2ème partie.
Il ne fut pas plus tôt sorti de devant la forteresse que plusieurs autres balons se joignirent à lui, le menèrent comme en triomphe à Siam, où il apprit les mauvais traitements qu'on nous avait fait, nous étant enfuis de Louvo dans l'espérance d'aller à Bangkok. Nous fûmes pris par sept ou huit cents hommes à une lieue de Siam, après avoir passé trois ou quatre corps de garde. La faim et la fatigue nous obligèrent de nous rendre à composition, car quoique nous ne fussions que six (1), ils n'osèrent nous approcher que de fort loin, voyant que nous avions nos pistolets. Ils nous promirent tout ce que nous leur demandâmes, et lorsque nous y songions le moins, ils se jetèrent sur nous et après nous avoir noircis de coups, ils nous menèrent à Louvo attachés à la queue de leurs chevaux et ils ne discontinuèrent pas pendant le chemin de nous maltraiter. Le sieur Bressy, ingénieur, en mourut.
M. Desfarges fut mené à Louvo avec la même diligence qu'il avait été à Siam. Il fut conduit droit au palais à une chambre où était Okphra Phetracha. Il était accompagné de M. de Lionne, du marquis Desfarges (2) et du sieur Véret. Par les discours qu'Okphra Phetracha lui fit, il n'eut pas de peine à connaître ce qu'on lui avait dit, et vit bien qu'il ne l'avait pas appelé pour lui donner les charges de M. Constance, Phetracha lui demandant des choses auxquelles il fut bien embarrassé de répondre : la première, pourquoi les Français étaient venus dans le royaume et à quel dessein ; secondement pourquoi il avait monté avec ses troupes jusqu'à Siam ; troisièmement quelles raisons il avait eu pour retourner sur ses pas, et plusieurs autres questions pareilles. Il lui demanda ensuite combien il avait de monde dans sa forteresse et l'obligea d'écrire une lettre à M. du Bruant pour lui ordonner de sortir de sa place à Mergui, et de se rendre avec ses troupes aux endroits du royaume qu'il lui marquerait. Il lui fit promettre aussi qu'il monterait avec ses troupes à Louvo, et qu'ensuite il se justifierait. Il en dit assez à M. Desfarges pour lui faire connaître ce qu'il voulait faire de lui et de tous les Français, et le renvoya à Bangkok pour chercher ses troupes, avec M. de Lionne, le sieur Véret et le sieur Dacieux qui fut mis hors des chaînes avec nous autres. Aussitôt que M. Desfarges fut arrivé à Louvo, Okphra Phetracha, pour gage de sa parole, garda ses deux enfants et quatre officiers que nous étions, et voyant le peu d'intérêt que les Français prenaient à M. Constance, il ne crut pas rien hasarder en le faisant mourir, lui ayant déjà fait brûler les pieds et les mains, et donné plusieurs questions fort cruelles pour lui faire avouer ce qu'il voulait savoir. Son corps fut coupé par la moitié. Il dit avant de mourir qu'il avait toujours été fidèle au roi, et pria que l'on conservât la vie à sa femme et à son fils.
Aussitôt que M. Desfarges fut arrivé dans sa place, il ne songea qu'à se préparer pour un long siège. Okphra Phetracha ayant apprit qu'il ne voulait point monter, nous fit prendre une second fois et nous fit enchaîner, et obligea les deux fils de M. Desfarges à lui écrire une lettre par laquelle ils lui mandaient qu'aussitôt après avoir reçu leur lettre, s'il ne montait avec ses troupes, on les fera mourir avec tous les autres Français. Pendant tout ce temps-là M. Desfarges fit brûler toutes les maisons qui étaient autour de la place et abandonna le fort de l'ouest, après en avoir fait crever une partie du canon et encloué l'autre. Il reçut ensuite la lettre de ses deux enfants, mais il fit réponse à Phetracha qu'il n'était point le maître de monter comme il lui avait promis, et qu'il pouvait faire mourir ses enfants avec les autres officiers (3).
Phetracha voyant sa trahison découverte, assiégea la place, et les siamois se saisirent du fort de l'ouest qu'on avait abandonné deux jours auparavant. M. le Général voyant que ce fort-là l'incommodait beaucoup, détacha vingt-cinq soldats commandés par le sieur Dacieux avec deux autres officiers pour l'aller prendre, mais les troupes étant séparées dans deux balons, le sieur de La Dorbelais arriva le premier, et voyant qu'on lui avait tué un soldat, il sauta à terre, courut dans le fort accompagné de quelques soldats qui tirèrent leurs coups. Le sieur Dacieux voyant le combat engagé en fit de même, monta dans le fort, tira ses deux pistolets et fonça avec les autres sur tous ceux qui se présentèrent, mais n'étant suivis que de fort peu de soldats, ils furent obligés de se retirer. Le sieur Dacieux fut blessé et deux soldats tués et deux autres blessés. Cette action se fit en plein midi quoique les siamois fussent plus de vingt contre un pour nous repousser (4). On ne saurait dire combien cette action leur releva le cœur, ayant avoué jusque-là que les Français étaient les dieux de la guerre. Ils bâtirent huit petits forts autour de la place, qui à la vérité étaient sans conséquence (5).
M. Desfarges, voyant qu'il ne pouvait soutenir un long siège faute de vivres et de poudre, dont il n'avait pas voulu prendre, hasarda une barque, sur laquelle il mit un officier avec huit soldats, outre l'équipage, pour aller rechercher les deux vaisseaux qui étaient sortis quatre mois auparavant, dans lesquels il y avait quatre Français de la garnison de Bangkok, les officiers compris (6). Quelque temps après que la barque fut sortie de devant la place, elle fut attaquée de tous côtés, la rivière étant couverte de galères et de balons. L'officier, voyant qu'il ne pouvait résister, voyant même que tous ses soldats étaient saoulés sans qu'il en eût eu connaissance, il fit apporter un baril de poudre qu'il répandit sur le pont et mit toutes les armes chargées dessus, avec quantité de grenades, et s'étant retiré pour laisser entrer les ennemis, qui y vinrent aussitôt en confusion, il y mit le feu par une poignée de mèches allumées qu'il jeta de sa chambre. Ils furent presque tous tués ou brûlés. La barque fut bientôt remplie par les autres, qui venaient croyant que le feu avait pris aux poudres et qu'il n'y avait plus rien à craindre, mais l'officier qui savait le traitement que nous avions reçu, plutôt que de tomber entre les mains de ces barbares, il se brûla et avec lui plus de 200 siamois. On apprit tout cela par un petit garçon qui est le seul qui en a réchappé, ayant eu un bras de cassé, et un éclat de grenade au pied. Cet officier s'appelait Saint-Cry (7).
M. Desfarges, ayant appris cela, ne songea plus qu'à sortir de la place. Il écrivit plusieurs lettres à Phetracha par lesquelles il le priait de lui donner des vaisseaux pour sortir de son royaume, et que le sieur Véret en demeurerait caution; l'on fut bientôt d'accord de part et d'autre. Les conventions furent que M. l'évêque de Métellopolis et le sieur Véret avec son comptoir demeureraient dans le royaume, cautions du traité qui se faisait, que l'on sortirait de la place sans lui faire aucun dommage, que l'on rendrait les cent mille écus que M. Constance avait en France (8), avec les pierreries et perles de Mme Constance qui étaient dans la place, que l'on rendrait aussi les quatre vaisseaux qui étaient commandés par des français, que l'on écrirait à M. du Bruant de rendre la frégate qu'il avait prise à Mergui, et que l'on ne ferait aucun acte d'hostilité sur les siamois. Tout cela fut accordé et signé.
Aussitôt le sieur Véret fut à Siam, où il acheta deux vaisseaux qu'il envoya dont l'un était chargé de lard salé et de raque, ce qui fut de grand secours dans la place. On apprit dans ce temps-là que Phetracha avait fait massacrer les deux frères du roi, ayant eu beaucoup de peine à avoir le cadet qui était à Siam, le gouverneur ne voulant point lui envoyer, mais il le fit enlever par trahison. Il fit enfermer aussi la princesse fille du roi.
On eut aussi avis dans le même temps que les deux vaisseaux sortis de Siam commandés par des Français étaient arrivés ; deux des officiers qui étaient dans ces vaisseaux vinrent à Bangkok, n'ayant appris aucune nouvelle de ce qui s'était passé dans le royaume. M. Desfarges renvoya aussitôt le sieur de La Roche du Vigier (9) avec une lettre par laquelle il marquait aux capitaines de ces vaisseaux de ne faire aucun acte d'hostilité sur les siamois, et de leur livrer les vaisseaux, mais il lui dit de leur dire qu'ils eussent à les amener devant la forteresse de Bangkok avec le plus de diligence qu'ils pourraient. On ne sait point si l'officier oublia de leur dire, mais ils embarquèrent avec tous les soldats dans des mirous et laissèrent là leurs vaisseaux. M. le Général fut fort surpris de les voir, et ne put savoir lequel des deux officiers des vaisseaux, ou du sieur du Vigier avait le tort, y ayant eu du malentendu de part et d'autre. M. Desfarges voyant qu'il ne pouvait sortir de sa place avec les deux vaisseaux qu'il avait fait acheter, y en ayant un qui ne pouvait servir, il dépêcha un officier avec une lettre pour Phetracha, par laquelle il le priait de lui accorder le plus grand des deux vaisseaux qui étaient arrivés, dont le sieur Véret serait caution, ne pouvant sortir de sa place autrement. Okphra Phetracha lui accorda sans peine ce qu'il demandait, et quelques jours après le vaisseau tout désarmé devant la forteresse de Bangkok ; aussitôt on travailla à l'armer.
M. Desfarges voulant sortir au plus tôt, il envoya à Siam le sieur de Sainte-Marie qui avait été capitaine de ce vaisseau, pour demander un câble et quelques voiles et cordages dont ce vaisseau manquait, ce qu'il ne put obtenir. Il fut voir Mme Constance, qui demeurait dans le camp des Japonais. Aussitôt qu'elle le vit, elle se jeta à ses pieds en pleurant, et le priant de lui sauver l'honneur et la vie, en lui disant que le lendemain au matin on devait la transporter dans le palais, avec les femmes du fils de Phetracha, d'où elle ne sortirait jamais, et le pria d'hasarder à la sauver avec son fils dans la place de Bangkok, où M. Desfarges lui avait offert un asile du vivant de M. Constance. Elle joignit mille autres prières à ses larmes. Le sieur de Sainte-Marie ne put lui refuser une si juste demande, et de plus il était persuadé qu'il ferait plaisir à M. Desfarges. Il lui promit, et lui donna sa parole, et Mme Constance s'étant assurée d'un balon, il se présenta le soir devant sa porte, la fit embarquer avec son fils, une femme de chambre, et deux esclaves. Il y a vingt lieues de Siam à Bangkok. Il fit cependant une si grande diligence qu'il y arriva le lendemain à quatre heures après midi, et la fit entrer avec son fils dans le vaisseau qui était sous le canon de la forteresse.
Il fut en donner avis à M. Desfarges, lequel s'emporta beaucoup contre lui, le menaçant de le faire pendre, et l'envoya dans son vaisseau. M. de Vertesalle la fut chercher le soir avec son fils et lui donna sa maison pour demeurer, M. le Général ne la voulant point voir, et le lendemain au matin, il envoya avertir le barcalon (10) qu'elle s'était sauvée dans sa place, mais que c'était sans son ordre. Le barcalon en fut fort surpris, n'en ayant appris rien d'ailleurs, et dit que si on l'avait demandée, on ne l'aurait pas refusée. Elle ne fut pas plutôt dans la place, que M. Desfarges lui fit faire plusieurs propositions, lesquelles surprirent fort Mme Constance, vu qu'il lui avait si souvent offert un asile dans sa place. M. Desfarges voyant qu'il ne pouvait la faire résoudre à demeurer dans le royaume, et qu'au contraire, elle demandait toujours d'aller en France, crut que les pères jésuites en était la cause, et ordonna à un officier de s'aller mettre en faction à sa porte et de lui défendre de parler à aucun père jésuite. Le sieur La Comble (11), lieutenant, fut chargé de cette commission, et l'ayant trouvée priant Dieu en pleurant, il attendu qu'elle eût achevé, et lui dit l'ordre qu'il avait reçu de M. Desfarges. Elle ne le put entendre qu'en versant un torrent de larmes, et ne cessa de pleurer le reste de la journée. Le soir elle fut menée dans le fort par M. Desfarges.
On tint deux conseils de guerre pour délibérer si on la rendrait ou non. M. de Vertesalle opina pour l'amener en France. Tous les officiers furent du même sentiment, excepté deux. Tout cela n'empêcha pas M. Desfarges de la vouloir toujours rendre, y étant poussé par le sieur Véret, qui voulut continuer comme il avait commencé. Mme Constance ayant appris que M. Desfarges avait résolu malgré les conseils de guerre de la rendre absolument, elle demanda son confesseur, qui était le père Saint-Martin. M. Desfarges défendit qu'on lui donnât, à quoi elle ne put pas s'empêcher de dire que les français la traitaient plus mal que les siamois, ne lui ayant jamais rien refusé. Elle demanda ensuite M. de La Salle, l'intendant (12), devant lequel elle pleura longtemps, sans lui pouvoir parler, et ensuite elle demanda la lettre que le roi de France fit l'honneur d'écrire à son défunt mari. Elle le pria aussi de vouloir bien informer Sa Majesté du mauvais traitement que lui faisait M. Desfarges, n'ayant aucune considération pour la protéger, vu qu'il lui avait promis tant de fois, et à M. Constance. Elle le pria aussi de bien informer Madame la Dauphine, qui lui avait fait l'honneur de lui écrire, du méchant traitement qu'on lui faisait. Elle lui dit aussi qu'il remerciât de sa part tous les officiers, disant qu'elle leur était bien obligée, sachant qu'il ne tenait pas à eux qu'on ne la menât en France. Elle déclara que les pères jésuites n'avaient eu aucune part dans tout ce qu'elle avait fait, ni dans toutes les réponses, et que M. de Sainte-Marie ne l'avait enlevée qu'après qu'elle l'en avait bien prié. Elle fit quantité de plaintes devant le sieur de La Salle, appelant Dieu à témoin de son innocence.
Le sieur de La Salle s'en retourna, et aussitôt le sieur de Beauchamp, major de la place, vint avec quatre sergents pour la mener de force en cas qu'elle fît quelque difficulté de sortir. Il lui fit entendre l'ordre qu'il avait reçu de M. Desfarges, à quoi Mme Constance répondit, voyant ces sergents, qu'il ne fallait point de soldats pour la faire sortir. Le sieur de Beauchamp lui répondit que c'était des sergents, et non des soldats, et la fit ensuite livrer avec son fils entre les mains du mandarin qui l'attendait à la porte du fort. Aussitôt qu'il l'eut, il la mit dans un balon et la fit conduire à Siam, où elle demeura sur la rivière sans que qui que ce soit lui pût parler. Il y avait en ce temps là cent hommes dans la place, avec quantité de vivres, deux vaisseaux sous la forteresse, et l'Oriflamme qui était en rade depuis quelque temps.
M. Desfarges n'ayant plus rien qui l'empêchât de sortir, fit travailler incessamment à embarquer tout ce qui était dans la place. Okphra Phetracha qui avait donné ordre au Barcalon de faire le plus de diligence qu'il pouvait pour faire sortir les Français, il leur donna aussi des Siamois pour leur aider à embarquer tout ce qu'ils avaient, dont on chargea six ou sept grands mirous, les deux vaisseaux n'ayant rien pris qui les pût embarrasser. Quand tout fut prêt, on donna des otages de part et d'autre, que l'on convint de rendre à la tabanque des Hollandais (13). L'on sortit le 2 novembre de la place de Bangkok, tambours battants, mèches allumées, ne laissant dans la place qu'un magasin de riz que l'on ne put emporter.
Les troupes s'embarquèrent sur les deux vaisseaux, M. Desfarges dans un, et M. de Vertesalle dans l'autre. J'étais dans un petit navire de la Compagnie chargé de canon, avec quelques troupes (14). M. Desfarges faisait l'avant-garde, m'ayant donné ordre de le suivre, et M. de Vertesalle faisait l'arrière-garde. Les otages qu'on avait donnés aux Siamois étaient M. l'évêque de Métellopolis, le sieur Véret, le sieur de Beauchamp, et le chevalier Desfarges, les deux premiers devant demeurer dans le royaume, et du côté des Français, le gouverneur de Siam, le plus considérable mandarin du royaume, avec un autre mandarin. L'on fut jusqu'à la tabanque des Hollandais, où le sieur de Beauchamp, Véret et le chevalier Desfarges s'embarquèrent dans le vaisseau où était M. Desfarges, et menèrent avec eux le second ambassadeur qui a été en France, en lui disant qu'ils ne venaient que pour manger.
Les siamois, voyant qu'ils avaient retiré leurs otages, sans leur rendre les leurs, emmenèrent le balon où était M. l'évêque de Métellopolis et le menèrent à terre, et arrêtèrent tous les mirous. Les vaisseaux sortirent de la rivière, et aussitôt qu'ils furent mouillés en rade, M. Desfarges envoya une lettre au barcalon pour lui demander tous les mirous qu'il avait arrêtés et M. l'évêque de Métellopolis, et qu'alors il lui renverrait ses otages. Ils s'écrivirent plusieurs lettres sans conclure, le barcalon demandant à M. Desfarges de lui envoyer le gouverneur de Siam, et qu'il lui renverrait M. l'évêque de Métellopolis, qu'il se pouvait fier à sa parole. M. Desfarges lui renvoya, mais le barcalon se moqua de lui quand il l'eut, et ne lui renvoya que les mirous où étaient les malades. M. le Général lui récrivit plusieurs autres lettres qui furent inutiles. Ne pouvant rien obtenir il passa de la rade de Siam avec l'Oriflamme dans lequel il s'embarqua le 13 novembre, emmenant deux de leurs otages. Ils arrêtèrent de leur côté trente-huit des plus grosses pièces de canon, deux mirous chargés de lard et de raque (15), un autre chargé de riz, et un autre chargé de toutes les hardes des soldats avec les chapeaux et souliers qui étaient dans le magasin.
Il est resté à Siam les mortiers, trois officiers, avec plus de trente français. Ils les ont tous enchaînés par le col, les pieds, et les mains, aussi bien que M. l'évêque. Nous avons été tous mis en cet état-là. On l'a appris par plusieurs Hollandais qui ont assuré l'avoir vu, et que Mme Constance servit de cuisinière au fils de Phetracha, qui lui a fait mille infamies et cruautés. Ils nous ont dit aussi avoir vu mettre le comte de Saint-Georges, son fils, attaché au devant d'un balon qu'ils ont fait nager de force, et l'ont fait mourir en cet état (16).
En partant de la rade se Siam, nous fumes à l'île Saint-Martin pour faire de l'eau (17) ; n'en trouvant point, nous fûmes à une autre île, où tous les vaisseaux en firent, et de là nous passâmes par Pulo Pollaou (18) où nous demeurâmes quelques jours, au-delà de Malacca. Nous y demeurâmes douze jours, et ensuite nous fûmes à Pondichéry, où M. Desfarges arriva le 10 février. Nous y trouvâmes M. du Bruant qui y était depuis quinze jours. On tint aussitôt conseil, pour délibérer si on irait en France, ou si on demeurerait aux Indes. Il fut résolu d'aller à Jonsalem (19) qui est une île du royaume de Siam, où il y a du calin (20). Elle est entre Malacca et Mergui, et d'où je ne marquerai aucun détail, n'en sachant point les particularités.
Fin de la relation de Saint-Vandrille.
NOTES :
1 - Les relations diffèrent quant au nombre de captifs français qui furent les acteurs de cet épisode. On peut citer sûrement le chevalier Desfarges, fils cadet du général, le chevalier de Fretteville, Saint-Vandrille, Peut-être Delas, et un officier nommé Des Targes, dont le nom apparaît dans la relation de La Touche, et qui est confondu avec Des Farges dans la relation du père Louis Le Blanc. L'ingénieur qui périt dans cette aventure se nommait Brécy, ou Bressy. ⇑
2 - Le fils aîné du général. ⇑
3 - Cette lettre n'eut pas l'effet escompté, Desfarges se contentant d'assurer ses enfants qu'ils seraient bien vengés si on leur faisait le moindre mal. C'est ce que relate Beauchamp (Bibliothèque nationale, Ms Fr 8210, f° 541v°) : M. Desfarges en fit la lecture devant tout le monde, et dit que quand sa femme et toute sa généalogie (ce sont ses propres termes) seraient à Louvo, il laisserait tout pendre plutôt que de rien faire contre le service du roi : et fit réponse à ses enfants qu'il était bien fâché du malheureux état où ils étaient, mais qu'ils devaient se consoler, puisqu'ils ne pouvaient pas mourir pour un plus grand roi que celui qu'ils servaient, et qu'il aurait soin de venger leur mort. ⇑
4 - Beauchamp relate ainsi ce fait d'armes : M. Desfarges, pour montrer que les Français ne s'épouvantaient de rien, fit aller au fort de l'ouest en plein midi trente hommes commandés par Dacieux, capitaine, qu'il avait amenés avec lui de Louvo, accompagné de la Dorbelaye, lieutenant. La Dorbelaye ne fut pas plutôt passé la rivière qu'il planta son échelle et monta avec un courage de lion par la brèche dans le fort, où il fit, avec dix soldats qui l'avaient suivi, tout ce qu'un homme peut naturellement faire. Dacieux, qui n'avait pas pu prendre terre aussitôt que lui, à cause qu'en partant son balon avait pris trop bas, monta dans le temps qu'il était au plus fort du combat, et assez tôt pour augmenter la terreur d'un nombre infini de troupes qu'ils avaient en tête dont ils firent un furieux carnage, puis se retirèrent tous avec la même fierté qu'ils étaient montés, à la réserve de trois soldats qui y demeurèrent et de Dacieux qui fut blessé à la jambe d'un coup de lance. M. Desfarges, qui animait cette action par sa présence, loua tout haut la valeur et l'intrépidité de La Dorbelaye, qu'il fit capitaine en la place de son neveu qui était mort de maladie, lui disant que c'était pour l'estime qu'il faisait de sa vertu. (Manuscrit Bibliothèque Nationale Ms Fr 8210 f° 539v°-540r°). ⇑
5 - L'intérêt de ces forts était surtout de faire un blocus afin d'affamer les Français en empêchant leur ravitaillement par voie terrestre. ⇑
6 - Ces deux navires, partis le 1er mars 1688 et qu'on crut quelque temps perdus, étaient le Siam et le Louvo, commandés par M. de Sainte-Marie, nom de guerre du lieutenant de Larre ou Delars, et Suhart. Selon le père Le Blanc, ils avaient été envoyés par Phaulkon pour aller croiser sur un corsaire dans le golfe de Siam, avec un ordre secret qu'ils avaient de M. Constance d'interrompre leur course aux premiers bruits de guerre et de troubles qui pourraient arriver dans le royaume, et d'aller se mettre sous le canon de Bangkok, où il recevraient les ordres de M. Desfarges pour le service des deux rois. (Op. cit., I, p. 32). Le major Beauchamp donne une autre version de la mission qui leur était confiée, tout aussi vraisemblable que celle du père Le Blanc : M. Desfarges vit l'ordre que ces deux officiers lui montrèrent qui était d'aller après ces forbans, et un autre ordre que mon dit sieur Constance avait donné pour aller brûler les vaisseaux anglais qui seraient en rade de la ville de Madras, côte de Coromandel. Les sieurs de Sainte-Marie et Suhart écrivirent à M. de Constance que cela ne se pouvait, la saison étant contraire. M. Constance leur écrivit de sortir et qu'ils tinssent la mer et d'aller où ils voudraient et de ne revenir que dans quatre mois (A.N. Col. C1/25 f° 73v°). Desfarges, pour se justifier, accusa plus tard Sainte-Marie de lui avoir dissimulé ce second ordre mais il est vraisemblable, comme le laisse entendre François Martin, que le général et tous les Français étaient parfaitement informés de la mission des deux officiers et que d'ailleurs les personnes qui n'entraient point dans les sentiments de M. Constance étaient surpris de la facilité de M. Desfarges à permettre l'embarquement des troupes du roi pour faire la guerre aux Anglais. (Mémoires de François Martin, 1934, III, p. 17). L'expédition de Sainte-Marie et Suhart dura plus longtemps que prévue, puisque selon un abrégé de ce qui s'est passé à Bangkok pendant le siège en 1688 (Archives Nationales, Col. C1/24 f° 140r°-171v°), les deux navires ne furent de retour que le 5 septembre. ⇑
7 - Cette action d'éclat fut rapportée dans toutes les relations. On lira celle du père Le Blanc, qui la narre avec force détails : Une belle action du sieur Saint-Cry ⇑
8 - Phaulkon était actionnaire de la Compagnie des Indes et la somme de 100 000 écus (300 000 livres) évoquée par les Siamois ne paraît pas extravagante. Marie Guimard, la veuve de Phaulkon, et Louisa Passagna, veuve de Georges Phaulkon, le fils de M. Constance, intentèrent un procès à la Compagnie des Indes pour récupérer les sommes investies par leur époux et beau-père. Les Archives nationales conservent des feuillets relatifs aux comptes commerciaux et aux pièces de ce procès qui mériteraient d'être étudiées et publiées, en ce qu'elles apportent de très intéressants éclairages sur les suites du coup d'État de 1688. Ainsi nous apprenons que Georges Phaulkon, le fils de M. Constance eut lui-même un fils qu'il baptisa Constantin, comme son grand-père. Le procès des héritiers Phaulkon traîna en longueur, un arrêt fut rendu en 1700, un second en 1717. Un mémoire en défense déposé par la Compagnie le 1er février 1717 rappelle : Le 13e décembre 1687, le sieur Constantin Phaulkon, en qualité de chevalier de l'ordre de Saint Michel et de ministre général du roi de Siam, et le sieur Céberet, envoyé extraordinaire du feu roi auprès du roi de Siam et l'un des directeurs généraux de la Compagnie, firent ensemble un accord à Louvo, dans le royaume de Siam, par lequel le sieur Phaulkon s'est intéressé dans la Compagnie Française des Indes orientales pour la somme de trois cents mille livres qu'il a promis de faire délivrer incessamment entre les mains du caissier général de la Compagnie à Paris, pour partager avec les autres intéressés en la même Compagnie les pertes et profits qu'il plairait à Dieu envoyer au prorata de son dit intérêt, tant et si longuement que durerait la Compagnie : ce que le sieur Céberet a accepté tant en son nom qu'en celui de la Compagnie, en qualité de Directeur général de la même Compagnie. Ce sont, mot à mot, les propres termes de l'accord. (AN, Col. C1/26 f° 180r°-180v°). ⇑
9 - Les Archives nationales conserve une Liste des Officiers choisis par le Roy pour commander les Compagnies d'Infanterie que sa Majesté envoye a siam datée de Versailles, le 14 février 1687 (Col. C1/27 f° 46r° et suiv.) On y trouve un De la Roche du Vigier : enseigne dans la 7ème compagnie, ce qui est probablement une erreur. La Roche du Vigier – ou du Vigiay, ou plus probablement du Vigeois – est présenté partout comme capitaine. ⇑
10 - Déformation du mot Phra Khlang (พระกลาง) : sorte de premier ministre en charge notamment des finances et des affaires extérieures et intérieures. Le barcalon était alors Kosapan, le premier ambassadeur qui avait été en France, qui dès le début avait embrassé la cause de Phetracha. ⇑
11 - Ce nom n'est cité dans aucune autre relation. Peut-être s'agit-il plutôt du chevalier de la Comme, lieutenant de la 7ème Compagnie, mentionné dans la Liste des Officiers choisis par le Roy pour commander les Compagnies d'Infanterie que sa Majesté envoye a siam datée de Versailles, le 14 février 1687 (Col. C1/27 f° 46r° et suiv.). Ce chevalier de la Comme mourra le 1er septembre 1693 lors de la prise de Pondichéry par les Hollandais (Mémoires de François Martin, III, p. 348). ⇑
12 - De la Salle est présenté par François Martin comme commissaire général. Le commissaire général est « placé sous les ordres directs de l'intendant et le suppléant en cas d'absence dans ses pouvoirs et fonctions, même ceux d'ordonnateur et de juge ». (Wikipédia). ⇑
13 - Du malais pabean, la douane. Il y avait deux tabanques siamoises, l'une à Paknam (Samut Prakan), l'autre près d'Ayuthaya, à deux lieues en aval de la ville, où furent logées la première et la seconde ambassades françaises. Sur la rive droite, après l'embouchure du Chao Phraya, se trouvait un édifice de la Compagnie hollandaise. Ce n'était nullement un poste douanier, mais un simple entrepôt de marchandises. Ce bâtiment, selon Engelbert Kaempfer (Histoire naturelle, civile et ecclésiastique de l'empire du Japon., 1729, I, p. 12) s'appelait Amsterdam. ⇑
14 - Selon l'Abrégé de ce qui s'est passé à Bangkok pendant le siège en 1688 (Archives Nationales, Col. C1/24 f° 165v°-166r°), Desfarges s'embarqua sur le Siam et Vertesalle sur le Louvo. La troisième embarcation était une barque appelée le Rosaire. Selon Beauchamp, cette barque appartenait à Véret. C'était peut-être celle que François Martin appelait la Vérette dans ses mémoires (III, p. 27) ; toutefois d'après l'auteur anonyme de l'Abrégé, cette embarcation aurait également été celle qui fut sérieusement endommagée, voire détruite par une ou deux explosions lors de l'épisode de Saint-Cry, et il est peu vraisemblable qu'elle ait pu être remise en état pour faire un aussi long voyage. Peut-être faut-il davantage croire Vollant qui indique qu'il s'agissait d'un petit bâtiment qui, faisant voile à l'île de Bornéo et ayant été obligé de relâcher, était venu mouiller au pied de Bangkok deux jours avant la déclaration de la guerre. (Histoire de la révolution de Siam, 1691, p. 88). ⇑
15 - Alcool de riz. ⇑
16 - Cette information est démentie par le père Alexandre Pocquet, professeur et intendant au séminaire des Missions Étrangères d'Ayutthaya, qui écrit dans une lettre du 25 octobre 1694 adressée à M. de Brisacier (citée par Launay, Histoire de la mission de Siam, I, p.299) : J'ai lu dans une relation qu'on dit avoir couru en France que le fils de M. Constance, qu'on nomme dans cette relation le comte Saint-Georges, apparemment parce que son nom de baptême est Georges, avait été attaché à la tête d'un balon et noyé. Je vous assure qu'il est mon écolier depuis sept ou huit mois, que je viens de lui faire la leçon et à ses autres petits camarades, et que voilà actuellement un clerc tonkinois qui la leur fait répéter à côté de moi, et m'interrompt fort bien. Ce petit Georges a huit ou neuf ans, paraît faible de corps et de santé ; mais il a un bon esprit et de très bonnes inclinations pour sa âge ; depuis le peu de temps qu'il est ici, il ne me parle déjà qu'en latin, et m'entend dans la même langue, quoi que je lui dise ; il ne sait pourtant encore rien de la grammaire, si ce n'est un peu décliner.
Les Archives Nationales (AN, Col. C1/26) conservent des pièces relatives à un procès que les héritiers Phaulkon intentèrent à la Compagnie des Indes pour récupérer des sommes que M. Constance y avaient investies. Parmi ces héritiers, se trouvaient bien évidemment Marie Guimard, la veuve, mais aussi une dame Louisa Passagna, veuve de Georges Phaulkon, le fils de Constantin. On apprend par ces documents que ce Georges Phaulkon était décédé en 1717, et qu'il laissait un fils prénommé Constantin, comme son grand-père. Sa veuve, la dame Louisa Passagna, s'était remariée avec un sieur de Crouly. ⇑
17 - Le père Le Blanc (Histoire de la révolution du royaume de Siam, 1692, II, p. 97) indique que cette île Saint-Martin fut ainsi nommée lors de l'escale qu'y firent les troupes françaises parce qu'on y inhuma le père jésuite Pierre de Saint-Martin qui, coïncidence, venait de décéder le 11 novembre, jour même de la Saint-Martin. Il pouvait s'agir de Ko Sichang, au large de Sri Racha, sur laquelle l'eau est effectivement très rare. ⇑
18 - Sans doute Pulau Aur, au sud-est de la péninsule malaise. ⇑
19 - Junk Ceylon, ancien nom de l'île de Phuket (ภูเก็ต), au sud de la Thaïlande. ⇑
20 - Le calin est un étain de médiocre qualité. Voir sur ce site l'article qui lui est consacré : Le calin ⇑
24 février 2019