Du 1er au 24 octobre 1687.

Le 1er octobre, le sieur Véret (1) arriva sur le soir à bord avec le sieur de Beaumont, capitaine du navire le Saint-Louis, appartenant à la Compagnie, qui était arrivé à Siam depuis six semaines, venant de Pondichéry. Le dit Véret nous fit un récit en détail de la défaite des Macassars et nous dit, entre autres particularités, que le sieur Constance s'étant avancé vers les ennemis, neuf Français l'accompagnèrent et un capitaine anglais, sans que personne des autres nations voulût le suivre, et que dans cette occasion quatre Français et le capitaine anglais avaient été tués sur la place, parmi lesquels était un marchand français, nommé de Rouen, que le sieur Constance venait de tenir quatre mois publiquement à la cangue (qui est une espèce de carcan) pour des prétentions litigieuses (2). Nous apprîmes d'ailleurs que le sieur Véret paya très bien de sa personne en cette rencontre, et sur ce que nous lui demandâmes de l'état présent du royaume de Siam, il nous dit que la guerre était déclarée entre les Anglais et le roi de Siam, qu'ils avaient une escadre de plus de vingt-cinq gros navires dans le Gange, avec près de cinq à six mille hommes, et qu'on ne doutait point qu'ils ne vinssent à la première mousson se venger du meurtre qui avait été fait à Mergui de leurs compatriotes, dont une partie avait été surprise dans la maison du chabandar (3) où ils avaient péri par le fer ou par le feu, à la réserve dudit chabandar et du capitaine d'une frégate qui était nouvellement arrivée dans le port de Mergui, que les Siamois continuant le lendemain leurs cruautés contre ce qui était resté de cette nation, avaient exercé les dernières barbaries. Il nous dit toutes les particularités de cette action qui nous parut remplie d'horreurs dans toute son étendue. Il ajouta que la guerre avait été déclarée par le roi de Siam sur un manifeste que les Anglais avaient publié à Siam, par lequel ils demandaient paiement au roi d'une somme très considérable qu'ils prétendaient être due par le sieur Constance (4), et qu'outre cette demande, ils voulaient encore avoir la personne dudit sieur Constance pour le faire pendre comme un traître à son roi, étant naturalisé Anglais (5) ; que le roi de Siam craignait encore la guerre avec les Hollandais, que d'autre part il était menacé par la Cochinchine, les Macassars, les Pegouans et Laos avec lesquels il était actuellement en guerre ; qu'il avait eu une grande conversation avec le révérend père Tachard lors qu'il avait passé à Siam pour aller à Louvo, et qu'il lui avait conseillé de ne point se presser, d'offrir au sieur Constance tous les honneurs et les avantages dont il était chargé, parce qu'assurément les affaires étaient en tel état qu'il lui offrirait de lui-même, non seulement Bangkok et Mergui, mais beaucoup au-delà, ce qui nous fit juger que le père lui avait fait confidence de cette affaire, et nous dit qu'en son particulier il croyait que l'île de Jonsalam (6) était plus convenable pour la Compagnie que celle de Mergui, parce que l'on pouvait entrer audit lieu de Mergui par plusieurs endroits qui en rendaient la garde difficile, au lieu que l'on ne pouvait aborder Jonsalam que par un seul endroit qui le rendait de plus facile garde et de moins de dépense.

Ledit Véret nous rendit une lettre du père Tachard du 30 septembre dans laquelle, malgré les espérances que lui avait données le sieur Véret, il ne laissa pas de témoigner la crainte où nous l'avions toujours vu depuis le départ de Brest, et qui s'augmentait à mesure que nous approchions de Siam. Il tâchait, par cette lettre, de nous persuader de nous contenter de Jonsalam, en cas de refus de Mergui, et qu'il ne ferait rien avec M. Constance qu'il n'eût reçu de nos nouvelles. Nous lui fîmes réponse le plus promptement qu'il nous fut possible pour lui dire que nous ne pouvions nous départir de ce qui était contenu dans nos instructions et qu'il n'y avait rien à changer de ce que nous avions écrit et dit, étant conformes à nos ordres dont il était pleinement informé. Nous ajoutâmes seulement que notre sentiment était qu'il était à propos de faire connaître à M. Constance que nous étions informés de la guerre avec les Anglais et que nos troupes se réjouissaient d'être arrivées si à propos, mais que nous étions assurés que le seul nom des troupes françaises servirait de défense inviolable. Ledit sieur Véret passa toute la nuit dans ma chambre à m'informer de tout ce qui s'était passé à Siam depuis le départ de M. de Chaumont, et comme le récit fut long et difficile à retenir, je lui en demandai un mémoire qu'il m'apporta avant mon arrivée à Siam, dont je joindrai ici une copie (7).

Le 2 octobre, le gouverneur de Bangkok envoya une chaloupe chargée de fruits, de volailles et d'autres rafraîchissements.

Le 4, deux ok-khun (8) du palais vinrent à bord de la part du roi nous faire civilité. Nous avons connu, par la suite, que c'étaient des personnes beaucoup plus considérables par leur faveur que par leur dignité, qui est néanmoins de quelque considération. Ils étaient tous deux bien faits et beaucoup plus polis et spirituels qu'il n'est ordinaire aux gens de cette nation. Nous les reçûmes dans la chambre de M. de La Loubère qui était la plus commode pour cet effet. Nous étions assis dans des fauteuils placés dans le fond de la chambre sur un tapis de pied sur lequel il y avait des carreaux pour les mandarins. Ils envoyèrent d'abord leur interprète qui était Portugais de nation, ne parlant point français, pour demander si nous étions en état de les recevoir, et lui ayant répondu qu'ils seraient les très bien venus, ils vinrent après la réponse, et entrant dans la chambre, ils laissèrent leurs babouches à la porte, et après leur salut, qui est de porter les deux mains l'une contre l'autre, au front, ils s'assirent sur des carreaux, leur interprète étant debout derrière eux. Ils gardèrent le silence à la manière des Orientaux qui ne parlent jamais les premiers par respect. Nous leur demandâmes des nouvelles de la santé du roi, à quoi ils répondirent et nous firent ensuite civilité de la part de leur maître sur notre arrivée, nous marquant la joie qu'elle lui avait donnée, et à tous ses sujets. Le reste se passa en compliments et civilités de part et d'autre sur l'union et l'amitié des deux rois. Après quoi on servit du thé à la mode des Indes et ensuite ils se retirèrent dans leur galère où ils écrivirent jusques aux moindres circonstances pour en rendre compte.

Je ne puis me dispenser en cet endroit de rapporter que M. Constance, un jour, étant en conversation particulière, me parlant de l'exactitude des Siamois à rapporter exactement et fidèlement toutes choses, me lut la relation que ces envoyés avaient faite de cette audience. Il n'est pas possible d'exprimer le talent que ces gens-là ont de remarquer tout ce qu'ils voient et entendent, car ce récit, quoiqu'il ne fût pas long, contenait jusques aux moindres choses qui avaient été dites, sans y rien changer, mais même, ils avaient si bien décrit le lieu de l'audience qu'en lisant leur rapport il semblait être présent. Si leur exactitude est aussi grande dans les affaires de conséquence comme dans ces bagatelles, on doit croire que cette nation est douée d'un très grand génie, ce qui se doit entendre des gens de la Cour, car pour le peuple il n'en est point de plus grossier.

Le 5 octobre, le père Tachard revint à bord sur le midi. Il nous demanda sur-le-champ un moment d'audience et nous rendit et fit lire devant lui une lettre que M. Constance lui écrivait (quoiqu'elle eût été faite en sa présence et écrite de la main du père d'Espagnac, son compagnon, le 3 octobre), par laquelle il promet de procurer au roi tout ce que ledit révérend père Tachard lui avait demandé de sa part, et que toutes choses étaient prêtes pour recevoir les malades dans Bangkok. Je joins ici la dite lettre en portugais et en français (9). Nous témoignâmes au père une très sensible joie du bon succès de la négociation. Il nous recommanda le secret comme une chose importante, cependant, il divulgua lui-même ce secret peu d'heures après. Monseigneur connaîtra mieux par la lecture de cette lettre la manière de négocier du révérend père Tachard et quel était son esprit, que par toutes les réflexions que j'y pourrais faire. Le père d'Espagnac dit publiquement (pour prouver les bonnes intentions de M. Constance) qu'il eût suffi à Sa Majesté pour obtenir toutes choses de lui faire l'honneur de lui écrire par son bon frère le père Tachard. Cette lettre, et le rapport que nous fit le père Tachard, nous firent connaître d'abord que M. Constance nous avait voulu ôter l'espérance de négocier avec lui aucune chose, se tenant à la lettre de créance que ledit père lui avait portée de Mgr le marquis de Seignelay par ordre du roi, et qu'il ne nous regardait que comme des personnes que le roi avait revêtues d'un caractère apparent pour faire le personnage que le révérend père ne pouvait faire en public à cause de son caractère de religieux, mais que pour la négociation des affaires il ne traiterait qu'avec le père Tachard avec lequel il trouverait mieux son compte qu'avec nous. Il faisait néanmoins différence pour les affaires de commerce pour lesquelles il me croyait uniquement envoyé, et pour parvenir à son dessein, il prit le prétexte de la lettre de créance dont il est parlé ci-dessus et se servit aussi de la confidence que lui fit mal à propos ledit père Tachard que nous ne voulions point descendre à terre que les troupes ne fussent dans Bangkok. Il paraît même que le père Tachard fit cette confidence à ce dessein, car outre qu'il n'y avait aucune nécessité de la faire, il dit audit sieur Constance que nous étions dans ce sentiment par méfiance, voulant avoir nos sûretés ; et lorsque nous lui avons dit, nous lui fîmes entendre que nous ne pouvions descendre à terre que les troupes ne fussent dans Bangkok, afin d'éviter les longueurs que les cérémonies causent d'ordinaire dans ces occasions, et que ce retardement achèverait de ruiner les troupes qui étaient déjà en mauvais état par la longueur de la navigation.

Nous lûmes plusieurs fois la lettre de M. Constance avec le père Tachard afin de la mieux expliquer et la mieux entendre, étant en langue portugaise que je n'entends pas parfaitement bien. Nous y trouvâmes la concession de Bangkok et de Mergui fort claire et fort nette, et nous demandâmes au père ce que monsieur Constance entendait par cet instrument authentique qu'il demandait comme un préalable à la réception des troupes du roi, et cette obéissance que demandait ledit sieur Constance, ce qui nous donnait quelque inquiétude (10). Cependant comme nous jugeâmes, qu'en effet, il pouvait avoir quelques ordres à donner aux troupes de la part du roi de Siam, puisque le roi notre maître les avait envoyées pour servir le roi de Siam contre ses ennemis, nous ne jugeâmes pas que cette obéissance demandée dût faire une difficulté essentielle dans cette négociation. Ainsi, nous écrivîmes une lettre très honnête audit sieur Constance.

Le 6 octobre, les trois vaisseaux du roi que nous avions laissés auprès de Banka parurent avant midi à sept lieues ou environ de la rade sans la pouvoir gagner de tout le jour, et sans en pouvoir recevoir des nouvelles. Cependant, le père Tachard, avec quelques officiers tentèrent d'aller à bord du Gaillard et y arrivèrent a l'entrée de la nuit, pendant laquelle le vaisseau, meilleur voilier que les autres, s'approcha à une lieue de nous où il mouilla, et le matin, les ambassadeurs du roi de Siam sortirent du vaisseau pour aller à terre. Ils passèrent à notre bord pour nous y rendre visite. Ils ne voulurent point s'y arrêter. Ils descendirent à terre au bruit du canon de tous les vaisseaux qui étaient pavoisés. Quelque temps après qu'ils furent sortis du Gaillard, le père Tachard qui y était resté en sortit et M. de Vaudricourt le salua de neuf coups de canon. Il dîna avec nous, après quoi, comme nous le pressions de retourner à terre pour travailler a l'exécution de la promesse dudit sieur Constance, il nous répondit qu'il fallait auparavant exécuter le préalable dont il était parlé dans cette lettre, qui était cet instrument authentique ; que nous en pouvions dresser nous-mêmes les articles. Nous lui répliquâmes que nous n'avions aucun article à traiter et que nous ne savions pas ce que le sieur Constance désirait de nous par cet instrument authentique !

— Il voudrait, nous dit-il, par exemple, que quand il ira à Bangkok, on ne le regarde point comme un misérable, et il lui serait bien fâcheux de ne pas donner l'ordre, étant le premier ministre du maître de la place ; je vous ai dit qu'il avait aussi de grandes vues pour la religion et pour les jésuites, et il voudrait qu'on fît serment au roi de Siam et à lui. — Pour le dernier, lui dîmes-nous, cela ne se peut. Nous vous donnerons par écrit la forme du serment que le roi permet que M. Desfarges fasse au roi de Siam. Et en effet nous lui donnâmes, mais qu'il ne pouvait faire serment à un particulier quelque grand qu'il fût.

— Mais quoi, reprit le père, ne peut-il pas jurer de n'obéir aux ordres du roi de Siam que quand ils lui seront donnés par le sieur Constance ? Nous lui répondîmes que M. Desfarges, jurant de servir le roi contre ses ennemis, il serait obligé de lui obéir en ce cas-là, et que l'on pourrait bien convenir qu'aucun ordre dudit roi ne serait reconnu par les Français que lorsqu'il serait passé par le sieur Constance. — Comme ministre, écrivez-lui donc, nous dit-il, et donnez-moi un pouvoir de traiter sur ce pied-là. — Nous y consentons et nous vous donnerons volontiers notre confiance, d'autant plus que le roi nous a bien voulu donner la sienne.

Nous renvoyâmes ainsi ledit père avec notre lettre ci-jointe et le formulaire du serment par écrit. Cependant on jugea à propos de débarquer les soldats malades, ce qui fut fait, et M. Desfarges envoya à terre le sieur de Beauchamp, officier très sage, pour conduire les malades et quelques soldats en santé pour garder et avoir soin de leurs camarades malades.

Le 8, le sieur de La Loubère alla à bord du Gaillard et parla au sieur de Vaudricourt pour faire entrer les vaisseaux dans la rivière devant Bangkok. Ledit sieur de Vaudricourt lui répondit (ce qu'il m'avait déjà témoigné plusieurs fois) qu'il était impossible de le faire, surtout en cette saison où les courants de la rivière sont très forts à cause des débordements qui ôtent toute la force à la marée, et que les petits vaisseaux n'y pourraient même entrer qu'en se touant sur une ancre avec le cabestan, qui est un ouvrage de plus de quinze jours à cause de la distance de dix lieues, depuis la tabanque qui est à l'entrée de la rivière (11) jusque audit lieu de Bangkok, avec le courant et le vent contraires. Cette réponse fit juger à Monsieur de La Loubère qu'il n'y avait pas d'apparence de rien faire que par la voie de la négociation.

Le même jour, 8, un matelot anglais qui s'était engagé sur le vaisseau et qui faisait profession de la religion protestante, fit abjuration entre les mains du révérend père d'Espagnac qui avait pris soin de l'entretenir et de l'instruire. Je ne puis m'empêcher en cet endroit de rendre la justice que je dois aux révérends pères jésuites dont le zèle et l'application à mettre tous les gens du vaisseau dans la voie du salut a été telle et a si heureusement réussi par leur bon exemple, leurs fréquentes et fortes exhortations et par leur grande charité, qu'il n'y a pas eu personne qui n'ait fait plusieurs fois ses dévotions pendant le voyage et dont les mœurs et la vie n'aient été telles qu'on la peut désirer de bons chrétiens.

Le 15, un jeune officier des vaisseaux revint de terre et rapporta qu'il avait vu M. Constance à Bangkok faisant faire devant lui l'exercice à la garnison siamoise et qu'il avait dit après les avoir vu assez bien faire : — Voilà de bons hommes. Il ne manque plus qu'une bonne place pour les loger et de bons officiers pour les commander (12). Cette nouvelle nous donna de l'inquiétude, d'autant que le père Tachard ne nous avait rien dit qui pût nous faire croire que le dessein de M. Constance fût de laisser des soldats siamois à Bangkok après y avoir reçu les troupes du roi, dont nous commençâmes d'avoir quelque soupçon.

Le 16, j'eus avis que le vaisseau le Président était arrivé à Mergui, qu'il avait passé à Masulipatam où il avait trouvé que la maladie contagieuse avait fait mourir tous les commis de la Compagnie et qu'il avait laissé en ce comptoir les sieurs de Beaussant et Montferré (13), et qu'il y avait eu beaucoup de malades dans ce navire dont une partie était encore languissante. J'appris aussi que le chevalier de Forbin s'était embarqué à Pondichéry pour venir nous joindre à Siam (14). Le sieur Deslandes-Boureau m'écrit qu'il se mettrait en chemin pour me venir trouver dès que sa santé lui permettrait.

Le même jour, le père Tachard revint de Siam à bord des vaisseaux pendant la nuit, ce qui l'obligea de coucher à bord du commandant. Il vint nous trouver le matin, accompagné de cinq mandarins, dont trois avaient été envoyés de la part de M. Constance au sieur de Vaudricourt pour lui faire compliment, et les deux autres, le père nous dit en arrivant qu'ils venaient de la part du roi de Siam nous demander le jour que nous voudrions descendre à terre, ajoutant qu'ils ne devaient point nous voir ni nous parler qu'auparavant nous ne fussions convenus des articles qu'il venait nous proposer de la part de Monsieur Constance. Nous entrâmes donc en conférence sur les articles que le père Tachard nous communiqua, lesquels étaient contenus dans un mémoire en forme de lettre que lui écrivait ledit sieur Constance.

Ledit mémoire était accompagné d'une lettre de créance dudit sieur, par laquelle il donnait pouvoir audit père de traiter et de signer en son nom pour le roi de Siam ces articles, laquelle il nous laissa, mais pour les articles il trouva moyen de les retirer adroitement des mains du secrétaire de M. de La Loubère, après que l'affaire fut finie, sans que nous nous en fussions aperçus. D'abord que nous eûmes vu le mémoire des articles, nous y fîmes les réflexions suivantes:

Nous représentâmes toutes ces raisons au père Tachard qui ne pouvait justement les combattre. Il ne nous répondit autre chose sinon qu'il avait fait tous ses efforts auprès dudit sieur Constance et qu'il n'avait pu en obtenir autre chose que ce qui était porté par le mémoire des articles. Ainsi, il ne nous laissa que trois partis à prendre: le premier de nous en retourner en France avec l'escadre et les troupes sans rien faire, ou de rompre la paix et d'agir par la force, ou de signer ces articles. Le premier parti de nous en retourner était impossible, n'ayant point de vivres pour cela, et quand il aurait pu s'exécuter c'était le dernier de tous les maux, le second de rompre la paix était impraticable dans la saison où nous étions et avec le peu de gens qu'il y avait ; d'ailleurs nos instructions nous défendaient expressément de consentir à aucun acte d'hostilité qu'en cas de refus positif de donner Bangkok, or un consentement clair et par écrit de la part du roi de Siam d'accorder Bangkok, avec des modifications dans l'exécution, ne pouvant passer pour un refus positif - et néanmoins nous crûmes qu'il fallait convenir avec le sieur Desfarges auquel nous demandâmes si, suivant les plans et rapports qu'on lui avait faits de Bangkok, il se croyait en état d'entreprendre quelque chose par la force, à quoi il ne nous répondit autre chose sinon qu'on le mît devant Bangkok avec ses troupes et qu'il y mourrait. Je lui répondis qu'il n'était point question de mourir mais de savoir s'il jugeait que l'entreprise fût faisable, ce que n'ayant pas jugé tel, il ne nous restait plus que le parti de nous défendre avec le père Tachard et d'embarrasser de telle manière les articles qu'ils devinssent inutiles par la suite et cependant qu'ils puissent être agréés par ledit sieur Constance, afin, par ce moyen, de prendre possession de Bangkok. Nous travaillâmes donc M. de La Loubère et moi sur ces articles et y fîmes toutes les réflexions dont nous étions capables.

Pendant que nous travaillions, M. de La Loubère et moi, les mandarins nous envoyaient de temps en temps demander quand nous serions en état de leur donner audience et pressaient beaucoup, témoignant qu'ils s'ennuyaient, ce qu'ils n'auraient jamais osé faire s'ils n'avaient point eu d'ordre du révérend père Tachard, lequel recommença de nous presser et de nous déterminer à signer ces articles ou à lui rendre une réponse positive, témoignant beaucoup d'impatience de retourner à terre pour aller rejoindre M. Constance qui était venu à l'entrée de la rivière. Il commença par des insinuations et nous dit qu'il avait un secret de la dernière importance à nous communiquer de la part de M. Constance, mais qu'il n'avait ordre de le faire qu'à condition que nous ferions serment sur les saints Évangiles de ne le communiquer jamais à personne qu'au roi et à Mgr le marquis de Seignelay de bouche seulement, sans jamais l'écrire sur notre journal ni sur nos relations. Nous y consentîmes, croyant que ce fût une affaire de la dernière importance, mais nous fumes bien surpris quand après la confidence de ce secret, nous le jugeâmes de si petite conséquence qu'à peine nous en souvenions-nous le lendemain ; après quoi il exagéra, comme un homme persuadé, le mérite et les bonnes intentions de M. Constance.

Nous commençâmes ensuite à entrer avec le père dans le détail des articles sur lesquels nous eûmes beaucoup de contestations, et enfin nous les signâmes tels qu'ils sont ici joints (15). Je fis remarquer à M. de La Loubère qu'il n'y avait pas plus de sens dans la construction que dans les articles (comme Monseigneur le connaîtra aisément), mais il me répondit que comme nous ne prenions ce parti de les signer que par nécessité, et ne pouvant faire autrement, ils ne pouvaient être trop ridicules. Je me rendis à cette raison contre mon sentiment d'autant plus que c'était l'affaire particulière de M. de La Loubère. Les dits articles sont ci-joints avec des observations en marge.

Après que les articles furent signés, le père Tachard, assurant toujours que le roi et Mgr le marquis de Seignelay seraient satisfaits de ce qui s'était fait, ce qui nous déplaisait beaucoup, car quand le père nous disait qu'il fallait signer ces articles par force, nous pouvions le croire, mais il n'en était pas de même quand il voulait nous persuader que ces articles étaient avantageux et seraient trouvés bons, nous ne pouvions nous empêcher de le soupçonner au moins d'opiniâtreté et de prévention et nous devenait suspect.

Sur les neuf heures du soir nous donnâmes audience aux mandarins, et comme ils nous prièrent de déterminer le jour de la descente des troupes, nous convînmes que les troupes débarqueraient le lendemain. Ensuite, ils nous prièrent de choisir le jour que nous voudrions descendre à terre. Nous répondîmes que, supposé que les troupes descendissent le lendemain, nous nous débarquerions le jour suivant. Après quoi le père Tachard s'en alla pendant la nuit avec ces mandarins pour préparer toutes choses et envoyer des barques pour porter à terre les troupes et leurs bagages.

Je ne puis exprimer le chagrin ou nous étions d'avoir été réduits à signer des articles si désagréables, et cependant nous ne laissions pas de craindre que le sieur Constance ne fît encore quelque difficulté, comme en effet il n'en fut pas satisfait, et même a témoigné depuis, en plusieurs occasions, ne s'y vouloir pas tenir. J'ai omis que le père Tachard nous avait témoigné, avant de partir du vaisseau, que M. Constance avait beaucoup de chagrin de ce que nous n'avions pas le caractère d'ambassadeurs et nous pria de sa part de mener trente gentilshommes à notre audience et qu'il aurait soin que rien ne leur manquât, non plus qu'à nous, pendant le voyage de la barre jusques à la Cour.

Le 17, les barques envoyées par M. Constance pour transporter les troupes à Bangkok arrivèrent aux vaisseaux sur le soir et le lendemain matin, le 18, les soldats, officiers et tous leurs bagages furent mis dans les dites barques et s'en allèrent débarquer à Bangkok, M. Desfarges à la tête.

Le même jour, 18, il arriva à bord un mandarin de la part de M. Constance pour nous prier de remettre notre descente au lendemain, croyant bien que sur ce que lui avait dit le père Tachard, que nous ne descendrions pas que les troupes ne fussent établies dans Bangkok.

Le 19, dès la pointe du jour, deux mandarins vinrent à bord pour nous convier de la part du roi de descendre à terre. Après quoi, ils partirent avant nous et furent salués, en débordant, de neuf coups de canon, ainsi que les autres mandarins qui étaient venus de la part du roi l'avaient été. Sur les dix heures du matin, nous partîmes du bord dans la chaloupe du vaisseau, accompagnés de toutes les chaloupes de l'escadre, au bruit du canon des vaisseaux qui étaient tout pavoisés. Nous trouvâmes à l'entrée de la rivière, vis-à-vis de la tabanque, les balons du roi qui étaient destinés à nous porter, notre suite et tout le bagage. Aussitôt que nous parûmes, lesdits balons vinrent nous joindre, conduits par les mêmes mandarins qui étaient venus le matin à bord, accompagnés d'une très grande quantité de mandarins, chacun dans leur balon, dont les principaux nous firent compliment; et ensuite commença la marche. L'escorte et le nombre des mandarins et balons étaient tels que lorsque M. le chevalier de Chaumont fit son entrée, à la réserve qu'on nous fit remarquer qu'il y avait une symphonie qui n'était point avec M. de Chaumont. Cette symphonie est composée de plusieurs instruments inconnus en Europe, mais qui a rapport à nos tambours et hautbois. Ils battaient tous ensemble une espèce de marche de guerre qui, à l'entendre d'un peu loin, est supportable aux gens qui ne sont pas délicats en symphonie ; au surplus, on nous assura que cette symphonie est réservée pour le roi seulement. Nous étions, M. de La Loubère et moi, dans le même balon, avec deux parasols à trois étages qui sont réservés pour les princes, dont l'un était sur le devant de la cherolle du balon (16) et l'autre sur le derrière.

Après trois heures de marche, nous arrivâmes à un lieu nommé Prapadin (17) où nous débarquâmes dans une maison de bambou qui était bâtie exprès sur le bord dé la rivière de la même manière que celles que décrit M. le chevalier de Chaumont (18). Nous trouvâmes sur le pont qui conduisait dans cette maison le mandarin qui revenait de France et qui y avait eu la qualité de second ambassadeur (19), qui nous reçut le mieux qu'il lui fut possible. Le premier ambassadeur (20) nous attendait à Bangkok pour faire les honneurs et le troisième (21) était resté auprès du roi pour lire la relation qu'ils avaient faite de leur ambassade de France. Nous soupâmes à Prapadin dans cette maison où nous trouvâmes dans une grande salle en forme de galerie deux fauteuils dorés sur une estrade posée sous un dais, et au-devant une table avec un tapis de broderie de la Chine assez propre. Le reste de la maison était tapissé de toiles peintes, le plancher d'en haut de toile de coton blanche en forme de ciel avec une pente de mousseline et les planchers d'en bas étaient couverts de tapis de Perse. Elles étaient, au surplus, bâties de la même manière que celles qui avaient été faites pour M. le chevalier de Chaumont, à la réserve que les nôtres étaient beaucoup plus grandes et qu'il y avait deux appartements à cause que nous étions deux et que nous avions une bien plus grande suite.

Après souper, nous partîmes de cette maison pour aller à Bangkok où nous arrivâmes à deux heures après minuit un peu plus bas que la forteresse qui est du côté de l'est (22). Deux mandarins plus considérables que ceux que nous avions vus jusqu'alors nous vinrent faire compliment dans notre balon et un moment après le sieur de Beauchamp, major de la place (23), nous vint dire que M. Constance faisait semblant de ne nous avoir pas attendus cette nuit et qu'il envoyait au-devant de nous pour nous empêcher d'avancer en attendant qu'il eût pris son parti. Incontinent après que le sieur de Beauchamp nous eut quittés, le père Tachard arriva avec le balon du sieur Constance et nous dit que Son Excellence était au désespoir que nous n'eussions pas couché au lieu d'où nous venions et qu'elle ne savait comment nous recevoir, qu'elle avait envoyé, il y avait plus de trois heures, des lits pour nous faire coucher à Prapadin. Nous lui répondîmes que cela nous surprenait et que nous nous étions laissé conduire, et que pour les lits, il était impossible que celui qui en était chargé ne nous eût pas trouvés dans la route, puisque nous marchions avec une escorte de plus de soixante-dix balons qui portaient presque tous de grands fanaux avec un très grand bruit continuel de plusieurs instruments qui s'entendaient de fort loin. — En vérité, reprit le père, Son Excellence est tout à fait fâché d'avoir envoyé ces lits, mais on va vous envoyer des matelas pour coucher dans votre balon. Je répondis au père que le lieu n'était pas tenable pour une pure cérémonie et qu'il valait bien mieux mettre les matelas dans quelque maison de Bangkok où nous pourrions entrer incognito. Cette proposition fut acceptée par le sieur Constance aussitôt qu'il lui eut rapporté. Tout ce mystère n'avait aucun fondement, sinon que M. Constance ne voulait pas nous recevoir au bruit du canon parce que M. Desfarges avait dit que les places de guerre ne tiraient point de canon la nuit. Nous fûmes reçus incognito dans une maison de maçonnerie située dans la ville de Bangkok du côté de l'ouest où nous trouvâmes nos appartements meublés et tout prêts à nous recevoir, en sorte que ni nous, ni notre suite, ne nous aperçûmes qu'on se fût attendu que nous couchassions ailleurs (24).

Le lendemain, 20 octobre, nous fûmes le matin en cérémonie au fort du côté de l'est qui nous salua de tout son canon. Le sieur Desfarges nous reçut au bord de la rivière, sa garnison sous les armes en doubles haies. Les premières troupes que nous trouvâmes étaient des Portugais, la plupart natifs, et des Siamois ; ensuite étaient les Français et, dans le petit fort carré, la garnison était toute siamoise, ce qui ne nous plut pas. Le sieur Constance nous vit sans être vu et le père Tachard nous voulut persuader qu'il avait jeté des larmes de joie en nous voyant passer devant le lieu où il était. Je me dispenserai de faire ici un récit de cette fortification qui se connaîtra bien mieux par le plan qui est ci-joint que par une relation verbale (25). Le plan a été fait par le sieur La Mare. Il y a seulement une circonstance à remarquer qui n'est point marquée par le plan, c'est que le fond du terrain est une vase molle dont la superficie, venant à sécher au soleil, devient fort dure et semble être solide, mais dès qu'on a creusé ou sondé six pieds peu plus ou peu moins, on trouve la vase qui est si molle que des sondes de fer de 20 à 25 pieds y enfoncent sans trouver de résistance, ce qui est une des plus mauvaises espèces de terrains qui se puisse trouver. Nous retournâmes ensuite au fort de l'ouest où nous avons couché, lequel nous salua aussi de toute son artillerie, les soldats sous les armes et les officiers à la tête qui nous saluèrent en passant. Le sieur de Vertesalle (26), qui commande dans le fort sous M. Desfarges, nous donna une garde de 50 hommes avec un capitaine, un lieutenant et un enseigne.

Sur le midi, on vint nous demander permission de relever la garde française dont on nous avait honorés parce que M. Constance désirait voir toutes les troupes françaises en bataille de l'autre côté de la rivière, ce qui fut exécuté, et on fit monter en la place de cette garde une garde portugaise et siamoise. On nous rapporta que M. Constance (qui avait déjà charmé M. Desfarges par son bon accueil et sa bonne chère) avait déclaré que le roi de Siam avait ordonné que tous les soldats et officiers français seraient nourris et défrayés à ses dépens pendant quinze jours et qu'il allait établir pour cet effet deux pourvoyeurs par le moyen desquels la garnison serait abondamment fournie de toutes choses, et ce afin que les officiers et les soldats eussent le temps de se reconnaître et de prendre langue afin de se pourvoir ensuite eux-mêmes de tout le nécessaire pour leur subsistance. Cependant on ne parlait point de mettre des vivres et des provisions dans les places.

J'avais donné ordre au sieur Véret de faire achat de riz pour la subsistance des troupes pour dix-huit mois et comme il m'avait fait entendre que cela ne se pouvait faire sans avoir la permission dudit sieur Constance qui était absolument nécessaire pour acheter du riz, d'autant que les Siamois n'osent rien vendre sans la permission dudit sieur, je lui ordonnai de demander cette permission pour charger de riz le navire le Saint-Louis et que sous ce prétexte il serait aisé d'en prendre plus qu'il ne faudrait pour ravitailler la place ; en tout cas, au pis-aller, j'aurais fait décharger à Bangkok ledit navire lorsqu'il y aurait passé pour sortir la rivière. Je pris cette précaution du consentement de M. de La Loubère parce que si M. Constance se fût aperçu que l'on voulait ravitailler la place, il lui eût été facile de temporiser, voulant par ce moyen se la rendre toujours sujette, n'ayant des vivres que pour subsister un jour ou deux à la fois. Il s'est trouvé, par la suite, que ma précaution n'a point été inutile car sans cela la garnison courait le risque de n'avoir point de provision de riz de longtemps, au lieu que présentement elle a du riz pour dix-huit mois comme Monseigneur l'avait ordonné par l'instruction du sieur de La Salle, commissaire. J'avais ordonné pareillement les matelas pour l'hôpital, et les autres petits ustensiles, ce qui a été exécuté ponctuellement. J'ai aussi cru que Monseigneur ne désapprouverait pas une petite dépense que j'ai faite qui est de donner à chaque soldat un matelas qui coûte chacun environ quarante sols, ayant jugé que cette commodité leur était absolument nécessaire. M. Constance leur a fait à tous présent, de la part du roi, de chacun une caye (27), ou rideau de lit de toile mousseline, pour les garantir des maringouins qui sont insupportables dans ce lieu. Les soldats sont, par ce moyen, fort bien accommodés. Nonobstant cela, et les bons vivres qu'ils ont abondamment, il en meurt beaucoup du flux de sang qui est très commun parmi eux. Cette maladie a passé jusqu'aux officiers dont il y en avait beaucoup de malades et quelques-uns, même, en sont morts.

Nous apprîmes ce même jour au soir que dans la revue que M. Constance avait faite des troupes, il avait nommé et reçu plusieurs officiers pour commander les compagnies siamoises et qu'il avait tiré des officiers et des cadets des compagnies françaises pour remplir ces places à l'insu de M. Desfarges, sur le rapport que le père Tachard avait fait audit sieur Constance de la capacité de ces dits officiers et cadets. Nous témoignâmes à quelques-uns des pères jésuites qui étaient avec nous que le père Tachard aurait pu nous donner avis de tout cela sans se faire tort, et je témoignai plus particulièrement que j'étais surpris qu'ils eussent choisi pour premier capitaine le sieur de Fretteville que le père Tachard savait bien m'avoir été recommandé par son père qui craignait, avec quelques raisons, que son fils, prévenu par le père Tachard, ne s'engageât mal à propos au service du roi de Siam sans y trouver de grands avantages (28). Cependant, M. de La Loubère attendait toujours que le père Tachard nous vînt voir pour prendre congé de nous, car il devait s'en aller à Siam cette même nuit. Dans le même temps, j'appris que le père Tachard était embarqué avec M. Constance pour s'en aller et qu'ils étaient prêts de partir. J’en avertis aussitôt M. de La Loubère en présence du père de Bèze (29), lequel soutint que cela ne pouvait pas être ; cependant, il partit de la main et alla trouver le dit père Tachard qui s'en allait effectivement partir et l'amena chez nous.

Nous lui représentâmes doucement que nous ne savions pas pourquoi, n'y ayant que la rivière entre deux, il ne nous avait pas donné avis de la nomination et de la réception des officiers qu'on devait faire ce jour-là. Le père nous répondit d'un ton d'autorité que le roi serait fort content que M. Constance eût mis des Français dans ces emplois et que Sa Majesté lui avait témoigné que cela lui serait très agréable, et que Mgr le marquis de Seignelay lui avait fait écrire par le père Verjus (30) qu'il pouvait, avec le sieur Desfarges, faire choix des Français que le roi de Siam voudrait donner pour officiers à ses troupes. Nous lui dîmes que nous ne pensions pas qu'il eût ordre de ne nous en rien communiquer, que le roi nous ayant honorés de l'emploi que nous avions, Sa Majesté nous en avait commis toutes les circonstances et dépendances et qu'il ne se devait rien faire à Siam par les Français qui pût concerner les intérêts et le service du roi, qu'il ne nous fût auparavant communiqué. Il nous répondit de nous plaindre, si nous voulions, du sieur Desfarges, que pour lui il ne nous en avait pas parlé parce que M. Constance ne lui avait pas dit de nous le dire. Cette réponse nous blessa encore davantage et nous lui dîmes qu'étant en quelque façon l'homme du roi et porteur d'une lettre de France, nous étions surpris qu'il attendît les ordres de M. Constance pour nous communiquer les affaires où le roi avait intérêt. Il nous répliqua brusquement que la commission du roi était finie, que Sa Majesté ne lui avait ordonné que de descendre à terre le premier et de faire entrer les troupes de Sa Majesté dans Bangkok. L'étonnement d'entendre parler le père de cette manière nous empêcha de lui répondre, outre que la conversation pouvait s'échauffer si nous l'avions continuée. Lui, selon sa coutume, ayant fait réflexion à ce qu'il avait dit, voulut rentrer dans des adoucissements et tâcher de nous contenter à force de nous traiter de ses Seigneurs et d'Excellences, et nous voulut faire passer pour un avis suffisant un mot qu'il nous avait jeté en passant la veille, dans le temps qu'il vint nous trouver dans notre balon comme nous approchions de Bangkok, en nous disant qu'en vérité, Son Excellence était pleine d'un zèle bien véritable pour le service du roi et qu'elle lui avait dit que son dessein était d'avoir des Français pour mettre à la tête des compagnies siamoises, sans nous marquer que c'était une détermination précise, ni qu'elle se dût exécuter le lendemain, ni que l'on dût choisir des officiers sans nous en parler. Je ne croyais pas, a mon égard, que ce fût un mal au fond que de mettre des Français pour commander les Siamois, puisqu'il en restait dans Bangkok ; au contraire, c'était un bien qui rendait le mal moins dangereux parce qu'il y avait moins à craindre des menées et des trahisons de cette nation (en quoi ils sont très habiles), lorsqu'ils seraient perpétuellement veillés par des officiers dont la sûreté dépendait de leur vigilance, mais je ne pouvais digérer qu'on eût si peu d'égards pour nous et pour le caractère dont nous étions revêtus que d'exécuter cette résolution sans que nous en sussions rien que ce que nous en apprîmes par nos domestiques.

Dans le même temps que le père nous dit que M. Constance voulait mettre des Français à la tête des compagnies siamoises, il nous jeta encore un autre avis en nous disant : – Je vous assure que c'est chose merveilleuse ; le roi de Siam aime si tendrement les Français qu'il a dit qu'il serait au désespoir que l'on condamnât aucun à la mort sans lui en avoir donné avis auparavant. Nous crûmes ne devoir rien répondre par avance à ces avis, mais nous comprîmes bien que l'article pur et simple, qui laisse la justice absolue aux officiers français par les délits faits par leurs soldats, avait déplu à M. Constance, et la suite nous a fait connaître que notre conjecture était bien fondée.

Le père se sépara de nous, pressé de retourner où était M. Constance. Nous apprîmes en même temps par le père de Bèze que M. Desfarges, qui avait amené à Bangkok les bombardiers pour lui servir de gardes, les avait donnés à M. Constance pour le servir en cette qualité (car depuis l'affaire des Macassars, ledit sieur Constance a une garde). Mais ledit père de Bèze alla si vivement représenter au père Tachard combien le roi serait fâché de cette faute de M. Desfarges que le père Tachard commença d'en craindre les suites, de sorte que par son conseil M. Constance renonça pour lors aux bombardiers (31).

Après le départ de M. Constance et du père Tachard de Bangkok pour aller à Siam, M. Desfarges, par le conseil de M. Du Bruant, nous vint voir vers la minuit et nous communiqua trois provisions en langue portugaise que M. Constance lui avait remises ce même jour, l'une pour lui, sieur Desfarges, la seconde pour le sieur de Vertesalle, et la troisième pour le sieur Beauchamp. Elles étaient toutes les trois de même style et directement contraires au troisième article que nous avions signé qui réserve au roi la nomination des officiers ; également contraires au serment qui portait obéissance seulement aux ordres du roi de Siam passés par le sieur Constance et contraires à l'article de la justice, puisqu'elles soumettaient les officiers et le sieur Desfarges même à la peine de mort en cas de désobéissance sub pena de caso major (32). Ces entreprises de M. Constance nous auraient toujours surpris, quoique nous commençassions à le bien connaître, mais notre étonnement fut sans pareil lorsque nous vîmes que le père Tachard avait signé ces commissions en qualité de secrétaire de M. Constance, et c'est apparemment là ce qui lui avait fait dire que sa commission était finie.

Je ne puis m'empêcher de rapporter ici la réponse que fit le père Le Comte (33), jésuite, à M. Constance sur la proposition qu'il lui fit d'être son secrétaire. Il lui répondit que personnellement il était indigne de cet emploi, mais que l'emploi était indigne d'un missionnaire apostolique. On prétend que cette réponse seule a brouillé ledit père Le Comte avec M. Constance.

Nous nous contentâmes de dire simplement à M. Desfarges au sujet de ces commissions, qu'il s'était chargé d'un papier qui le soumettait à avoir le col coupé par la justice du roi de Siam. Il nous répondit qu'il l'en empêcherait bien, après0 quoi, il nous montra encore des ordres que le sieur Constance lui avait laissés, en français, qui regardaient la garnison.

Un peu avant l'arrivée de M. Desfarges, le sieur de Beauchamp nous présenta un Portugais pour nous faire l'honneur de nous demander l'ordre. Nous nous informâmes du sieur de Beauchamp qui était cet officier portugais. Il nous répondit que c'était lui qui était gouverneur de Bangkok avant notre arrivée et qu'il devait y demeurer en qualité de capitaine d'une compagnie portugaise et siamoise, de sorte que quoique nous reçûmes honnêtement cet officier, nous ne laissions pas de juger que c'était un espion que M. Constance tenait dans cette place pour savoir tout ce qui s'y passe, et, en effet, il lui donna avis jusqu'aux moindres bagatelles qui en ce pays tiennent lieu d'affaires de conséquence.

Le 21, nous partîmes de Bangkok à huit heures du matin au bruit de tout le canon des deux forteresses qui tirèrent deux fois. Nous allâmes dîner dans une maison faite exprès vis-à-vis d'un petit fort de terre qui est presque tombé, lequel nous salua de sept coups de canon en arrivant et autant en partant. Cet endroit s'appelle [Moucnomm] (34). La rivière forme une île en cet endroit où le roi de Siam avait dessein de fortifier, mais depuis, s'en étant expliqué avec le sieur La Mare, il a changé de vue et veut fortifier deux îles qui sont vis-à-vis l'une de l'autre, fort près de la ville de Siam. Le sieur La Mare croit que le roi ne pourrait mieux faire que de s'emparer de cette île qui est dans l'endroit ci-dessus mentionné parce que les fruits, qui sont la principale subsistance de la ville de Siam, et principalement l'arec, qui fait le plus grand revenu du roi de Siam, croissent depuis cette île jusques à Bangkok et un peu au-dessous.

Le soir, nous allâmes coucher à Pactred. Monsieur Constance et le père Tachard sortaient de nos logements une heure ou deux avant que nous y arrivassions. Le 22, nous vînmes dîner à Bantran ou un mandarin more et un chinois plus considérables que les autres nous y reçurent. Le 23, nous vînmes dîner à Rajacran et de là coucher à un lieu situé à deux lieues de Siam, appelé communément la tabanque, où nous attendîmes le jour de notre audience ainsi qu'avait fait M. le chevalier (35).

Pendant la route de Bangkok à la tabanque, M. de La Loubère me fit voir une traduction des articles que nous avions signés, dont le sens me paraissait meilleur que celui de la traduction qui avait été faite en écrivant les articles ; et comme cette dernière avait été faite par le père d'Espagnac, nous crûmes qu'il était à propos de la faire signer au père Tachard. Et après nous être entretenus plusieurs fois sur ce que nous avions à faire sur ces articles qui nous déplaisaient beaucoup, nous convînmes qu'il fallait commencer par demander au père Tachard de signer ces articles en français, de la manière que les avait traduits le père d'Espagnac, et ensuite mon sentiment était qu'il ne fallait témoigner aucun mécontentement ni inquiétude à M. Constance sur ces articles, afin de parvenir à nous acquérir sa confiance par le moyen de laquelle nous pourrons aisément lui faire connaître que ces articles déplairaient infailliblement au roi, et l'engager ensuite, par l'obéissance et le respect qu'il témoignait avoir pour Sa Majesté, à corriger ces articles et en ôter ce qui pourrait déplaire. M. de La Loubére convint avec moi de garder cette conduite et d'essayer, par ce moyen, de rétablir les affaires.

Le 24, le sieur de Fretteville vint de la part de M. Constance nous faire civilité. Les pères Le Royer, Duchatz et de Bèze (36) vinrent nous voir et M. de La Loubère s'expliqua avec ce dernier des nouveaux sujets de plaintes que nous avions contre le père Tachard, parce qu'il nous demandait encore une fois pardon de sa part de ne nous avoir pas avertis de la nomination et de la réception des officiers qui furent faites à Bangkok. M. de La Loubère expliqua aussi les griefs que nous avions au sujet des commissions. Il ajouta qu'on entreprenait toute chose sans aucun respect, contre la gloire du roi, et que l'on ne s'en tenait pas à la seule entreprise d'avoir mis des soldats siamois dans Bangkok après la concession pure et simple de cette place, et que nous ne pouvions nous dispenser de nous plaindre au roi de Siam du tort que l'on faisait au roi. Le père de Bèze, étonné d'apprendre ce que M. de La Loubère lui dit, promit d'amener le soir même le père Tachard, et M. de La Loubère le pria de ne le laisser pas venir s'il n'était convaincu que nous avions raison et s'il ne voulait s'unir à nous de bonne foi pour tâcher d'accommoder les affaires. Ce jour même, le chef des Hollandais (37) vint pour nous rendre visite. Nous le fîmes prier de nous dispenser pour lors de lui donner audience et que ce serait pour quand il lui plairait.

Sur le soir, le père Tachard vint avec le père de Bèze, suivi d'un présent de thé et de confitures que nous faisait M. Constance, mais il n'avait pas apporté des intentions aussi sincères que nous les souhaitions. Il nous témoigna d'abord que douceur et qu'honnêteté de la part de M. Constance et de la sienne, et qu'il avait envie de faire si bien en toutes choses que le roi serait satisfait. Il nous promit positivement de supprimer les commissions et de faire de nouveaux articles où les intentions du roi fussent entièrement suivies, et nous assura que M. Constance était dans ce sentiment, pour preuve de quoi il lui avait remis l'original desdits articles pour nous les rendre, afin de les déchirer si nous voulions ; et en effet, il remit l'original desdits articles pour les déchirer, demandant que nous tirassions notre original de la cassette pour les supprimer tous deux en même temps. Nous ne balançâmes point à prendre ce parti, ce que voyant, le père plaçant en même temps la main dessus l'original qu'il avait remis à M. de La Loubère, lequel il tenait encore dans sa main, il nous dit : — Vous pouvez les déchirer si vous voulez, mais Son Excellence m'a fait promettre de lui rapporter. De sorte que nous lui rendîmes, de crainte qu'il ne se plaignît que nous lui eussions fait violence, et aussi parce que nous étions persuadés que pendant que les Siamois étaient dans Bangkok, la suppression des articles n'en aurait point tirés, ils pouvaient être de quelque utilité pour entretenir l'union et la discipline dans Bangkok, car le père nous fit entendre dans ce moment que si nous déchirions ces articles il n'y avait plus de bonne intelligence, à moins que de mettre les Français d'un côté de la rivière et les siamois et Portugais de l'autre, et qu'il valait mieux que nous dressassions de nouveaux articles et que nous aurions toute satisfaction là-dessus, au lieu qu'autrement nous aurions le chagrin de nous en retourner en France sans avoir rien fait. Nous lui dîmes que nous étions peu touchés de l'honneur d'avoir fait des articles, que c'était peu de les changer et que nous n'étions touchés que du plaisir que nous aurions que les affaires du roi fussent faites à la satisfaction de Sa Majesté, ce qui ne pourrait jamais arriver tandis qu'il y aurait des Siamois dans Bangkok, puisque la garde de cette place avait été accordée aux Français purement et simplement. Le père nous répondit qu'il y allait de la tête de M. Constance s'il faisait ce que nous demandions. Tout le royaume se soulèverait et qu'il se formerait mille partis, que ce serait une occasion à ses ennemis, qui sont en grand nombre, et parmi lesquels on compte la princesse-reine (38), laquelle est très hautaine et d'une fierté inconcevable, et qu'enfin si nous nous opiniâtrions dans cette résolution, nous renverserions tous les projets qui avaient été faits pour rétablissement de la religion et du commerce de la Compagnie.

Nous lui répliquâmes que notre intention n'était pas de faire une affaire capitale à M. Constance ni de troubler le royaume, que nous ne demandions à M. Constance que l'exécution de sa promesse par écrit et que nous ne pouvions nous dispenser de la demander avec insistance sans faire une faute très grande contre le service du roi, mais que nous donnerions notre mémoire des griefs à M. Constance lui-même, à qui nous avions ordre de nous adresser en toutes choses, et qu'il les tournerait au roi son maître comme il le jugerait à propos, de façon qu'il ne se fît point d'affaires. Le père répartit que M. Constance ne changeait rien aux mémoires qu'on lui remettait pour son roi, ainsi que nous devions prendre garde à ce que nous ferions. Cependant nous convînmes que nous dresserions de nouveaux articles et il promit qu'il reviendrait le lendemain les prendre et nous assura que ces articles seraient agréés, ajoutant : — Son Excellence seulement demande que vous réserviez l'article de Mergui pour en convenir avec elle.

Cet article est le pénultième du traité qui maintient le sieur Du Bruant dans la dépendance immédiatement de M. Desfarges. M. de La Loubère, sans y faire réflexion, d'abord y consentit contre mon sentiment, et je dis au père que je me donnerais bien de garde de consentir à remettre cet article en négociation, et que M. de La Loubère n'y avait pas fait réflexion, mais qu'assurément il ne changerait point du tout cet article. M. de La Loubère continua de parler au père un peu éloigné d'où j'étais et, lorsque je lui eus parlé de cet article, il me dit que d'abord il avait consenti à ce qu'avait demandé le père sans y réfléchir, mais qu'il lui avait dit aussitôt qu'il fallait convenir de tous les articles dont il était question en même temps et ne point détacher aucun article les uns des autres, et qu'il s'en était fort bien expliqué avec le père et qu'il avait été bien entendu. Après que le père eut pris congé de M. de La Loubère, je tirai à part ledit père pour l'entretenir en particulier sur tout ce qui s'était passé, et je voulais essayer de le ramener un peu par douceur, parce que je m'étais aperçu que la conversation de M. de La Loubère et du père s'était échauffée et même un peu aigrie. Il crut que c'était pour lui parler de ce qui s'était passé à Bangkok au sujet du sieur de Fretteville et commença lui-même à en parler le premier pour s'en excuser, mais, comme il n'était point question de cela, je lui dis que je lui avais dit franchement mon sentiment dans le temps, et que je n'y avais pas songé depuis, et commençai à l'entretenir sur tout ce qui s'était passé et à lui faire voir que les affaires n'avaient pas été faites de manière que le roi en fût content, et qu'il se déclarait trop ouvertement contre les sentiments de M. de La Loubère en ce qui regardait le service de Sa Majesté, et qu'enfin le roi trouverait mauvais que son dévouement absolu pour le sieur Constance l'eût rendu notre parti contraire en se désunissant d'avec nous pour nous contrarier en toutes choses, en sorte que nous avions plus de peine à le persuader que M. Constance même. Je lui représentai tout ce qu'il me fut possible pour l'engager par la voie de la douceur à se réunir avec nous pour parvenir à réparer ce qui avait été mal fait.

Il me répondit plusieurs choses pour me persuader ses bonnes intentions, et enfin il me promit positivement, ce qu'il avait déjà fait, qu'en cas que l'on ne convînt pas des nouveaux articles, que M. Constance consentait et soumettait les articles à signer à la volonté du roi et me promit même de m'apporter le lendemain cet article par écrit, signé de M. Constance, pour servir à telle fin que de raison. Après quoi, le père s'en alla et M. de La Loubère s'étant avancé pour lui donner le bonsoir, il lui dit que M. Constance ne savait ce qu'il voulait quand il voulait chercher à supprimer l'article de Mergui, que le sieur Du Bruant était un homme ferme et qu'il serait difficile de l'obliger à obéir à un autre qu'à M. Desfarges qu'il reconnaissait seul pour son commandant, au lieu que par le moyen de M. Desfarges on le gouvernerait comme on voudrait. Le père prit congé en riant et nous avons su certainement depuis, qu'étant dans le balon avec le père de Bèze, que le père Tachard lui dit : — Monsieur de La Loubère se charge de traiter l'article de Mergui avec Monsieur Constance ; il prend là un os à ronger dont il ne sera pas facile de venir à bout.

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Du 10 février au 30 septembre 1687.
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Du 25 au 31 octobre 1687.

NOTES

1 - Le directeur du comptoir siamois de la Compagnie des Indes Orientale. 

2 - Forbin, dans ses Mémoires, donne une version du différend commercial qui opposa Phaulkon au marchand français (1729, I, pp. 143-144) : M. Constance se trouva embarrassé dans une méchante affaire qui faillit à le perdre et de laquelle je puis dire avec vérité qu'il ne se serait jamais tiré sans moi. Son avidité pour le gain la lui avait attirée, voici à quelle occasion. Avant que de partir pour Bangkok, il avait voulu acheter une cargaison de bois de santal. Pour cela, il s'était adressé à un Français huguenot nommé le sieur de Rouen, qui en avait fait venir une grande quantité de l'île de Timor. Il avait fait des profits très considérables sur une partie qu'il en avait déjà vendu. Constance voulait s'accommoder du reste, mais il le voulait à bas prix. Le marchand ne voulut jamais y entendre, sur quoi n'étant pas d'accord, le ministre lui chercha noise, et usant de son autorité, le fit arrêter et mettre aux fers. 

3 - Shabunder, du persan Shāhbandar, littéralement Roi du port C'était le titre d'un gouverneur portuaire avec autorité sur les commerçants étrangers et les capitaines de vaisseaux. Le shabunder était également souvent chef de la douane. (Yule et Burnell, Hobson Jobson, p. 816). 

4 - Voir ci-dessus note 31. 

5 - Si Phaulkon, né en Grèce, avait effectivement passé une partie de sa jeunesse en Angleterre et s'y était converti au protestantisme, rien ne permet d'affirmer qu'il avait pris la nationalité anglaise. 

6 - Une des nombreuses orthographe de Junk Ceylon, ancien nom de l'île de Phuket (ภูเก็ต), au sud de la Thaïlande. 

7 - Ce document ne se trouve pas joint à la relation de Céberet. 

8 - Ok-khun (ออกขุน), dignité siamoise d'un rang intermédiaire. 

9 - La lettre en portugais, qui ne se trouve pas jointe à la relation de Céberet, Tirée d'un carton de parchemins et papiers achetés par les archives des Deux-Sèvres, à la vente de la bibliothèque de M. Barbier, de Poitiers a été publiée en 1861 par Alexandre Gouget dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, tome 22, pp. 518-527, avec une traduction française, sans doute différente de celle que montra Tachard aux envoyés, et qu'on pourra consulter sur ce site : Lettre de Phaulkon au père Tachard du 3 octobre 1687

10 - La traduction que le père Tachard montra de cette lettre aux envoyés semble assez fantaisiste. Le texte portugais dit : que suas Excellencias façam hum instrumento dos particolares artigos que estas tropas tem per seguir nossas ordems, e per seguranza que ninguem outro fora de sua Majestade e de nos os possa commandar, ce qu'Alexandre Gouget traduisait ainsi : que Leurs Excellences fassent une proclamation des articles particuliers auxquels les troupes auront à se conformer pour suivre nos usages, et qu'elles n'auront à obéir qu'à Sa Majesté ou à moi. Il semble bien que Tachard s'était montré plus exigeant que Phaulkon, dont la lettre ne demandait pas explicitement que les troupes lui prêtent serment. De la même façon, on peut douter que le jésuite ait montré la totalité du document à Céberet et à La Loubère, dans la mesure où quelques phrases leur reprochaient assez durement leur méfiance : Et quant à la marche à suivre que, pour faire court, j'ajouterai à cette étrange demande qu'on leur garantisse leur sécurité avant qu'ils débarquent, je dirai ce que j'ai regret à dire, que c'est une marque du peu de confiance que Leurs Excellences ont en nous, qui s'accorde mal avec les faveurs de Sa Majesté (Dieu la protège !), et qu'étant la vraie manière d'aller politiquement, ce n'est pas pour nous encourager à y répondre par la confiance et par l'amitié. 

11 - La tabanque, ou tabangue, était une sorte d'octroi, de poste douanier. Il y avait deux tabanques, l'une à l'embouchure du Chao Phraya, l'autre à quelques kilomètres avant d'arriver à Ayutthaya.

ImageEmplacement des deux tabanques sur une carte publiée dans la relation de La Loubère.
ImageLa tabanque.

Tabanque : C'est une grande maison faite de claies de bambous sur le bord de la rivière de Siam où logeaient les ambassadeurs à la dînée ou à la couchée. (Gouache aquarellée, Bibliothèque Nationale, Hurel 313). 

12 - Ces soldats avaient été instruits et entraînés par le chevalier de Forbin, qui écrivait dans ses Mémoires (1729, I, p. 161) : Je l'ai déjà dit, la docilité de ce peuple est admirable, on leur fait faire tout ce qu'on veut. Ces 2 000 hommes firent dans la suite l'exercice, et furent aussi bien disciplinés que les soldats aux gardes pourraient l'être. Les envoyés avaient donc quelques raisons d'être inquiets. Les navires français n'amenaient que 600 hommes de troupe, dont beaucoup avaient péri lors de la traversée ou étaient malades. 2 000 soldats siamois bien entraînés auraient été des adversaires redoutables en cas de retournement de situation. 

13 - Le comptoir de Masulipatam, le premier de la Compagnie des Indes sur la côte de Coromandel, avait été créé par François Martin au début de l'année 1670. Il était peu rentable et dans une situation délicate, en butte à l'hostilité à la fois des Hollandais, des Anglais, et des autorités locales. Il fut détruit par le roi de Golconde en 1674. François Martin entreprit de le rouvrir en 1687 et envoya à cet effet deux marchands, Duval et Bertrand, qui ne trouvèrent que ruines, désolation, famine et peste. Duval mourut dès son arrivée, et Bertrand le suivit de peu. Deux nouveaux marchands furent dépêchés, de Beaussant et de Montferré. De Beaussant ne fut pas plus heureux que ses prédecesseurs. Il mourut en septembre 1687. 

14 - Cet épisode des tribulations de Forbin au Siam est particulièrement mystérieux. Quitta-t-il volontairement le Siam, comme il le prétend, ou en fut-il expulsé, comme le laisse entendre François Martin ? Et pourquoi chercha-t-il à y retourner alors que, de son propre aveu, il exécrait ce pays ? Ses explications ne sont guère convaincantes. Il explique dans ses Mémoires (1729, I, p. 226) qu'il se rendit de Pondichéry à Masulipatam à bord du Président, dans l'espoir d'y trouver un navire qui le conduirait à Golconde, pour un séjour quasi touristique dans ce royaume alors en guerre, afin, dit-il, de voir comment ces peuples font la guerre, et la manière dont ils s'y prennent pour former des sièges et des attaques. N'en trouvant aucun, il fut contraint de rester sur le Président qui se rendait à Mergui. Ce ne fut qu'avec peine que je me résolus de retourner dans un pays d'où il ne m'avait pas été facile de me tirer. Mais comme ce port est éloigné de la Cour de plus de cent lieues, et que d'ailleurs j'étais dans un vaisseau français, je crus que j'y serais en sûreté contre la mauvaise volonté de M. Constance. (1729, I, p. 230). Cette explication est contredite par François Martin qui relate dans ses Mémoires que Forbin fit tout, depuis Pondichéry, pour retourner au Siam : M. le chevalier de Forbin nous parla pour pouvoir repasser à Siam sur le navire le Saint-Louis ; il apporta beaucoup de raisons pour nous persuader qu'il était absolument nécessaire qu'il fît le voyage. (Mémoires de François Martin, II, p. 481). 

15 - Ce document ne figure pas dans la relation de Céberet, et nous n'en avons pas trouvé trace. 

16 - Le terme, dérivé du portugais, est généralement utilisé dans les relations pour désigner - abusivement - la nacelle des éléphants ou le petit logement placé au centre des balons. On en trouve plusieurs déclinaisons : chirole, cherolle, charolle, etc. Tachard la décrit comme une espèce de petit dôme placé au milieu [du bateau]. (Voyage des pères Jésuites, 1686, p.208). La Loubère précise que la chirole n'est pas le siège sur lequel s'assoit le passager, mais le parasol ou la tenture qui le protège du soleil ou de la pluie : Dans les balons de cérémonie, ou dans ceux du corps du roi de Siam, que les Portugais ont appelés balons d'État, il n'y a, au milieu, qu'un siège, qui occupe presque toute la largeur du balon, et où ils ne tient qu'une personne et ses armes, le sabre et la lance. Si c'est un mandarin ordinaire, il n'a qu'un simple parasol comme les nôtres pour se mettre à couvert ; si c'est un mandarin plus considérable, outre que son siège est plus élevé, il est couvert de ce que les Portugais appellent chirole, et les Siamois coup. (Du Royaume de Siam, 1691, I, pp.155-156).

Le cup (กูบ) que mentionne La Loubère désigne effectivement en thaï la capote qui couvre parfois les nacelles d'éléphants, et non le siège, qui se dit sappakhap (สัปคับ) ou yaengchang (แหย่งช้าง).

ImageSiège de nacelle d'éléphant (sappakhat) couvert de sa chirole (cup). 

17 - Phra Pradaeng (พระประแดง), dans la province de Samut Prakan (สมุทรปราการ), au sud de Bangkok, à l'embouchure du Chao Phraya. 

18 - Chaumont décrivait ainsi son logement : Cette maison était faite de bambous, qui est un bois fort léger, et couverte de nattes assez propres. Tous les meubles en étaient neufs. Il y avait plusieurs chambres tapissées de toile peinte fort belle ; la mienne avait de très beaux tapis sur le plancher. J'y trouvai un dais d'une étoffe d'or fort riche, un fauteuil tout doré, des carreaux de velours très beaux, une table avec un tapis brodé d'or, des lits magnifiques. (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont, 1686, p. 39). Dans son ouvrage Du royaume de Siam, La Loubère inclus une gravure de ces maisons.

ImageMaison construite pour les ambassadeurs, gravure de la relation de La Loubère.

19 - Ok Luang Kanlaya Ratchamaïtri (ออกหลวงกัลยาราชไมตรี), second ambassadeur, adjoint de Kosapan.

ImageOoc Loüang Calayanaraa Tchamaïtrioupathoud. 

20 - Kosapan. Voir sur ce site la page qui lui est consacrée : Kosapan

21 - Okkhun Siwisan Wacha (ออกขุนศรีวิสารวาจา).

ImageOkkhun Siwisan Wacha, troisième ambassadeur.

Tan oc-cun Srivi Sarawacha, tritud, l'un des ambassadeurs du roi de Siam en France, a été choisi par ce prince pour son troisième ambassadeur en France pour faire ses compliments à Sa Majesté Très Chrétienne, sur le fait de ses grandes actions dont le bruit a été porté jusqu'aux extrémités de l'Asie, pour établir un traité d'alliance entre les deux nations et obtenir par ce moyen du secours contre les puissances qui s'agrandissent par trop dans les Indes. Il salua le roi à Versailles le 1er septembre 1686 et s'expliqua en des termes et des manières si engageantes qu'il y a lieu d'espérer pour lui que Sa Majesté lui accordera toutes ses demandes. Fait sur le naturel par Hainzelman, Paris, rue Galande, proche la place Maubert, avec privilège du roi. 

22 - Dans son journal du 10 octobre 1685, l'abbé de Choisy évoque ces deux forteresses : Nous avons passé ce matin entre deux forts de bois qui nous ont salués, l'un de dix coups de canon, et l'autre de huit. Il n'ont ici que du canon de fonte, et la poudre est fort bonne. Le fort à main droite s'appelle Hale [Halle ?] de cristal, et celui de la gauche Halle de rubis. Sur la rive droite du fleuve, dans la province de Nonthaburi (นนทบุรี) se trouvait la forteresse de rubis (Phom thatphim : ป้อมทับทิม) et sur la rive gauche, du côté de l'ouest, la forteresse de cristal, la plus importante (Phom kheo : ป้อมแก้ว), à l'emplacement de l'actuel Wat Chalerm Phra Kyat.

ImageLes deux forteresses de Bangkok sur une carte du père Coronelli. 

23 - Le major, dans une place de guerre, est un officier qui doit y commander en l'absence du gouverneur et du lieutenant de roi, veiller à ce que le service militaire s'y fasse avec exactitude (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert). Par un brevet signé à Versailles le 31 janvier 1687 le sieur de Beauchamp, ci-devant capitaine au régiment de la Reine, était commandé pour occuper les fonctions de major dans le premier poste qui sera occupé à Siam (A.N. C1/27 ff° 41v°-42r°). Selon le témoignage du père de Bèze, il avait la confiance de Desfarges et bénéficiait de la considération de Phaulkon. Dans une relation publiée en 1691, l’ingénieur et officier Vollant des Verquains, qui le détestait, (et la réciproque était vraie) dénonça largement son opportunisme et son appât du gain, le décrivant comme une créature du général (Histoire de la révolution de Siam, 1691, p. 38). 

24 - Cet épisode, assez confus, est ainsi relaté par le père Tachard (Second voyage du père Tachard […], 1689, pp. 208-209) : Les envoyés extraordinaires ayant appris des mandarins qui étaient allés au-devant d'eux qu'on les attendait à Bangkok, où les troupes s'étaient déjà rendues, se mirent en chemin après dîner, quoiqu'il fût déjà fort tard, de sorte qu'ils ne purent arriver que sur les huit heures du soir. J'ai déjà dit qu'on ne les attendait plus, et qu'on avait même envoyé des lits au lieu où ils avaient dîné. Ainsi on fut extrêmement surpris d'apprendre par les mandarins, qui prenaient ordinairement les devants pour voir si leurs appartements étaient prêts, qu'il étaient à un demi quart de lieue de la forteresse. M. Constance fut embarrassé et faisant appeler M. Desfarges avec les principaux officiers, il leur demanda ce qu'il fallait faire dans cette conjoncture. Tout le monde fut d'avis que MM. les envoyés entrassent ce soir-là incognito dans la place, et que le lendemain on les y traitât conformément à leur caractère. 

25 - Ce plan ne se trouve pas dans la relation de Céberet. 

26 - Un brevet signé à Versailles le 31 août 1687 donnait au sieur de Verdesalle, capitaine et major du régiment de la Marche, le commandement des troupes qui vont à Siam sous les sieurs Desfarges et du Bruant (A.N. Col. C1/27 f° 41r°). Selon François Martin (Mémoires, II p. 520) M. de Vertesalle savait bien la guerre, il était fort attaché à en faire observer tous les règlements, mais entêté dans ses sentiments et qui ne revenait pas aisément ; il dépensait à sa table les appointements qu’il avait du roi où les officiers étaient bien reçus, et il en était aimé. Toujours d’après le directeur du comptoir de Pondichéry, Vertesalle n’était pas aimé de Phaulkon, et il avait eu du bruit aussi avec des officiers de marine, et l’on dit qu’on avait écrit en France contre lui. 

27 - Sans doute le mot thaï khai (ข่าย), qui désigne un filet, ici, une moustiquaire. 

28 - Ancien garde-marine, page de la chambre du roi, le chevalier de Fretteville avait fait partie des douze gentilshommes qui accompagnèrent l'ambassade de Chaumont en 1685. Il revint en France puis se rembarqua pour le Siam en 1687 avec l'ambassade La Loubère-Céberet. Il connut une fin tragique, se noyant au moment où les troupes françaises évacuaient Bangkok. Beauchamp relate ainsi ce qui n'était peut-être pas qu'un regrettable accident, Fretteville étant en possession d'une partie des bijoux de Mme Constance, qui excitaient toutes les convoitises : Deux jours après, comme il sortait d'un des vaisseaux où tous les officiers allaient et venaient se promener, et qu'il fut sur la planche d'où je ne faisais que de sortir, le vaisseau venant à éviter par un coup de marée laissa la planche de son côté qui tomba dans l'eau, le chevalier de Fretteville avec elle, que l'on ne revit plus moment qu'il fut dans l'eau. C'était un saint garçon qui communiait fort souvent, qui avait fait ses dévotions ce jour-là, qui avait résolu de venir par terre en France et de se faire capucin en arrivant (B.N. Ms. Fr. 8210 ff° 556r°-v°). 

29 - Claude de Bèze (? - 1695), l'un des 14 jésuites mathématiciens recrutés par le père Tachard à la demande du roi Naraï. 

30 - Antoine Verjus (1632-1706), jésuite, Procureur des Missions du Levant. 

31 - L'officier Du Laric, commandant des 10 bombardiers envoyés au Siam, avait reçu avant le départ l'ordre formel de les ramener en France à la fin de l'ambassade, Sa Majesté n'estimant pas que leur présence fût nécessaire en ce pays après le départ des vaisseaux (Lanier, Étude historique sur les relations de la France et du royaume de Siam, 1883, p. 124). 

32 - Sous peine de cas majeur. 

33 - Louis-Daniel Le Comte était l'un des six jésuites-mathématiciens venus au Siam avec l'ambassade du chevalier de Chaumont en 1685. Après quelques mois de séjour dans le royaume, et un naufrage, il parvint à gagner la Chine, qui était sa destination initiale. On lui doit notamment les Nouveaux Mémoires sur l'État présent de la Chine publiés pour la première fois à Paris en 1696. 

34 - Cet endroit au nom énigmatique est localisable sur une carte tracée par l'ingénieur La Mare. L'île mentionnée par Céberet pourrait être l'île nommée Talacouan sur la carte, près d'un fort de bois. On trouve également sur ce document les autres lieux évoqués dans le texte, Pactred (Pak Kret : ปากเกร็ด), Bantran et Rajacran(?). Le formidable développement de Bangkok et de ses environs au XXe siècle a considérablement remodelé la physionomie de cette région, et de nombreux villages ont probablement été rayés de la carte pour laisser place à de nouvelles infrastructures.

ImageCarte du cours du Ménam tracée par l'ingénieur La Mare (détail).
ImageCarte complète du cours du Ménam tracée par l'ingénieur La Mare. 

35 - En attendant son audience, qui eut lieu le 18 octobre 1685, le chevalier de Chaumont et sa suite séjournèrent 6 jours dans un lieu mal identifié : Le 12, J'allai coucher à deux lieues de Siam. (…) Je restai en ce lieu-là jusqu'à ce que je fis mon entrée. (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont, 1686, p. 42). Pour sa part, l'abbé de Choisy note dans son Journal du 12 octobre : Nous voici à trois quarts de lieues de Siam et nous y demeurerons jusqu'au jour de l'entrée et de l'audience. La maison est beaucoup plus grande et plus commode que les autres. Il y a une chapelle, et sur l'autel un crucifix d'or que le roi y a envoyé. Nous sommes ici au milieu de grands arbres où l'on a fait une ouverture de la largeur de la maison pour nous donner la vue d'une fort belle campagne terminée par des montagnes couvertes de bois toujours vert. 

36 - Trois des quatorze jésuites mathématiciens envoyés par Louis XIV au roi Naraï. 

37 - Joannes Keyts. 

38 - La princesse Sudawadhi (สุดาวดี) Krom luang (princesse de 3ème rang) Yothathep (กรมหลวงโยธาเทพ) 1656-1735, fille unique du roi Naraï et de la Princesse Suriyong Ratsami (สุริยงรัศมี), une de ses concubines. Auréolée d'un grand mystère, cette princesse qu'aucun occidental ne vit jamais fut l'objet de toutes les rumeurs et de tous les fantasmes. Elle est généralement décrite comme bouddhiste et nationaliste fervente, réprouvant les tentatives de Phaulkon pour placer le royaume sous la domination française. Après le coup d'État de 1688, elle aurait épousé l'usurpateur Phetracha.

ImageL'illustre princesse reine de Siam.
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28 février 2020