la Relation de ce qui s'est passé à Louvo, royaume de Siam, avec un abrégé de ce qui s'est passé à Bangkok pendant le siège de 1688. D'échanges de mails et de courriers en coups de téléphone, il ne nous fallut pas moins d'une dizaine de mois, entre 2003 et 2004, pour finaliser ce travail, pendant lesquels je pus apprécier les qualités d'analyse et d'extrême rigueur de M. Smithies (Les références, Monsieur Suisse ! Les références ! Rien n'est plus important que les références !…)

Ce texte fut envoyé au Bulletin de l'École Française d'Extrême-Orient, vénérable institution alors en pleine réorganisation (ou en pleine déroute financière), qui ne le publia jamais. Les mois passèrent, puis les années, l'affaire en resta là, j'avais pour ma part des obligations professionnelles qui ne me laissaient guère de loisir. De son côté, Michael Smithies en réalisa une traduction anglaise qu'il inséra dans Witnesses to a revolution: Siam, 1688 : twelve key texts describing the events and consequences of the Phetracha coup d'état and the withdrawal of French forces from the country (Siam Society, 2014). Quant à la version originale française, voilà 15 ans qu'elle sommeille dans mes tiroirs.

Ce document apporte nombre d'informations inédites et précieuses, notamment d'ordre chronologique, sur le siège de Bangkok et les événements qui contraignirent les Français à abandonner le royaume dans la confusion, la pète au cul, selon le mot de Véret, le directeur du comptoir de la Compagnie des Indes à Ayutthaya. Il serait dommage que ce travail se perdît. La remise en ligne de Mémoires de Siam est l'occasion ou jamais de le publier. On pourra donc le consulter sur ce site et en télécharger la version Pdf.

 

Éditorial du 3 avril 2019

Mémoires de Siam est né en 1999, voilà une vingtaine d'années. C'était l'époque du web à vapeur, et le grand public qui commençait à s'y intéresser devait se torturer les méninges et mettre les mains dans un cambouis émaillé d'acronymes anglo-saxons pour comprendre - peu ou prou - et maîtriser - tant bien que mal - les règles mystérieuses et fluctuantes de la création de site. Combien de souffrances alors, combien de nuits blanches, combien de déceptions et de colères avant de mettre maladroitement en ligne ses recettes de cuisine, sa discographie critique des œuvres de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville ou ses photos de vacances en Grèce. Combien d'incrédulité et de désespérance en constatant que la page qui s'affichait parfaitement sur Internet Explorer ressemblait à une hallucination de drogué schizophrène quand elle était vue sur Netscape navigator. Toutefois, l'élan et l'enthousiasme étaient là, et bien avant les rézosocios et les blogs, d'obscurs webmasters du dimanche, sur des pages souvent bancales et mal fichues, hérissées de gif animés et de javascripts hasardeux qui faisaient planter les ordinateurs, livraient leurs passions, leurs savoirs ou les photos de leur dulcinée en rêvant d'une communauté Internet sans frontières d'échange et de partage.

Un jour, Mémoires de Siam, avec quelques milliers d'autres sites, fut effacé accidentellement du serveur qui l'hébergeait. Noos, pour nommer le coupable, s'excusa du désagrément et invita les victimes à remettre en ligne leur production. Facile à dire. C'était compter sans mon désordre et mon imprévoyance, sans les innombrables réinstallations de Windows 95 et 98 et les crashes de disques durs qui avaient éparpillé mes fichiers aux quatre coins de l'ordinateur, quand ils n'avaient pas purement et simplement été déchiquetés par les "Zip" de Iomega, ce système de stockage diabolique qui n'a jamais fonctionné correctement chez moi. La tâche était titanesque, j'ai baissé les bras, me disant qu'un jour, sans doute... C'est que j'avais d'autres occupations, je manquais de temps, et surtout, j'avais bien le temps.

Vingt ans ont passé, et le temps semble s'être curieusement resserré. Aujourd'hui, à la retraite dans l'Isan, cette région de la Thaïlande profonde où les touristes ne s'aventurent guère et où chaque jour semble une copie conforme de la veille, parce que j'ai "du" temps, j'ai repris mes vieux fichiers, mes brouillons, les manuscrits exhumés des Archives Nationales, tout ce que j'ai pu retrouver pour remettre en service Mémoires de Siam. Et j'ai à nouveau mis les mains dans ce cambouis émaillé d'acronymes anglo-saxons. Au secours ! Tout a changé, mes vieilles balises sont devenues obsolètes, il faut désormais composer avec le html5, le CSS, le php, les bases Mysql, et les sites se doivent d'être "Responsive Web Design", pour s'adapter à la tablette ou au smartphone. Curieusement d'ailleurs, j'ai constaté que plus les sites se professionnalisaient et s'embellissaient, plus leur contenu s'étiolait. C'est que dans un monde où l'on saute constamment du coq à l'âne et où l'on est à tout moment sollicité par mille miroirs aux alouettes, il faut accrocher d'emblée l'internaute, et surtout ne pas le lasser.

Mémoires de Siam ne cherche pas à accrocher l'internaute, il ne s'adapte ni à la tablette, ni au smartphone. Il n'est pas présent sur les rézosocios, il ignore superbement Fesse-bouc ou Touitteur. J'ai bien conscience de ne pas faire œuvre grand public. Le sujet de ces pages est tellement pointu qu'il ne pourra guère intéresser que quelques curieux, quelques chercheurs ou quelques étudiants. Et Mémoires de Siam, comme naguère, ne comportera aucune publicité, ne fera rien payer, ne demandera rien, ne revendiquera même aucun droit d'auteur ni aucun copyright. Je ne suis pas un épicier. Un mail sympathique, une suggestion, une critique, une correction, valent mieux que l'argent. J'espère tout de même que ceux qui utiliseront ces pages auront l'honnêteté intellectuelle de citer leur source. S'ils ne l'ont pas, tant pis, je ne leur ferai pas un procès. C'est que, voyez-vous, si j'ai "du" temps, je n'ai plus "le" temps.

Bienvenue donc dans cette nouvelle version de Mémoires de Siam. Elle n'est pas achevée, elle ne le sera sans doute jamais, beaucoup de pages restent à écrire, beaucoup de notes à rédiger, beaucoup de livres à lire et beaucoup de textes à découvrir, c'est la supériorité (la malédiction ?) du web par rapport à l'imprimerie papier. Un livre édité est un objet accompli, il restera sur l'étagère avec ses imperfections, ses erreurs, ses phrases mal construites, ses lacunes, ses fautes d'orthographe et ses coquilles. Un site Internet est en constante évolution, il permet la réécriture, le repentir, la correction. Je ne m'en priverai pas. C'est que, désormais, j'ai du temps libre.

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9 novembre 2020