Du 25 au 31 octobre 1687.

Le 25 octobre, le père Tachard arriva sur le soir. Le sieur de La  Loubère s'avança pour le recevoir au sortir du balon. Le père débuta par lui dire tout haut, en présence de quantité de gens qui étaient là, avec un respect affecté dont il ne se dispensait jamais : — En vérité Monseigneur, Votre Excellence ne saurait croire avec quel plaisir Son Excellence Monsieur Constance a appris que Vos Excellences voulaient traiter avec lui l'article qui concerne Mergui, mais il ne voit pas qu'il y ait rien à réformer dans les autres articles. — Moi mon père ! s'écria M. de La  Loubère, en l'interrompant. — Votre Excellence me l'a dit hier, reprit le père avec chaleur. — Il est vrai, mon père, que je vous l'ai dit, répliqua M. de La  Loubère, mais je n'ai pas persisté un moment dans cette pensée, et je me suis expliqué du contraire avec vous. — Vous Monseigneur ! Je m'en rapporte à Monsieur Céberet. Je ne crus pas devoir rien décider sur cela seulement. Je dis au père que je ne savais pas précisément ce que lui avait dit M. de La  Loubère, n'étant point présent dans toutes leurs conversations, mais qu'il devait se souvenir que bien loin de consentir à mettre en négociation l'article en question, que je lui avais protesté que quand M. de La  Loubère y consentirait, je m'y opposerais formellement, et qu'il était ridicule de penser que nos missions en compromissent une affaire qui était réglée et convenue conformément aux intentions de Sa Majesté, et quand bien même on réformerait les autres articles comme le père l'avait promis de la part de M. Constance, je ne consentirais jamais qu'il y eût rien de changé à celui-là.

Je représentai au père qu'il connaissait bien lui-même que la proposition qu'il avait faite de la part de M. Constance de remettre cet article en négociation était une surprise et qu'il avait mauvaise grâce de servir d'instrument dans une affaire contre le service du roi et quand même M. de La  Loubère aurait donné son consentement sans y réfléchir, il était de son devoir de lui faire remarquer qu'il ne faisait pas réflexion à ce qu'il faisait en cette occasion, qu'il était sujet du roi et qu'il ne devait pas moins avoir les intérêts de Sa Majesté en recommandation que nous et que bien loin d'avoir cette conduite, il était si dévoué aux volontés de M. Constance, qu'il voulait obliger M. de La  Loubère à exécuter une parole qu'il prétendait lui avoir été donnée quoique ledit sieur de La  Loubère le niât fortement.

Cependant, M. de La  Loubère revint et la conversation recommença et s'échauffa entre M. de La  Loubère et le père qui exagérait la bonne foi et la simplicité du sieur Constance, voulant donner à connaître en quelque manière qu'il n'en était pas de même de la part de M. de La  Loubère. Cependant, après que ces premières chaleurs furent un peu passées, le père nous dit que M. Constance se plaignait fort de ce que le roi lui ayant écrit que nous voulions nous plaindre, qu'il était prêt de signer nos instructions et celles de M. Desfarges, et de consentir à tout ce que le roi demandait, pourvu que nous voulussions les lui communiquer. Nous répondîmes au père qu'il savait bien que les instructions ne se montraient point en France et qu'il n'en était pas en Europe comme aux Indes, car les ambassadeurs indiens n'ont autre chose à faire que de rendre la lettre de leur maître et à communiquer leurs instructions, que quant aux ordres que nous avions de prendre des conseils du seigneur Constance cela ne se pouvait entendre que dans les occasions où nous en pourrions avoir besoin, mais que là où les ordres étaient précis, les tempéraments et les conseils étaient inutiles. Pour ce qui était de nous plaindre du sieur Constance, comme nous ne pensions pas qu'il eût rien fait que par ordre du roi son maître, notre plainte ne pouvait tomber sur lui et que nous la ferions passer par ses mains, ayant ordre de ne nous adresser qu'à lui, mais qu'outre les griefs des provisions qu'il avait données à Bangkok, nous ne pouvions nous taire du grand grief qui était celui des Siamois laissés dans cette place contre la promesse formelle du sieur Constance d'en donner la garde aux troupes du roi. — Mais, dit le père Tachard, avez-vous résolu de perdre Son Excellence Monsieur Constance, et peut-être le roi de Siam même, car vous ne savez pas toutes les cabales de ce royaume et qu'il irait de la tête de mon dit sieur Constance s'il faisait ce que vous désirez ?

Nous lui représentâmes alors que quoique le roi fût le maître d'approuver l'établissement des troupes françaises dans le royaume de Siam, tel qu'il était, nous n'étions pas les maîtres de l'approuver, et qu'il y allait aussi de notre tête de faire notre devoir, que l'intention du roi en envoyant ses troupes à Siam avait été d'assurer la religion chrétienne et le commerce de ses sujets, comme M. Constance en avait même supplié Sa Majesté, mais que nous voyions le roi frustré dans ses intentions puisque ses troupes n'étaient pas en toute sûreté dans Bangkok car, outre le péril qu'une division dangereuse ne se mette dans une garnison composée de deux nations différentes, surtout quand l'étranger y a l'autorité, il y a aussi du péril des trahisons secrètes que l'exemple de ce qui était arrivé depuis peu aux Macassars et aux Anglais de Mergui en était un exemple, que le roi de Siam pouvait mourir et son successeur n'être pas de nos amis, et que le sieur Constance même devait faire plus de réflexions que nous sur tout cela, qu'il y était de plus intéressé, n'ayant autre moyen pour se garantir de la violence à laquelle il était naturel qu'il devait s'attendre, si le roi de Siam mourait, que de se retirer dans Bangkok où il trouverait sa sûreté si les Français y étaient absolument les maîtres, que dans sa lettre par laquelle il avait accordé la garde de Bangkok, il avait pris pour motif la nécessité de fortifier une place pour la retraite des chrétiens qui ne pouvaient être en sûreté parmi les païens.

À tout cela le père ne répondit rien sinon que le roi serait content, que Mgr le marquis de Seignelay lui avait dit que le roi voulait bien qu'il y eût des Siamois dans la garnison de Bangkok, et nous lui soutenant que cela était tout à fait contraire à nos instructions et que rien ne pouvait être plus opposé à la réputation du roi dans les Indes et dans la Chine même, que jamais aucune puissance d'Europe n'avait demandé des places aux Indiens qu'en toute propriété. Le père se rejetait sur le péril du sieur Constance et que nous l'exposerions à perdre la tête si nous nous obstinions à paraître mécontents. — Eh bien, lui dîmes-nous, nous pouvons faire voir que nous ne voulons point perdre Monsieur Constance ; nous consentirons qu'il reste cent Siamois dans Bangkok pour remplacer les cent soldats français qui sont morts pendant le voyage, pourvu qu'il paraisse par un écrit que nous ferons avec Monsieur Constance que les cent Siamois n'y ont été mis qu'à la prière et du consentement de Monsieur Desfarges pour remplacer les Français qui manquent du nombre de ceux que Sa Majesté avait destinés pour cette garnison.

Le père crut avoir gagné beaucoup de nous voir relâcher un peu et feignit de ne pas trouver cette proposition étrange, sans néanmoins l'approuver ni l'accepter. Il ne fut pas si tranquille lors que nous lui dîmes que M. Desfarges se donnerait bien de garde de faire d'autre serment que celui que le roi lui avait permis par ses instructions (1), que nous lui avions bien fait entendre que nos prétendus articles ne le pouvaient lier et qu'il en répondrait au roi s'il surpassait ses ordres. Le père soutenait avec chaleur que le serment contenu dans lesdits articles était plus honorable au roi que celui auquel nous consentirions suivant nos instructions, et employait toute son éloquence pour nous persuader, exagérant le zèle du sieur Constance pour la gloire du roi, et que les Français même ne le surpassaient pas en cela. Nous lui répondîmes que nous ne voulions point faire plus sur cela que Sa Majesté n'exigeait elle-même, et que nous ne voulions point donner d'interprétation à nos ordres lorsqu'ils étaient positifs et clairement expliqués, que pour ce qu'il disait du zèle du sieur Constance pour la gloire du roi, nous lui dîmes que puisqu'il témoignait tant d'obéissance et de respect pour les ordres du roi, nous trouvions étrange qu'il n'eût point d'égard à l'ordre précis que nous avions touchant le serment. — Eh bien, dit le père, avec encore plus de chaleur, il n'y aura point de serment, le roi n'en permet, vu qu'au cas qu'on le demande le roi de Siam n'en demandera pas et se fiera aux Français ; ainsi la difficulté sera finie. — Cela sera fort bien, dîmes-nous.

Le père n'était pas accoutumé à nous trouver si fermes parce que d'abord nous l'avions regardé comme un homme qui était dans les intérêts du roi, et depuis nous n'avions que trop de raisons de le croire entièrement dévoué à M. Constance, et, en effet, il ne venait plus nous trouver pour travailler avec nous pour négocier avec M. Constance, mais il venait seulement de la part de M. Constance pour négocier de sa part avec nous et nous contester toutes choses. Il ne fit pas même difficulté de nous dire que nous trouvions l'affaire du roi mal faite, mais que pendant que nous étions à bord, nous nous serions contentés de beaucoup moins, que nous avions fait ce que nous avions pu et qu'ainsi nous devions être contents. Nous lui répondîmes que nous n'avions rien à nous reprocher de notre part, n'ayant pu faire autrement que ce que nous avions fait, mais que nous ne pouvions point être contents de l'affaire et que nous nous étonnions qu'il le fût, que le roi ne réglerait point son approbation par la nôtre, qu'il savait l'affaire telle qu'elle est sans déguisement, qu'il devait bien représenter au sieur Constance la vérité et non pas le flatter, que nous étions persuadés qu'il ne péchait pas faute de bonnes intentions mais faute de connaître les véritables intentions du roi, et par une mauvaise espérance qu'on lui donnait que le roi approuverait tout ce qui avait été fait. La conversation finie, le père s'en alla à Siam et promit de revenir le lendemain prendre la minute des nouveaux articles que nous devions dresser.

Le 26 au matin, le premier ambassadeur vint nous demander de la part du barcalon (2) quels honneurs nous prétendions à notre audience. Nous fûmes surpris à cette demande par deux raisons : la première parce qu'ayant été traités d'Excellences par M. Constance, et avec plus d'éclat en de certaines choses que le chevalier de Chaumont, nous pensions que c'était une affaire réglée et que nous serions traités comme lui ou encore mieux, d'autant plus qu'on nous avait demandé un cortège de trente gentilshommes pour augmenter l'éclat de notre réception. Secondement, nous fûmes surpris que le sieur Constance, qui avait visité le chevalier de Chaumont incognito pour convenir des civilités et des honneurs de l'audience avec lui (3), nous envoyât le premier ambassadeur (4) de la part du barcalon qui n'a plus aucune autorité dans le royaume, au lieu d'y venir lui-même, ayant même affecté de ne nous pas visiter à Bangkok où nous n'étions séparés que par la rivière, sans que jusqu'alors il eût aucune ombre de sujet de se plaindre de nous, sinon que le père Tachard lui avait dit que nous ne voulions pas descendre à terre par défiance. Cependant, nous ne voulûmes point refuser de négocier avec le premier ambassadeur, parce que sa personne avait été agréable au roi. Nous lui dîmes que Sa Majesté nous avait ordonné de demander les mêmes honneurs qu'avaient reçus M. le chevalier de Chaumont et que Sa Majesté croyait non seulement qu'on n'en ferait aucune difficulté, mais même qu'elle espérait qu'on en ferait encore de plus grands, vu les honneurs extraordinaires qu'elle avait fait rendre aux ambassadeurs du roi de Siam et les grandes choses que Sa Majesté faisait pour son service. Ledit ambassadeur nous répondit que le roi son maître était résolu de nous faire rendre les honneurs que nous demandions mais que comme Sa Majesté était persuadée qu'il y aurait d'autres ambassades d'un roi vers l'autre, elle faisait représenter, pour prévenir toutes difficultés et tout embarras dans cette alliance qui devait être éternelle, qu'elle craignait que comme nous n'étions qu'envoyés extraordinaires, quand il viendrait des ambassadeurs extraordinaires de France ils ne demandassent des honneurs encore plus grands que ceux que nous aurions eus. Nous lui répliquâmes que cela n'était pas a craindre et que puisque le roi avait été content des honneurs qu'avait reçus M. le chevalier de Chaumont, ses ambassadeurs auraient ordre de s'en contenter à l'avenir.

— Mais comment, dit-il, pourrons-nous nous assurer de cela ? Nous lui dîmes qu'il était le témoin lui-même que le roi avait été content des honneurs de M. le chevalier de Chaumont. Ensuite il nous demanda quelle différence il y avait entre les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires. Nous lui répondîmes que la différence qu'il y avait entre ces deux caractères ne regardaient que les coutumes d'Europe et que le roi avait été persuadé que cette différence ne pouvait être considérée en cette Cour ou il suffisait de porter une de ses lettres ; qu’en Europe, quand un souverain a envoyé un ambassadeur à un autre souverain, il a droit d’en attendre un autre, mais qu'en envoyant un envoyé, il n'est pas nécessaire que le prince à qui on l'envoie renvoie un autre envoyé, cela ne tirant pas la même conséquence, et que le titre d'envoyé extraordinaire dont le roi nous avait honorés était si relevé qu'il n'y avait point de seigneur à la Cour de France qui n'acceptât la qualité d'envoyé extraordinaire dont il se trouverait plus honoré que celle d'ambassadeur ordinaire (5). Nous lui rapportâmes l'exemple de M. le Maréchal d'Humières qu'il avait vu envoyé extraordinaire en Angleterre (6). L'ambassadeur répéta deux ou trois fois : — Fort bon, fort bon, et recommença de nous dire ce qu'il avait dit que le roi son maître était résolu de nous accorder les mêmes honneurs qu'au chevalier de Chaumont, mais que Sa Majesté cherchait à s'assurer contre les conséquences, par la suite, qu'il nous avait représentées. Nous l'assurâmes plusieurs fois que cela ne pouvait tirer à conséquence pour l'avenir, et que les ambassadeurs du roi auraient ordre de se contenter des honneurs du chevalier de Chaumont. Après plusieurs redites, comme il nous demandait toujours une assurance, nous offrîmes de la lui donner par écrit. Il s'en contenta et voulut qu'elle fût signée de nous et scellée de nos cachets.

Le père Tachard revint sur le soir et au lieu de nous demander la minute des articles, il nous dit d'abord que M. Constance lui avait défendu de se mêler davantage de cette affaire et qu'il lui avait dit que les deux rois étaient contents de ses services et qu'il devait en demeurer là. Nous lui répondîmes que puisque M. Constance lui avait fait cette défense, il ne pouvait faillir en lui obéissant. Nous ne fûmes pas trop fâchés de ce que le père Tachard ne se voulait plus mêler d'affaires parce que nous espérions que lors que nous verrions M. Constance, nous réussirions mieux que lui et qu'il garderait au moins plus de mesure avec nous que ne faisait le père. Ainsi, M. de La  Loubère dit au père qu'il était juste qu'il ne se mêlât plus de rien, que nous ne pouvions nous accoutumer à le voir soutenir les intérêts du roi de Siam et que le sieur Constance ne l'écouterait qu'à cette condition. Il nous représenta qu'il était grondé de toutes parts avec les meilleures intentions du monde. Ainsi nous résolûmes de ne plus lui parler d'affaires. Ensuite, nous lui demandâmes des nouvelles de Siam. Il nous dit que M. Constance était fort fâché contre nous. — Et d'où vient, lui répondîmes-nous, car nous ne l'avons pas encore vu, nous ne lui avons jamais parlé et nous ne lui avons jamais écrit que des civilités ? Il est donc fâché contre nous avant même que de nous connaître ?

Alors il voulut nous faire croire que les Français de notre suite, qui ne pouvaient se faire entendre du sieur Constance sans interprète, et qui n'étaient arrivés à la tabanque qu'avec nous, avaient déjà été faire plusieurs rapports audit sieur Constance de ce qui s'était dit lors de nos conversations avec lui, lesquelles conversations ils avaient entendues de dehors les appartements, n'étant séparés que de bambous. Il est vrai qu'il y avait eu souvent de la chaleur de part et d'autre et j'ai connu depuis, par quelques entretiens que j'ai eus avec le dit sieur Constance, qu'il avait été instruit de tout ce qui s'était dit fort fidèlement, mais je ne puis croire qu'il ait rien appris que par le père même qui n'avait pas la force de lui rien déguiser, et même, étant dans le même temps en particulier dans ma chambre avec le père qui me représentait les chaleurs de M. de La  Loubère, et moi lui faisant reproche qu'il ne devait pas les avoir rapportées à M. Constance, qu'il n'était pas de la discrétion de lui rapporter toutes les choses que nous disions en sa présence, qu'étant en quelque façon l'homme du roi, nous pouvions parler librement avec lui et lui faire connaître nos griefs sans nous contraindre, mais qu'il devait regarder nos conversations pour en tirer ce qu'il y avait d'effectif et de solide sans s'attacher à la manière dont nous parlions, et que quand il y avait de l'aigreur il ne devait pas le découvrir mais au contraire la cacher, rien n'étant plus capable de gâter les affaires que ces sortes de piques personnelles.

Le père me répondit à tout cela : — Que voulez-vous que je fasse? Vous voyez comment me traite Monsieur de La  Loubère et comment il traite Monsieur Constance? Au surplus ce n'est pas moi, me dit-il, qui lui ai rien dit de tout ce qui le fâche. Ce sont tous ces messieurs devant lesquels il parle si haut qu'il est impossible de ne l'entendre pas. Monsieur Constance, poursuivit-il, ne trouve pas mauvais qu'on lui représente ce qui est des intérêts du roi, mais il ne peut souffrir la manière dont on le fait. Il a les meilleures intentions du monde; vous le connaîtrez lorsque vous entrerez en négociation avec lui pour les autres affaires qui regardent le commerce. Je lui répondis qu'il fallait auparavant que de parler de commerce et de l'établissement de la Compagnie à Siam, que les affaires qui regardaient l'établissement des officiers et des troupes du roi dans Bangkok et à Mergui fussent réglées et convenues à la satisfaction de Sa Majesté, que sans cela tous les traités que nous ferions deviendraient illusoires, que même il était impossible de songer à l'établissement de la religion chrétienne si les missionnaires n'avaient un lieu de sûreté pour se retirer au cas de révolution dans ce royaume, que ce lieu de sûreté était le fondement solide sur lequel il y avait espérance d'introduire la religion et le commerce, lequel ne pouvait être avantageux à la Compagnie par lui-même mais qu'il était un moyen que le roi avait considéré comme étant très propre pour entretenir la correspondance des deux royaumes et fournir les secours nécessaires dans les occasions pressantes.

Je racontai cette conversation aussitôt à M. de La  Loubère. Le père Tachard, avant de partir, dit à M. de La  Loubère que s'il voulait se plaindre, on ne le reconnaîtrait pas comme envoyé ou que le roi lui ferait répondre qu'il ne croyait pas qu'il eût ordre de se plaindre et qu'enfin on lui donnerait mille dégoûts. — Il faut donc, dit M. de la Loubère, être venu ici pour voir, pour souffrir et ne rien dire. Et les articles, que demanderont-ils ? — Monsieur Constance, dit le père, n'y veut rien changer, mais il offre d'y ajouter un, par lequel il remettra le tout à la direction et à la volonté du roi.

Nous ne fîmes pas grand fond sur cette proposition et nous ne la regardâmes que comme une défaite pour gagner du temps, et nous nous proposions d'avoir des effets et non des paroles. Cependant nous dîmes au père que sa proposition était nouvelle et qu'il nous avait paru que Sa Révérence nous avait proposé de la part de M. Constance de faire de nouveaux articles dont elle était venue deux ou trois jours de suite chercher la minute.

— Voilà ce que c'est, dit le père, car c'est Monsieur Constance qui se plaint que vous changez tous les jours de propositions. Nous lui répondîmes que cette dispute était inutile et lui demandâmes s'il apportait la minute de ce nouvel article. Il nous dit que non et que nous n'avions qu'à le minuter. Nous lui répondîmes qu'il était déjà tout minuté. Il le demanda et nous lui donnâmes, et il se chargea de le faire voir à M. Constance. Pendant qu'on travaillait à transcrire cet article, nous dîmes au père que nous avions écrit au sieur Vollant, ingénieur du roi à Bangkok, de venir nous trouver afin que nous puissions convenir d'un plan avec M. Constance avant notre départ. Il nous répondit que le terrain de Bangkok était si difficile à connaître, parce qu'il est fort inégal dans son fond qui a quelque chose de mobile, que peut-être de trois mois on ne pourrait faire un plan bien juste de la fortification qui s'y pouvait faire.

Nous ne nous opiniâtrâmes pas sur ce point, mais nous souvenant de ce que le père nous avait dit d'abord que le roi de Siam voulait faire à Bangkok une place de conséquence où il faudrait 3 000 hommes de garnison, nous le sondâmes sur les vues du sieur Constance touchant les fortifications. Il nous dit qu'il fallait faire une place importante de cette clé du royaume de Siam et engager le roi à envoyer ici de nouvelles troupes (7). Après que l'article que le père attendait fut transcrit, nous lui donnâmes en lui disant bien clairement que nous lui donnions que parce qu'il le voulait et non par aucune résolution que nous eussions prise de nous en contenter. Le père l'entendit fort bien et se chargea de l'article.

Notre audience se reculait parce que les présents n'étaient pas prêts et qu'il y avait eu une partie de gâtés et rompus et principalement les deux globes de Martineau et la pendule à quatre cristaux que l'on travaillait à remettre en état, de sorte que nous priâmes le père Tachard de proposer à M. Constance que nous le puissions voir le lendemain incognito. L'envie que nous avions de voir M. Constance était autant pour ne rien omettre de ce qui dépendait de nous que par aucune espérance apparente de rien faire avec lui, car nous ne pensions pas qu'il se voulût détacher du père Tachard. Au contraire, nous ne doutâmes point qu'il n'eût dessein d'envoyer quelques-uns des jésuites en France pour soumettre tout à la volonté du roi, tandis que tout serait soumis à Bangkok au sieur Constance, et nous étions bien résolus de ne nous point charger de simples espérances fondées sur des paroles au lieu d'effets. C'est pourquoi nous ne voulûmes pas nous contenter de cet article dont nous avions donné la minute au père.

Le 27, le père Tachard vint dîner avec nous et ne nous rendait aucune réponse. Nous lui demandâmes froidement comment allait l'incognito. Il nous répondit que M. Constance lui avait dit que nous serions les bienvenus et que Son Excellence cherchait les moyens de nous rendre la visite, et, lui ayant demandé des nouvelles de l'article en question, il nous répondit que M. Constance ne l'avait pas voulu voir et qu'il lui avait répété de ne se plus mêler de cette affaire. Nous lui demandâmes la minute qu'il nous rendit, et ensuite M. de La  Loubère lui dit que nous voyions bien que l'heure de l'incognito était l'heure à laquelle le sieur Constance allait chez le roi, qu'il serait embarrassé de nous rendre la visite, et qu'ainsi nous n'irions point, et qu'il ne devait point nous attendre, que nous avions bien remarqué qu'il avait affecté de ne nous pas venir voir pour régler les honneurs comme il avait fait au chevalier de Chaumont, et que si nous avions bien voulu écouter le premier ambassadeur là-dessus, c'était parce que sa personne avait été agréable au roi.

Le père demeura avec nous toute l'après-dînée, pendant laquelle j'eus une conversation particulière avec lui, et il me fit quelques questions sur le commerce. Je ne jugeai pas à propos de m'ouvrir davantage à lui afin qu'il ne se mêlât point de cette affaire s'il se pouvait, aimant mieux attendre après notre audience, que nous pourrions négocier avec M. Constance directement. M. de La  Loubère essaya d'adoucir l'esprit du père qui se plaignit que nous le chargions de tout. Nous l'assurâmes que nous ne le chargions de rien, qu'il croyait l'affaire du roi bien faite et que, tandis qu'il y avait des Siamois dans Bangkok, nous n'étions pas de son sentiment, qu'au surplus il rendrait compte de sa conduite et nous de la nôtre, que si le roi était content de l'état de l'affaire, comme il voulait nous persuader, il ne pouvait rien arriver de plus agréable puisque nous ne cherchions qu'a satisfaire Sa Majesté. Nous le priâmes de n'avoir point d'aigreur contre nous, que si nous avions pu prévoir qu'il eût pensé autrement que nous sur cette affaire, nous aurions cherché les moyens de lui épargner du chagrin, et à nous aussi. Il nous répéta encore qu'il savait bien ce que le roi et Mgr le marquis de Seignelay lui avaient dit. Nous lui répondîmes qu'à la vérité, nous n'avions pas eu l'honneur de recevoir nos instructions de la bouche du roi, mais que Sa Majesté nous en avait fait donner par écrit que nous croyions bien entendre, et qu'ainsi il était inutile, puisque nous ne pouvions convenir, d'en parler davantage et de nous aigrir les uns contre les autres.

Le père s'en retourna à Siam sur le soir. Nous le vîmes revenir peu de temps après avec le sieur Constance. Nous résolûmes de ne leur parler d'aucune affaire dans cette première visite parce qu'il y avait un peu d'aigreur dans leurs esprits qu'il fallait détruire avant que d'entrer en matière. La conversation se passa en honnêtetés et civilités de part et d'autre. On servit des liqueurs d'Europe et des Indes (8). Le sieur Constance jeta dans la conversation deux choses qui nous parurent remarquables. La première que quand il était venu voir le chevalier de Chaumont pour régler les honneurs avec lui, c'était parce que le chevalier de Chaumont l'avait demandé expressément pour cela, mais que ces sortes d'affaires n'étaient point de son emploi. Nous prîmes cela pour une manière d'excuse de ce qu il n'était pas venu lui même convenir avec nous pour les honneurs, reproche que nous avions fait au père Tachard. On a voulu depuis faire passer cette excuse pour un reproche. J'ai été informé depuis que le sieur Constance, chagrin contre Monsieur de La  Loubère à cause des rapports qu'on lui avait faits, avait résolu de nous donner tous les dégoûts possibles et commença par nous fatiguer en nous chicanant les honneurs que nous demandions, et qu'il était résolu, à notre arrivée, de nous faire tous les honneurs possibles. Il voulut cependant garder quelques mesures dans cette chicane et pour cet effet, il se servit du nom du barcalon afin de se disculper, mais, au fond, c'était lui qui avait envoyé le premier ambassadeur, lequel lui avait rendu compte comme si nous avions demandé à traiter des honneurs avec le barcalon plutôt qu'avec ledit sieur Constance, au lieu que nous ne demandâmes rien sur ce sujet et que nous ne fîmes qu'écouter le premier ambassadeur quand il vint de la part du barcalon, et encore donnâmes-nous pour raison de l'avoir voulu écouter que sa personne avait été agréable au roi dans son ambassade en France.

La seconde chose fut une histoire d'un ambassadeur de Perse qui était venu à Siam depuis le départ de M. le chevalier de Chaumont (9). Le sieur Constance, prenant occasion de nous donner une grande marque de la douceur du roi son maître, nous raconta avec une affectation hors de propos que la veille de l'audience de congé de cet ambassadeur, on lui avait demandé selon la coutume, de la part du roi, s'il avait encore quelque chose à proposer, qu'il avait répondu que non et que néanmoins le lendemain, à son audience, après que le roi selon la coutume lui eut jeté un billet qui n'était qu'un simple récépissé de la lettre du roi de Perse, l'ambassadeur avait tiré de sa veste un mémoire en langue siamoise et avait demandé quelqu'un pour le lire en présence du roi et que pendant cette lecture, qui n'était qu'une plainte contre le sieur Constance, le roi n'avait fait que regarder de côté et d'autre sans témoigner de rien écouter et que l'audience s'était terminée de cette sorte. Nous rîmes autant qu'il voulut de son histoire, sans témoigner que nous en connaissions le but qui n'était autre, sinon qu'ayant peur que nous ne fissions quelques plaintes au roi de sa conduite à notre égard, il voulait nous en détourner par cet exemple ; et il avait interprété ainsi ce que le père de Bèze avait rapporté au père Tachard de l'intention que nous avions de nous plaindre au roi de Siam, ce que nous n'avions jamais conçu en cette manière, mais bien de donner au sieur Constance un mémoire adressé au roi, contenant nos griefs, suivant l'usage d'Europe qui est différent de celui des Indes où les rois donnent simplement quelques ordres verbaux à leurs ministres qui sont chargés de l'exécution, en sorte que tout le mal, s'il y en a, tombe sur eux ; et il est souvent arrivé qu'on a fait des plaintes au roi dudit sieur Constance qui se les était attirées par ses violences dont il n'est pas souvent le maître.

Ce matin, le premier ambassadeur est revenu et nous a dit que le roi son maître nous accordait les mêmes honneurs qu'à M. le chevalier de Chaumont, mais que le barcalon voudrait bien que nous lui donnassions un autre écrit par lequel nous promissions que le roi traiterait, à l'avenir, les envoyés extraordinaires du roi de Siam comme il avait traité ses ambassadeurs. Comme nous avions cru la chose réglée dès la veille, cette proposition nous surprit. Nous répondîmes que nous ne doutions pas que le roi de Siam ne persistât à ce qu'il nous avait fait promettre et que pour l'écrit que demandait le barcalon il était inutile puisqu'il avait déjà un écrit de nous par lequel nous demandions les honneurs du chevalier de Chaumont, ce qui pouvait autoriser à l'avenir les envoyés extraordinaires du roi de Siam à demander en France les honneurs des ambassadeurs. L'ambassadeur se contenta de cela et se retira.

Le 28, nous allâmes voir incognito le sieur Constance à Siam. Il nous reçut fort sérieusement et nous fit entrer dans son cabinet, nous disant qu'il avait une affaire d'importance à nous communiquer. Le père Tachard fut le quatrième dans cette conversation dont il savait bien le sujet et dont il ne nous avait pas avertis. Le sieur Constance commença par nous représenter la délicatesse des rois de l'Orient touchant les cérémonies de l'audience et principalement dans le royaume de Siam, que l'on y connaissait fort bien toutes les distinctions que l'on fait en Europe entre les caractères des ambassadeurs et des envoyés extraordinaires, que le barcalon les avait représentées au roi et qu'il n'était pas juste de nous traiter comme ambassadeurs puisque nous n'avions point ce caractère. Comme le sieur Constance est fort diffus et fier, son discours fut long et assez plein de duretés. Il avait parlé portugais. M. de La  Loubère lui répondit, en même langue, que le roi, après les grandes choses qu'il avait faites pour le roi de Siam, s'attendait qu'on nous accorderait non seulement les honneurs du chevalier de Chaumont, mais encore de plus grands, que les distinctions d'ambassadeurs et d'envoyés ne regardaient que l'Europe et que le roi savait que l'usage n'en était point passé jusques aux Indes, et qu'il suffisait de porter une de ses lettres pour y recevoir tous les honneurs, que la qualité de rachatous (10) que les ambassadeurs du roi de Siam avaient portée en France n'y était point connue, que le roi l'avait expliquée le plus favorablement qu'il avait pu et que Sa Majesté n'avait pas douté que le roi de Siam n'expliquât aussi la qualité d'envoyé le plus favorablement qu'il serait possible, que le roi avait joint les honneurs des Indes avec ceux d'Europe en faveur des ambassadeurs du roi de Siam et que si le roi de Siam s en voulait tenir à notre égard aux honneurs d'Europe seulement, nous ne répondions pas que le roi ne s'en tînt à l'avenir aussi aux honneurs d'Europe, et qu'en ce cas nous ne voyions pas que le roi de Siam eût sujet de se plaindre si le roi traitait ses ambassadeurs comme il traite l'ambassadeur d'Espagne, c'est-à-dire s'il le faisait venir à l'audience avec la lettre du roi dans sa poche. Le sieur Constance interrompit souvent et répliquait d'un ton d'autorité, quoiqu'il fût chez lui, ce qui nous déplaisait beaucoup. J'ajoutai à ce qu'avait dit M. de La  Loubère que le premier ambassadeur était venu négocier avec nous de la part du roi, par ordre du barcalon, touchant les honneurs et les civilités de l'audience, et qu'il nous avait dit positivement que le roi nous accordait les mêmes honneurs et les mêmes civilités qu'au chevalier de Chaumont et qu'il nous l'avait confirmé trois jours de suite, et que même il avait désiré un écrit de nous que nous lui avons donné.

Le sieur Constance répliqua d'un ton plus tranquille mais décisif : — Esso es pera entrada ma não per a audiencia (11). Cette distinction frivole (puisqu'il ne pouvait plus être question de notre entrée, étant déjà arrivés depuis quelques jours au lieu d'où l'on part pour aller à l'audience) nous fit voir clairement que le sieur Constance ne cherchait qu'a nous donner les dégoûts dont le père Tachard nous avait menacés, d'autant plus que tout ce qu'il disait sous le nom du barcalon ne venait que de lui, le barcalon n'étant plus à Siam qu'une figure pour représentation seulement, à qui même ledit sieur Constance n'a pas fait cas que nous rendissions la lettre de Mgr de Croissy, de sorte que le sieur Constance, continuant de nous offrir sa médiation entre nous et le barcalon, le sieur de La  Loubère lui répondit que quand nous aurions besoin de médiateur nous nous adresserions à lui, mais qu'en ce cas nous n'en avions pas besoin, parce que le roi nous avait ordonné de n'entrer point en contestation sur cette matière, mais en cas que l'on nous fît quelque difficulté, de nous soumettre à ce que le roi de Siam ordonnerait.

Esto, dit le sieur Constance, es atalhar la diffucultad (12). — Pourquoi donc, dit le père Tachard, qui s'était tu jusqu'alors, puisque vous avez cet ordre-là, avez-vous demandé les honneurs du chevalier de Chaumont ? — C'est, mon père, lui dit M. de La  Loubère, que nous avons ordre de les demander et, en cas de difficulté, de n'entrer ni en dispute ni en négociation, mais de nous en remettre à la volonté du roi de Siam, et le roi a cru que nous ne pouvions être en meilleures mains que dans les siennes. M. de La  Loubère fit cette réponse sans que nous l'eussions consultée ensemble et s'il avait prévu que cette affaire eût été remise sur le tapis, il en aurait conféré avec moi et je lui aurais inspiré de ne point tant se hâter de faire cette réponse, parce que j'avais connaissance qu'on ne connaît point ce que c'est que civilité à Siam, et toutes les honnêtetés qu'on fait sont prises pour devoir et pour obligation, et M. Constance s'est très fort accoutumé à cette manière du pays. Il est certain qu'il fallait être raide sur cette matière, d'autant plus qu'on nous avait traités jusqu'alors comme ambassadeurs, et que les cérémonies sont de très grande conséquence en Orient pour la nation, et que la moindre démarche de cette nature donne occasion aux Européens qui sont aux Indes de mépriser la nation française par cet endroit, ce qui est arrivé à l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont ; et, qui plus est, je savais que le roi avait une très grande impatience que nous prissions notre audience. Assurément, si nous avions tenu ferme sur la parole qui nous avait été donnée de la part du roi, M. Constance n'aurait pu empêcher que nous n'eussions obtenu tout ce que nous avions demandé, le roi lui ayant donné un ordre général de nous satisfaire et contenter en toutes choses.

Cependant, le parti que prit M. de La  Loubère embarrassa le sieur Constance qui par sa prétendue médiation voulait nous faire consentir à de moindres honneurs que ceux du chevalier de Chaumont et encore nous faire passer cette médiation pour une grâce et une obligation, et, quoiqu'il eût dit que c'était trancher la difficulté, il ne laissa pas deux ou trois fois de nous reprocher que nous refusions sa médiation. Nous lui répondîmes toutes les fois qu'il nous en parla, que là où nous aurions besoin de médiation, nous demanderions volontiers la sienne, mais qu'en cette occasion où il n'y avait point de dispute, il n'était pas nécessaire de médiation et que, nous en remettant à la volonté du roi de Siam, par l'ordre du roi, nous étions assurés que Sa Majesté le roi de Siam nous traiterait aussi bien que Sa Majesté l'avait espéré, puisque Sa Majesté avait si bien traité les ambassadeurs de Siam qui s'étaient soumis à sa royale discrétion.

Comme le sieur Constance continuait à nous picoter, nous nous levâmes pour prendre congé, disant que c'était sans doute l'heure que Son Excellence allait chez le roi. Alors il pria le père Tachard de nous retenir chez lui à souper, disant n'oser le faire lui-même. Nous dîmes que dans l'esprit de soumission où nous étions, il nous siérait mal de refuser cet honneur. Ensuite, nous sortîmes de ce cabinet et nous entrâmes dans une très grande salle où une bonne partie des officiers français qui étaient lors à Siam attendaient, et le sieur Constance dit tout haut au père Tachard d'aller à la cuisine donner ordre au souper. Quand le père fut revenu de sa commission, le sieur Constance renoua une conversation particulière et commença par se plaindre de plusieurs choses qu'il disait que le chevalier de Chaumont avait imprimées dans sa relation. M. de La  Loubère lui répondit que le chevalier de Chaumont n'avait rien imprimé de sa négociation qu'en un seul mot, en disant qu'il avait rendu compte au roi de plusieurs choses secrètes. Le père marcha, dans ce moment, sur le pied au sieur Constance qui changea aussitôt de propos. M. de La  Loubère me dit le soir qu'il ne doutât plus que le père Tachard n'eût remis entre les mains de M. Constance la relation que M. de Chaumont avait donnée à Mgr le marquis, laquelle relation ledit sieur de La  Loubère me dit avoir confiée au père Tachard, étant à bord de l'Oiseau, lors du départ du père pour aller à Siam, ce qui avait été fait sans ma participation, dont M. de La  Loubère me parut fort fâché et me dit qu'il voulait absolument que le père lui rendît, étant un original qui lui avait été confié par Mgr le marquis. Le souper se passa en réjouissances. Pendant le repas, le sieur Constance se moquait fort du chevalier de Chaumont, de ce qu'il n'avait voulu rien écouter, opposant à toutes les propositions qu'on lui faisait qu'il voulait suivre ses ordres qui n'étaient que de convertir le roi de Siam.

— Il est vrai, dit le sieur de La  Loubère, pressé de dire son avis, qu'il était étrange qu'il lui bouchât les oreilles. Cette réponse donna occasion au sieur Constance de dire à M. de La  Loubère qu'il blâmait dans le chevalier de Chaumont ce qu'il pratiquait lui-même, disant toujours qu'il suit ses ordres. — Je ne blâme point, dit le sieur de La  Loubère, le chevalier de Chaumont d'avoir bien suivi ses ordres, mais de n'avoir voulu écouter aucune proposition. Je connus par cette visite, et par celle qu'il nous avait faite à la tabanque, qu'il aime à parler, ce qu'il fait fort librement sur toutes sortes de matières, et ce qui le rend assez facile à pénétrer. Ainsi, je pris mon parti de parler peu avec lui, afin de lui donner occasion de fournir à la conversation et de pouvoir l'étudier et connaître son génie, l'état et la situation où il est à l'égard des Français et quelles sont ses vues, et je crois m'être bien trouvé de cette conduite.

Après avoir soupé, M. de La  Loubère prit occasion de dire au sieur Constance que le roi, occupé à des grandes guerres contre de puissants ennemis, ignorait qu'il y eût au monde un roi de Siam. — Je le crois, dit le sieur Constance, et qu'il y a bien des princes en Europe qui l'ignorent. — Sa Majesté donc, reprit le sieur de La  Loubère, ne fut pas fâchée d'apprendre que le bruit de ses grandes conquêtes se fit entendre jusque dans un royaume dont elle n'avait pas ouï parler. Elle eut, en même temps, le regret d'apprendre que les ambassadeurs du roi de Siam étaient péris avec le vaisseau le Soleil d'Orient (13). Cependant, elle se trouva par là agréablement disposée à envoyer un ambassadeur en cette Cour et elle n'y hésita pas un moment quand le sieur Vachet lui donna quelque espérance de la conversion du roi de Siam, et elle envoya le chevalier de Chaumont avec des instructions si pures et si désintéressées que le roi de Siam se sentit obligé plusieurs fois de dire que l'amitié du roi pour lui était bien grande et bien généreuse. — Si per certo, dit le sieur Constance, que el roy my senhor lo confessio muitas vezave (14). — Per certo senhor, reprit le sieur de La  Loubère, una tan verdadeira amizade mere tuda confiaça (15). À quoi le sieur Constance ne répondit rien.

Nous entrâmes ensuite en conversation où il fut parlé des plaintes que les jésuites pouvaient faire sur leur exclusion du royaume du Tonkin et de la Cochinchine, et de quelques procédés de certains missionnaires dont il nous recommanda fort de nous vouloir charger, et parce que le sieur Constance et le père Tachard nous promirent de nous instruire plus à fond, nous ne nous en chargeâmes point pour l'heure la mémoire. Depuis ce temps ils ne nous en ont rien dit, mais ils en dirent alors assez pour nous faire comprendre que tous ces mémoires contre les missionnaires étaient le premier leurre par où le sieur Constance tenait le père Tachard, et il nous sembla que si quelque intérêt pouvait être pardonnable en lui, c'était celui-là (16).

Le 29, les députés ou chefs des nations étrangères qui sont à Siam nous vinrent saluer. M. Constance nous dit qu'il y avait quarante nations différentes, mais nous n'en comptâmes que vingt et les canonniers du roi de Siam étaient comptés pour une nation parce qu'ils sont Mogols (17).

Le même jour, le père Tachard nous vint voir. M. de La  Loubère lui redemanda la Relation de M. le chevalier de Chaumont manuscrite. Il promit de la lui rendre et nous témoigna que M. Constance était fort fâché de ce que nous avions refusé sa médiation touchant les honneurs. Ensuite j'eus une longue conversation avec ledit père qui fit tout son possible pour me persuader que nous devions de nous-mêmes consentir à la distribution des honneurs et que cette manière engagerait le roi à faire plus pour nous. Il n'oublia rien pour me persuader. Je ne lui répondis autre chose, sinon que nous ne pouvions consentir à aucune diminution par négociation ni médiation, mais seulement par obéissance, suivant que le roi nous l'avait ordonné. Le père essayait de me faire appréhender en me disant : — Mais si le roi vous voulait obliger à des choses trop basses et indignes de votre caractère ? Je lui répondis que nous n'irions pas à l'audience, qu'au surplus je ne pouvais digérer le mauvais traitement qu'on nous faisait en se moquant de nous, en ce qu'après nous avoir promis positivement de nous faire les mêmes honneurs qu'au chevalier de Chaumont, on nous manquait de parole, que je n'étais pas de sentiment de contredire M. de La  Loubère qui avait eu ses raisons pour se remettre entre les mains du roi de Siam pour lesdits honneurs, mais que s'il avait eu le temps de me demander mon avis avant de s'engager, je l'aurais détourné de le faire, quoique le roi l'eût ordonné, parce qu'on nous avait donné une parole positive et qu'ainsi ils auraient exécuté leur parole ou je n'eusse point été à l'audience.

Le père me dit qu'il ne pouvait pas comprendre comment le premier ambassadeur nous avait donné parole et que peut-être l'interprète n'avait pas bien expliqué. Je lui répartis que je me l'étais fait expliquer plus d'une fois et que cela avait été bien entendu, et qu'afin qu'il en fût plus certain je le priais de faire venir ledit interprète et lui demander en mon absence. Le père accepta cette proposition et envoya chercher l'interprète auquel il parla. Je me retirai dans ma chambre pour un moment où le père me vint trouver et me dit que l'interprète lui avait dit la même chose que moi et lui avait confirmé comme le tout s'était passé. Le père me parût étonné et me dit qu'il ne comprenait pas comment le premier ambassadeur avait fait cette faute contre ses ordres. Néanmoins, malgré ce que dit alors le père, cette faute prétendue n'a été punie ni dans l'ambassadeur ni dans l'interprète.

Le 30, le premier ambassadeur nous vint dire que le roi de Siam ne changeait rien aux honneurs du chevalier de Chaumont qu'un seul article qui était que nous parlerions nu-tête et qu'au surplus nous pourrions parler assis, que, néanmoins, on nous accorderait les honneurs du chevalier de Chaumont si nous voulions promettre par écrit que les envoyés extraordinaires du roi de Siam en France y auraient les mêmes honneurs que les ambassadeurs y avaient eus. Nous refusâmes cet écrit, lui alléguant le manque de pouvoir. — Mais, reprit-il, voulez-vous écrire que vous croyez certainement que cela soit ? Nous lui dîmes que nous l'écririons et s'il se chargeait de voir si cela pouvait suffire. Nous voulûmes qu'il emportât par écrit tout ce que nous avions dit dans cette conversation, et pour cela l'interprète écrivit en siamois notre réponse, et le même jour, au soir, le père Tachard vint nous trouver avec le premier ambassadeur pour savoir bien au juste ce que voulait dire ce billet que nous avions promis le matin, et comme le père vit que ce n'était point une promesse positive, il ne l'accepta pas et nous dit que le roi de Siam avait résolu que nous parlerions découverts. — Mais a-t-on bien pensé, dîmes-nous, à ce que nous avons représenté ce matin ? — Oui, dit le père avec chagrin, on ne s'en soucie pas. Alors nous demandâmes à l'ambassadeur de nous rendre notre écrit du 26 du mois et il nous le promit. Le père, néanmoins, en sortant, fit tout son possible pour nous persuader de ne pas redemander cet écrit et parce que nous avions représenté le matin que nous ne mènerions point de gentilshommes à l'audience si nous n'étions point traités en ambassadeurs. Le père qui nous en avait demandé trente au commencement, de la part de M. Constance, trouva cela très mauvais et nous dit que nous refusions ce que le chevalier de Chaumont avait eu bien de la peine d'obtenir.

Le soir, après le départ du père pour Siam, le sieur Du Bruant qui en revenait nous dit que le sieur Constance était fort fâché de ce que nous avions refusé sa médiation, qu'il ne convenait pas que nous lui eussions dit que nous l'eussions acceptée si nous en avions eu besoin et au fond qu'il se vantait qu'il nous aurait servis à merveille si nous l'avions voulu et qu'il l'avait persuadé à tous les officiers, lesquels, de leur côté, étaient fâchés de n'aller pas à l'audience. Nous priâmes alors le sieur Du Bruant, pour le désabuser, et désabuser les autres, de s'en retourner sur-le-champ à Siam et d'aller représenter de lui-même au sieur Constance qu'il avait la plus belle occasion du monde de témoigner son zèle en raccommodant cette affaire qu'il disait que nous avions gâtée.

Le 31, M. de La  Loubère me proposa de préparer une lettre de civilité au sieur Constance par laquelle, pour achever de le mettre dans son tort, nous revenions à lui pour rétablir l'affaire des honneurs. Je ne fus pas d'abord de ce sentiment mais voyant M. de La  Loubère résolu de le faire j'y consentis, plutôt afin de ne rien omettre que par aucune espérance que j'eusse d'aucun changement, puisque la chose était résolue. Nous nous déterminâmes d'attendre le retour du sieur Du Bruant avant d'envoyer cette lettre. Il arriva sur les quatre heures du soir et nous apprit que le père Tachard était déclaré publiquement envoyé extraordinaire du roi de Siam en France et qu'on ajoutait qu'il devait passer jusqu'à Rome. Nous fîmes part de cette nouvelle à quatre jésuites qui étaient auprès de nous et fîmes semblant de nous en réjouir et de croire qu'il fallait qu'il y eût là-dessous quelque chose de fort agréable au roi puisque le père s'en chargeait, mais nous comprîmes qu'il n'y avait guère en cela que des mémoires sur l'affaire du Tonkin et des espérances de la conversion du roi de Siam pour gagner l'esprit du père de La Chaize auprès du roi. La résolution d'envoyer le père Tachard en France avait été prise dès sa première descente à terre, car le sieur Véret, chef du comptoir de la Compagnie, m'avait dit il y avait longtemps que le père lui en avait fait la confidence et encore à quelques autres dès aussitôt qu'il le trouva, après avoir entretenu M. Constance la première fois, et je fus confirmé dans cette pensée par son discours lorsqu'il me dit il y a quelque jours que le roi de Siam soumettrait tout le contenu des articles à la discrétion et à la volonté du roi et qu'il enverrait des gens agréables pour porter cette parole, que les troupes que le roi avait envoyées ne suffisaient pas pour la garde d'une place aussi considérable que devait être Bangkok après qu'elle serait fortifiée, où il faudrait au moins deux mille hommes et qu'il ne doutait point que le roi ne renvoyât encore une escadre et des troupes lorsque Sa Majesté serait informée de l'état des choses, et que lorsque le roi aurait dans Bangkok le nombre suffisant de soldats pour le garder, que le roi de Siam en retirerait ses soldats.

L'avis que le sieur Véret m'avait donné et ce que j'avais pressenti du père m'obligea, dans une conversation, de lui dire par manière de confidence au sujet des présents que M. Constance me dit avoir envoyés en France l'année dernière, que ces envois de présents continuels fatiguaient la Cour et que nous avions ordre de faire tout notre possible pour faire finir ces envois de présents d'ambassadeurs et d'envoyés, que le roi nous avait envoyés pour régler toutes les affaires et que le roi ne trouverait pas bon qu'on se permît d'autres voies pour les terminer. Quant à l'affaire des honneurs de l'audience, le sieur Du Bruant nous dit que le père Tachard avait été son interprète auprès du sieur Constance, que sur sa proposition, ils avaient tous deux témoigné un zèle extraordinaire pour nous procurer toute satisfaction, que le sieur Constance avait dit qu'il était assuré que dès ce moment-là nous donnerions la lettre du roi de la main à la main et, pour cet effet, on avait disposé trois marches pour parvenir à la tribune du roi, et qu'il allait travailler à faire en sorte que nous parlassions couverts. Ce fut là le rapport du sieur Du Bruant, qui nous fit entendre à quoi devait aboutir la prétendue médiation du sieur Constance, car, comme le chevalier de Chaumont avait réduit le roi de Siam à se baisser pour recevoir la lettre du roi (18), il voulait prévenir un pareil inconvénient dans cette occasion et pour cet effet il avait disposé les trois marches pour s'élever assez haut pour donner la lettre du roi de la main à la main sans que Sa Majesté fût obligée de se baisser pour la recevoir, et ce qui était un pur accommodement pour eux.

Le sieur Constance, par sa médiation, voulait nous le faire recevoir pour une grâce singulière et nous le faire acheter par le parler nu-tête. Après avoir entendu le rapport du sieur Du Bruant, nous lûmes notre lettre aux quatre pères jésuites qui la trouvèrent fort obligeante. Nous la remîmes au père Duchatz (19) qui se chargea de la rendre à M. Constance. Nous envoyâmes faire compliment au père Tachard sur son nouveau caractère (20). La personne qui avait été envoyée au père nous dit, à son retour, que le sieur Du Bruant lui avait dit de nous dire que la lettre n'avait pas été trouvée d'un style convenable et ajouta que le père Tachard nous remerciait et viendrait le lendemain nous voir.

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Du 1er au 24 octobre 1687.
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Du 1er au 20 novembre 1687.

NOTES

1 - Les Instructions que le roi veut être mises aux mains des sieurs de La  Loubère et Céberet que Sa Majesté a nommés pour ses envoyés extraordinaires auprès du roi de Siam datées du 25 janvier 1687 (A.N., C1/27, f° 6-15), stipulaient : En cas que ledit roi de Siam voulût exiger un serment de celui qui y sera établi gouverneur, il peut le prêter sans difficulté pourvu qu'il ne contienne autre chose que de ne rien faire pour les ennemis du roi de Siam et de lui rendre toute sorte de service contre eux. (f° 10r°). 

2 - Après la mort Kosathibodi (โกษาธิบดี), l'ancien barcalon (Phra khlang, sorte de Premier ministre), en juillet 1683, Okya Wang (ออกญาวัง), le gouverneur du palais royal, fut nommé pour lui succéder. Supportant mal le pouvoir de Phaulkon, il essaya de le perdre en l'accusant auprès du roi de malversations et de prévarications, mais Phra Naraï ne fut pas dupe de la manœuvre de son ministre et le démit de ses fonctions. C'est Okya Phra Sedet (ออกญาพระเสด็จ) qui lui succéda. La  Loubère (Du royaume de Siam, I, pp.339-340) lui attribue le titre de gouverneur de la ville de Siam et indique que : Son nom qui est pali est composé du mot prà, dont j'ai parlé plusieurs fois, et du mot Sedet qui signifie, dit-on, Le roi est sorti ; et en effet, ils ne disent pas autrement pour dire que le roi est sorti. Mais cela ne fait point entendre ce que c'est que l'office du Prà Sedet ; et il paraît en plusieurs choses qu'ils ont fort perdu l'exacte intelligence du pali. Le père Tachard indique pour sa part (op. cit., p. 224) : Oya Prassedet était le chef et le protecteur de tous les talapoins du royaume, avec droit de les juger et de les faire punir quand ils le méritent, qui est une des premières et des plus importantes charges de l'État. Il semble que Phaulkon, qui était alors au faîte de son pouvoir, ait supporté avec patience la – faible – autorité du nouveau Premier ministre. 

3 - Chaumont, très à cheval sur l'étiquette, avait longuement négocié les détails protocolaires de l'audience. Il écrivait dans sa Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la Cour du roi de Siam (1686, pp. 47-48) : Le 13 [octobre 1685] je fis dire au roi, par les mandarins qui étaient avec moi, que j'avais été informé de la manière dont on avait accoutumé de recevoir les ambassadeurs en son royaume, et que, comme elle était fort différente de celle de France, je le suppliais de m'envoyer quelqu'un pour traiter avec lui sur le sujet de mon entrée. Le 14, il m'envoya M. Constance, avec lequel j'eus une longue conversation ; M. l'évêque fut l'interprète. Nous disputâmes longtemps, et je ne voulus rien relâcher des manières dont on a coutume de recevoir les ambassadeurs en France, ce qu'il m'accorda. Dans son Journal, l'abbé de Choisy notait à la date du 14 octobre 1685 : M. Constance, accompagné de deux grands mandarins, est venu après dîner voir M. l'ambassadeur. Tous les gentilshommes l'ont reçu à la descente de son balon. Son Excellence l'a reçu à l'entrée de sa salle d'audience et après quelques compliments, l'a prié d'entrer dans sa chambre et a passé le premier. Ils ont été trois heures en conférence et sont convenus de beaucoup de choses sur l'entrée et sur l'audience. Il reste quelques difficultés, sur lesquelles M. Constance n'a osé prononcer et dont il doit parler au roi. Tout se passera avec toute la dignité d'un ambassadeur du plus grand roi de la terre. 

4 - Kosapan 

5 - Il y avait tout de même une grande différence de niveau entre un ambassadeur extraordinaire, comme l'était Chaumont, et un envoyé extraordinaire, classé comme ministre du second ordre, tout comme les ambassadeurs ordinaires, également appelés résidents. Abraham de Wicquefort notait : La qualité d'envoyé extraordinaire est encore plus moderne que celle de résident. Elle a pris son origine de ce que les princes envoyaient quelquefois à des Cours étrangères des gentilshommes de leur Maison pour des affaires dont la négociation n'était ni longue, ni épineuse, ni aussi assez importante pour pouvoir occuper un ambassadeur ; de sorte que l'envoyé est comme un résident extraordinaire. Ce n'est en effet autre chose, et les princes qui les ont employés les premiers, ne peuvent avoir eu autre intention, bien que, depuis quelque temps, les ministres qui se sont vus revêtus de cette qualité, aient voulu s'ériger en quelque chose de plus, et se faire considérer comme de petits ambassadeurs. (L'Ambassadeur et ses fonctions, 1715, p. 68). 

6 - Louis de Crevant, quatrième du nom, marquis, puis premier duc d'Humières, vicomte de Brigueuil, baron de Preuilly en Touraine, né en 1628 et mort le 30 août 1694 à Versailles, est un gentilhomme et militaire français. Il reçut la dignité de maréchal de France en 1668 et sera ensuite connu comme le Maréchal d'Humières. (Wikipédia). Le maréchal d'Humières fut dépêché en qualité d'envoyé extraordinaire en Angleterre en 1685 pour y saluer le roi Jacques II qui venait de monter sur le trône. 

7 - Louis XIV pressentait-il, sans qu'on ait besoin de lui dire, qu'il faudrait un renfort de troupes pour le Siam ? Quoi qu'il en soit, son navire l'Oriflamme, commandé par M. de l'Estrille, partit de France en janvier 1688, chargé de 200 hommes de troupe destinés à renforcer les garnisons de Bangkok et de Mergui. Il arriva le 9 septembre à la barre de Siam, et sa présence imposante contribua grandement à dénouer la situation devenue critique pour les Français assiégés. 

8 - Le père Tachard relate ainsi cette entrevue au cours de laquelle rien d'important ne fut débattu, et explique qu'il y était présent à la demande de Phaulkon : Environ ce temps-là, M. Constance alla rendre visite incognito à MM. les envoyés, après en avoir demandé la permission au roi son maître. Comme il partit de Siam à l'entrée de la nuit, il était plus de neuf heures dans il arriva à la tabanque. Il voulut que je lui tinsse compagnie avec quelques officiers français qui se trouvèrent là par hasard auprès de lui quand il s'embarqua. Dès que nous eûmes mis pied à terre, je pris les devants et allai avertir MM. les envoyés que ce ministre les venait voir. Ils reprirent aussitôt leurs habits, car ils étaient sur le point de se coucher, et vinrent le recevoir. Cette entrevue fut d'environ deux heures, on n'y parla néanmoins que de choses indifférentes, après quoi on se sépara avec beaucoup de témoignages d'estime et d'amitié mutuelle. Le lendemain, MM. les envoyés rendirent cette visite à M. Constance et soupèrent avec lui. (Second voyage du père Tachard […], 1691, pp. 211-212). 

9 - Cette ambassade, dépêchée par Shah Suleiman de Perse, était partie de Bandar Abbas le 27 juin 1685 et était arrivée à Ténassérim à la fin octobre ou au début novembre. Le Mercure Galant d'octobre 1687 publiait un extrait de lettre venue de Siam même – et dont, à son habitude, il ne citait pas l'auteur —, assurant que l'ambassadeur persan, ayant trop traîné en route et s'étant fait devancer par les Français, s'était suicidé : Ce prince macassar [le fils du roi de Macassar], fort zélé mahométan, ayant cru découvrir depuis environ trois ans que le roi de Siam songeait à quitter le paganisme, en donna aussitôt avis au roi de Perse, qui envoya un ambassadeur à Sa Majesté siamoise, pour l'exhorter à embrasser l'Alcoran. Cet ambassadeur arriva à Ténassérim lorsque M. le chevalier de Chaumont partait de Siam pour retourner en France, et y ayant appris la bonne réception que le roi de Siam lui avait faite, il crut que ce prince avait embrassé l'Évangile, parce que dans l'Orient, lorsque les rois ont changé de religion, ils ont toujours pris la chrétienne ou celle de Mahomet, selon que ceux qui se sont présentés les premiers pour les prier d'embrasser leur religion étaient chrétiens ou mahométans. Ainsi cet ambassadeur persan ne doutant pas qu'à son retour en Perse on ne lui fît couper le cou, parce qu'en effet, contre les ordres du roi son maître, il avait beaucoup plus tardé qu'il ne devait, il s'égorgea lui-même à Ténassérim. Il est plus probable que l'ambassadeur Hassein Beg mourut en mer entre Masulipatam et Mergui le 19 septembre 1685, épuisé par les fatigues du voyage. La délégation persane quitta Ténassérim en décembre 1685 et eut audience quelques semaines plus tard avec le roi Naraï. Les Persans quittèrent le Siam le 18 janvier 1687, après plus d'un an de séjour dans le royaume. 

10 - Rachathut (ราชาทูต), de racha : royal et thut : ambassadeur. 

11 - Ceci est pour l'entrée, mais non pour l'audience. 

12 - Voilà qui règle le problème. 

13 - Le roi Naraï avait envoyé une ambassade en France en 1681. Le navire qui transportait la délégation, le Soleil d'Orient, fit naufrage fin décembre 1681 ou début janvier 1682 au large de Madagascar. 

14 - Cela est sûr, le roi mon seigneur l'a plusieurs fois confessé

15 - Il est sûr, Monsieur, qu'une si véritable amitié mérite toute confiance

16 - Une des innombrables péripéties de la rivalité entre les missionnaires de la Congrégation de Propaganda Fide et les jésuites, qui étaient soumis à l'autorité des vicaires apostoliques nommés par Rome et devaient leur prêter serment. Les frictions et les incidents étant fréquents entre les deux compagnies, le pape Innocent XI fut amené à prendre des mesures radicales et à exclure quatre jésuites des missions des Indes orientales. Une lettre du 23 février 1680 adressée par le cardinal Altieri à Giovanni Paolo Oliva, le général des jésuites, officialisait cette décision : Ayant mûrement considéré ce qui a été représenté par Votre Paternité dans plusieurs audiences qu'elle a eues des cardinaux députés pour l'affaire des Indes Orientales, et en ayant fait un rapport fidèle à Sa Sainteté, elle est restée peu satisfaite de vos religieux qui demeurent dans ces royaumes. (…) Sa Sainteté ordonne donc très expressément à Votre Paternité de rappeler en Europe les pères Emmanuel Ferreira, Dominique Fuciti, Joseph Candone et Barthelémy Acosta, et de n'en envoyer aucun autre en ce pays sans une spéciale permission de Sa Sainteté et de la Congrégation de Propaganda Fide. Votre Paternité ordonnera à ces quatre religieux que du jour qu'ils auront reçu ce commandement, ils ne fassent aucun office de missionnaires, comme prêcher, confesser, nonobstant leurs privilèges, ou approbation des évêques ou archevêques. Elle leur écrira d'obéir incessamment sans craindre les troubles excités par leur dévots, persuadé qu'on est qu'il n'y a aucun danger de trouble s'ils ne travaillent eux-mêmes à les exciter. Les vicaires apostoliques ou leurs députés pourront afficher ce commandement aux portes des églises ou de la maison des pères. Or, afin de couper chemin à toutes ces brouilleries, qui au grand déplaisir de Sa Sainteté ont arrêté le progrès de l'Évangile, les religieux de la Compagnie dans l'Orient et surtout dans les royaumes du Tonkin, Cochinchine, Cambodge et Siam, et encore dans la Chine, seront obligés de faire le serment selon la formule, entre les mains de leurs supérieurs réguliers, et puis entre les mains des vicaires apostoliques, et leurs sous-vicaires, nonobstant leurs privilèges qui sont rendus et déclarés nuls. Votre Paternité fera savoir aussi auxdits religieux que ce n'est pas à eux, mais aux vicaires apostoliques d'élire les catéchistes et les administrateurs, même laïques des églises, et que ce n'est pas encore à eux à diviser les provinces, ni à destiner pour aucun lieu les missionnaires. (Morale pratique des jésuites, 1689, III, pp. 274-275). Phaulkon avait clairement pris partie pour les jésuites contre les prêtres des Missions Étrangères, ce qui explique qu'il était adulé par les premiers et peu aimé, voire détesté par les seconds. 

17 - Ce chiffre avancé par Céberet de vingt nations présentes à cette cérémonie est confirmé par l'auteur du manuscrit anonyme (sans doute du jésuite Jean Richaud) conservé à la Bibliothèque Nationale, cote ms. fr. 17.239, f° 104v° : … le 29, les différentes nations qui sont à Siam, - il y en eut bien jusqu'à vingt de ces nations différentes, qui saluèrent MM. les envoyés, on dit même qu'il s'y trouva parmi elles quelques princes étrangers - les y vinrent saluer avec cérémonie les unes après les autres, habillés chacun à leur façon fort proprement. J'assistai avec quelques autres de nos pères à cette cérémonie qui nous parut à tous très belle et très curieuse. MM. les envoyés étaient, pendant qu'on leur faisait les compliments, assis au fond de la salle, sur de grandes chaises dorées, ayant devant eux une grande table couverte d'un beau tapis, jusqu'à laquelle seulement s'approchaient ceux qui venaient les complimenter.

Deux ans plus tôt, le chevalier estimait avoir reçu les salutations de quarante nations différentes : Ce même jour [17 octobre 1685), le roi donna ordre à toutes les nations des Indes qui résident à Siam de me venir témoigner la joie qu'ils ressentaient de mon arrivée, et de me rendre tous les honneurs qui étaient dus à un ambassadeur du plus grand roi du monde. Ils y vinrent sur les six heures du soir, tous habillés à la mode de leur pays. Il y en avait de quarante différentes nations, et toutes de royaumes indépendants les uns des autres, et ce qu'il y avait de très particulier était que, parmi ce nombre, il y avait le fils d'un roi qui avait été chassé de ses États, et qui, s'étant réfugié dans celui de Siam, demandait du secours pour se rétablir. (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la Cour du roi de Siam, 1686, pp. 48-49). Dans son Journal du 17 octobre, l'abbé de Choisy portait même ce nombre à quarante-trois, toutes habillées et armées à la mode de leur pays, et parmi ces gens-là il y avait trois fils de roi. Il me semble que cela est assez fier. J'aurai les noms et les qualités, et, si je peux, la situation de tous ces pays, il y aura plus de trente noms dont M. l'abbé Baudran n'a jamais ouï parler.

Peut-être vexé d'avoir fait moins bien que Chaumont, La  Loubère mettait en doute ce chiffre : Ils disent encore que l'on compte dans la ville de Siam jusqu'à quarante nations différentes ; mais comme Vincent Leblanc parle en ces mêmes termes de la ville de Martaban, ce nombre affecté de quarante nations me paraît une vanité indienne. (La  Loubère, Du royaume de Siam, 1691, I, p. 35). Toutefois, Tachard apporte une précision qui peut expliquer cette différence du simple au double : MM. les envoyés se retirèrent fort tard à la tabanque, où ils reçurent quelques jours après toutes les nations orientales qui sont à Siam, dont les principaux vinrent un jour les uns après les autres les complimenter par ordre du roi. (Second voyage du père Tachard […], 1691, pp. 212). L'explication logique était que Céberet et La  Loubère n'avaient eu droit aux hommages que des seules nations orientales, contrairement à Chaumont qui avait été salué également par les Occidentaux (sauf les Portugais, qui étaient en conflit avec les missionnaires français, et qui, selon l'abbé de Choisy, avaient répondu à la convocation avec beaucoup d'impertinence). Différence de traitement compréhensible entre un ambassadeur et des envoyés extraordinaires. 

18 - Cette action du chevalier de Chaumont fut vivement louée par tous les Français, et l'abbé de Choisy la relata longuement dans son Journal du 18 octobre 1685 : Il faut vous expliquer ici un incident fort important. M. Constance, en réglant toutes choses, avait fort insisté à ne point changer la coutume de tout l'Orient qui est que les rois ne reçoivent point de lettres de la main des ambassadeurs ; mais son excellence avait été ferme à vouloir rendre celle du roi en main propre. M. Constance avait proposé de la mettre dans une coupe au bout d'un bâton d'or, afin de M. l'ambassadeur pût l'élever jusqu'au trône du roi, mais on lui avait dit qu'il fallait ou abaisser le trône, ou élever une estrade, afin que Son Excellence la pût donner au roi de la main à la main. M. Constance avait assuré que cela serait ainsi. Cependant nous entrons dans la salle, et en entrant, nous voyons le roi à une fenêtre au moins de six pieds de haut. M. l'ambassadeur m'a dit tout bas : Je ne lui saurais donner la lettre qu'au bout du bâton, et je ne le ferai jamais. J'avoue que j'ai été fort embarrassé. Je ne savais quel conseil lui donner. Je songeais à porter le siège de M. l'ambassadeur auprès du trône, afin qu'il pût monter dessus, quand tout d'un coup, après avoir fait sa harangue, il a pris sa résolution, s'est avancé fièrement vers le trône en tenant la coupe d'or où était la lettre et a présenté la lettre au roi sans hausser le coude, comme si le roi avait été aussi bas que lui. M. Constance, qui rampait à terre derrière nous, criait à l'ambassadeur : Haussez, haussez, mais il n'en a rien fait, et le bon roi a été obligé de se baisser à mi-corps hors la fenêtre pour prendre la lettre, et l'a fait en riant, car voici le fait. Il avait dit à M. Constance : Je t'abandonne le dehors, fais l'impossible pour honorer l'ambassadeur de France ; j'aurai soin du dedans. Il n'avait point voulu abaisser son trône ni faire mettre une estrade, et avait pris son parti, en cas que l'ambassadeur ne hausserait pas la lettre jusqu'à la fenêtre, de se baisser pour la prendre. Cette posture du roi de Siam m'a rafraîchi le sang et j'aurais de bon cœur embrassé l'ambassadeur pour l'action qu'il venait de faire. Mais non seulement ce bon roi s'est baissé si bas pour recevoir la lettre du roi, il l'a élevée aussi haut que sa tête, qui est le plus grand honneur qu'il pouvait jamais lui rendre.

Cet épisode a été illustré par une gravure célèbre à partir de laquelle un tableau a été peint, vraisemblablement beaucoup plus tard. Cette toile se trouve dans le pavillon Chanthara Phisan (พระที่นั่งจันทรพิศาล) du palais du roi Narai, le Phra Narai Ratchanivet (พระนารายณ์ราชนิเวศน์) à Lopburi. Phaulkon est prosterné à gauche, à l'extrême droite se trouve Mgr Laneau, et derrière lui l'abbé de Choisy.

ImageLe chevalier de Chaumont présentant la lettre de Louis XIV au roi Phra Narai.
ImageUne vue de la salle d'audience dans le palais d'Ayutthaya. Illustration de la relation de La  Loubère. 

19 - Jacques Duchatz (1652-1693), l'un des 14 jésuites mathématiciens envoyés par Louis XIV au roi Naraï. Jacques Duchatz était également architecte, et réalisa notamment des projets de fortification pour la ville de Chandernagor. 

20 - Son titre fraîchement acquis d'envoyé extraordinaire du roi de Siam en France

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28 février 2020