Mercure Galant de décembre 1686.
1ère partie. Versailles. Le Grand Commun. Le chenil. La Grande et la Petite Écuries. La maison des jésuites. M. Hubin. Expériences de physique. M. Perrot, verrier à Orléans.
Vous devez être persuadée, Madame, que puisque je vous écris jusqu'à trois fois sur la même matière, je suis pleinement convaincu, que non seulement mes lettres vous ont été agréables, mais qu'elles ont eu aussi l'avantage de plaire à ceux qui les ont lues après vous. Il est vrai qu'elles seraient imparfaites, et qu'elles ne passeraient que pour des fragments, si je n'achevais pas le journal dont vous avez vu les deux premières parties. Je vais continuer par les choses qui me restent à vous dire de Versailles, après quoi je vous marquerai ce que les ambassadeurs ont fait à Paris jusqu'au jour qu'ils en sont partis pour aller en Flandre visiter les conquêtes de Sa Majesté, et je finirai par une relation de tout ce voyage. Ainsi vous voyez que tout sera nouveau dans ma lettre, et que la matière qui regarde les deux précédentes n'y sera point rabattue.
Tout ce que je vous ai dit dans ma dernière que les ambassadeurs avaient vu à Versailles, leur avait marqué la grandeur du roi d'une manière qui les avait extrêmement étonnés, quoiqu'il parût qu'ils se fussent attendus à voir tout ce qu'on se peut imaginer de surprenant. Cependant, leur étonnement redoubla lorsque M. de Seignelay leur montra les pierreries de Sa Majesté. Ils dirent à l'égard des perles qu'il y en avait d'aussi belles aux Indes, mais ils ajoutèrent qu'ils avaient vu ce qu'il y avait de plus belles pierreries en la Chine, au Japon, et presque dans toutes les Indes, et qu'excepté celles du Moghol, qu'ils n'avaient pas vus, et qui n'étaient peut-être pas si belles, ils n'en avaient point vu de la grandeur, de l'épaisseur, de la netteté et de la perfection de celles du roi, ni en si grand nombre ; mais que comme les pierreries sont une des principales parties de la magnificence d'un grand roi, elles ne pouvaient manquer à un prince que le ciel avait pris plaisir à combler de toutes sortes de grandeurs.
Outre les pierreries que M. de Seignelay leur montra, il y en avait un fort grand nombre sur l'habit que le roi avait mis ce jour-là, entre lesquelles étaient 70 gros diamants hors de prix. Il serait difficile de pouvoir marquer pour combien de millions il y en a dans la Maison royale. Mgr le Dauphin et Mme la Dauphine, qui en avaient déjà beaucoup, ont eu celles de la feue reine, et Monsieur, qui est le prince du monde le plus magnifique en pierreries, et qui s'y connaît parfaitement, a hérité de toutes celles de la feue reine mère, le roi ne s'étant réservé que les perles.
Il y a tant de choses surprenantes à voir à Versailles, qu'on ne mena point les ambassadeurs dans le Grand Commun (1), mais ce bâtiment est si vaste, si élevé, et se fait remarquer de tant d'endroits, qu'ils ne laissèrent pas de le voir en passant et sans y entrer. Ce qui leur en parut leur fit dire qu'il y avait un fort grand nombre de puissants souverains dont les palais étaient beaucoup moins vastes et moins apparents. On l'appelle Grand Commun, parce que bien qu'il enferme un grand nombre d'offices et de cuisines pour les officiers qui ont bouche à la Cour, ce que l'on appelle le Petit Commun n'y est point compris (2), non plus que la bouche du roi (3), laquelle n'est jamais hors du lieu où loge Sa Majesté.
Le Grand Commun est derrière l'aile en entrant à gauche de l'avant-cour, et vis-à-vis la grande aile. C'est un grand corps de bâtiment isolé et carré long par son plan d'environ 48 toises de long sur 50 toises de large, qui renferme une cour presque carrée. L'étage au rez-de-chaussée est voûté et renferme les cuisines, dépenses et offices, et au-dessus le premier étage se communique par un balcon de pierre en saillie au pourtour de la cour. Ce balcon est fermé par une balustrade de fer. Il y a dessus un grand étage carré, en sorte que ce bâtiment a trois étages couronnés de son entablement dans le comble qui est brisé. Il y a trois étages en galetas. Tout ce bâtiment est double d'une toise d'épaisseur dans toute son étendue, et renferme plus de 600 pièces fermant à clé, en y comprenant les entresols. La décoration est de bossages et de tables de brique, et les milieux de chaque face, tant dedans que dehors, sont marqués par un avant-corps couronné d'un fronton avec les armes du roi. Au-dessous de chaque fronton sont des bas-reliefs qui représentent les quatre saisons de l'année sous quatre divinités qui tiennent des fruits et des fleurs que produisent les saisons.
On doit demeurer d'accord que tout ce qui marque la grandeur du roi à Versailles doit être d'une grande magnificence, puisqu'on ne met pas le Grand Commun au rang des choses qu'on fait voir aux étrangers, quoique les ambassadeurs, comme je viens de vous le marquer, l'aient trouvé beaucoup plus beau que les palais de beaucoup de souverains.
On les mena au chenil qui sert de logement au grand veneur (4). Ce bâtiment est difficile à décrire parce que tout y est extraordinaire, et qu'au lieu d'avoir sa principale porte en face du bâtiment, on y entre par les côtés. Ainsi, je dois prendre pour vous le décrire une manière tout opposée à celle qu'on a coutume de suivre dans ces sortes de descriptions. Il est situé devant le Manège, derrière la Grande Écurie. Cependant, il n'y a point d'entrée de ce côté là, mais au-devant du principal corps de logis, on voit un jardin fermé d'une balustrade, et qui occupant toute la face du bâtiment, retourne des deux côtés sur les ailes où il s'étend. Ce corps de logis est d'environ 30 toises de longueur, sur 8 d'épaisseur. Il est composé d'un étage au rez-de-chaussée, et d'un autre au-dessus en attique sans comble apparent, mais couronné d'une balustrade avec des vases. Comme cette face de derrière regarde le château de Versailles, et que ce bâtiment est situé entre deux allées d'arbres, on n'a qu'à suivre des deux côtés le mur du jardin, le long de ces arbres, dont chaque rang est dans une avenue différente de Versailles, et l'on trouve deux portes qui donnent dans deux petites cours, par lesquelles on entre dans la grande. Elle est octogone, et a huit pans, savoir quatre grands, et quatre petits. Des quatre grand, l'un est occupé par le grand corps de logis dont je viens de vous parler. Le long des deux autres grands pans sont deux moyennes cours dont je vous ai déjà parlé, et par lesquelles on passe pour entrer dans cette cour octogone, dont les quatre petits pans sont percés de quatre portes cintrées en anse de panier, par deux desquelles on entre dans le jardin, et par les deux autres dans deux autres cours qui le communiquent à deux autres par-dessus deux ailes de bâtiment qui les séparent, et qui règnent le long de la cour, dans laquelle je vous ai dit qu'on entrait par le pan de la cour octogone, qui est vis-à-vis la façade du bâtiment. Cette cour a une sortie pour les chiens, et cette sortie qui est en face du corps de logis aurait pu servir de principale entrée, s'il y avait un chemin de ce côté-là. Ces cinq cours qui sont les dernières, et qui seraient les premières si la grande entrée avait été par là, ont plusieurs de leurs côtés remplis de bâtiments qui renferment les logements des officiers de la vénerie, les écuries pour les coureurs, et les chenils pour les différentes meutes de chiens du roi.
Rien n'est plus extraordinaire ni mieux entendu que tout ce qui regarde cet hôtel, dont l'enclos, outre tous les bâtiments, contient huit cours et un jardin, et ce qu'il y a d'agréable, c'est que tout se voit du milieu de la cour octogone, et qui étant percée dans ses huit pans, on n'a qu'à choisir l'endroit où l'on veut aller pour s'y trouver bientôt. Le génie d'un architecte paraît beaucoup en ces sortes de choses, et quiconque les peut inventer fait voir qu'il a un grand goût d'architecture.
Après vous avoir décrit le chenil, il faut vous parler des officiers de la vénerie, afin de vous faire connaître de combien de personnes à peu près M. le Grand veneur pouvait être accompagné lorsqu'il reçut les ambassadeurs. Il y a un lieutenant ordinaire de la vénerie, quatre lieutenants servant par quartier, quatre autre lieutenants ordinaires, qui doivent être toujours prêts à servir, un sous-lieutenant, trente-huit gentilshommes de la vénerie, quatre autres gentilshommes ordinaires, plus de cent valets de chiens, des fourriers, des pages, des piquiers et contrôleurs avec un nombre infini d'autres officiers servant aux différentes sortes de chasses, et une compagnie d'archers et gardes à cheval. Tous les habits des officiers de la vénerie sont garnis d'un même galon plus ou moins riche suivant les degrés de leur charge. M. le duc de la Rochefoucauld (5) était accompagné de la plus grande partie de cette noblesse, lorsqu'il reçut les ambassadeurs à la porte de son logement. Ils y entrèrent, et en admirèrent la magnificence et le bon ordre. Ils remarquèrent une tapisserie qui représente l'histoire de Léandre et de Héro, et la trouvèrent fort belle. M. de la Rochefoucauld leur fit voir ensuite les équipages du roi, et les écuries où la propreté avec laquelle on tient 150 chevaux qui ne sont que pour la chasse du cerf, leur fit donner de grandes louanges à ceux qui en ont le soin. De là, ils entrèrent dans la cour où sont les logis des chiens, et dont ils virent deux à trois cents sur de la paille fraîche. Ils examinèrent la symétrie des bâtiments, et dirent qu'à tout moment, ils voyaient de nouveaux miracles, et que l'homme seul ne pouvait concevoir la moitié de ce qu'ils avaient vu.
M. de la Rochefoucauld fit sortir les chiens, et on leur fit faire la curée devant les ambassadeurs, pour lesquels on apporta des fauteuils, où ils se mirent. Ce duc avait fait aussi apprêter une magnifique collation. Elle fut accompagnée de toutes sortes de liqueurs, dont ils burent seulement. Comme ils avaient su sa naissance, le rang considérable de sa charge, et l'estime particulière dont le roi l'honore, ils dirent qu'ils connaissaient bien l'amitié et la considération qu'on avait pour le roi de Siam, puisqu'un aussi grand seigneur que M. de la Rochefoucauld, distingué par tant d'endroits, se donnait la peine de leur montrer lui-même tout ce qu'il avait eu la bonté de leur faire voir. Ils joignirent à cela de grands remerciements de la manière du monde la plus honnête.
Ils virent un autre jour la Grande et la Petite Écurie. Ce sont deux grands corps de bâtiment séparés l'un de l'autre, regardant le château en face. Ils sont situés entre les trois avenues qui forment une patte d'oie, par-laquelle on arrive à Versailles. Ces écuries sont partie de la clôture de la grande avant-cour, ou place d'armes. Elles consistent chacune en cinq cours, dont la grande plus étroite à l'entrée que dans le fond, n'est fermée devant que par une grille de 32 toises de long, et les pavillons de 9 toises, qui flanquent les ailes de 37 toises de long, retournent vers le fond de la cour, pour la terminer en demi-lune par deux portions de cercles d'ouverture de 34 qui se vont joindre à un grand avant-corps où est la principale porte. Après, sont les deux moyennes cours entourées de bâtiments de 20 toises sur 12. Aux côtés du dehors paraissent les deux petites cours pour les fumiers, de 20 toises de long sur 9 de large, fermées par-devant d'un mur de clôture de la hauteur du premier étage. Toute la décoration du dehors n'est que de bossages ou de pierres de refend. Les croisées du rez-de-chaussées sont bombées, et prises dans des arcades, et celles du premier étage sont carrées, longues en hauteur. Il y a des tables de briques dans les trumeaux des ailes. Les combles sont d'une belle proportion, et les lucarnes qui éclairent l'étage en galetas sont de plomb. Dans ces édifices, sont logés tous les officiers des écuries, et plusieurs autres personnes. Ces bâtiments sont assez bas pour ne point empêcher la vue du château, ainsi le niveau des faîtes répond à peu près au pavé de marbre de la petit cour, outre qu'il n'y a point de souches de cheminées apparentes au-dehors. Le plan des grilles est aussi cintré, en sorte que de quelque aspect qu'on regarde les écuries, on voit les quatre pavillons des ailes. Voilà ce qui concerne la décoration des dehors qu'elles ont commune. Quant à la distribution du plan, il est différent en ce que ces deux écuries ont leur usage particulier.
La plus grande renferme les chevaux de main. De la grande arcade qui est au fond de la cour et dans le milieu de l'avant-corps, on entre dans un grand manège couvert, de 10 toises sur 8, aux côtés duquel sont deux écuries. Derrière l'écurie est un grand manège pour les joutes et tournois, au-devant duquel est le chenil. La sculpture de l'avant-corps du milieu renferme de grands bas-reliefs, des trophées d'armes, des harnais et autres ouvrages de cette nature, et dans les pilastres de la grille de devant sont les épées du grand écuyer.
Quant à la petite écurie, les remises des carrosses sont dans les arcades de la demi-lune du fond de la cour, au nombre de huit à neuf de chaque côté. De la porte de l'avant-corps du milieu, on entre dans la plus large écurie à deux rangs, chacun de 15 chevaux, entre lesquels on passe, et au bout est une grande coupe ou voûte sphérique de 12 ,toises de diamètre qui sépare les deux autres écuries où les chevaux de chacune sont sur deux rangs de 34 chevaux chacun. Les ateliers sont le long des piliers qui la séparent en deux berceaux, et laissent encore assez d'espace derrière les chevaux pour y pouvoir aller en carrosse, et en retour, au bout de celles-ci, sont deux écuries à un rang, chacun de 47 chevaux. Le dôme est porté sur quatre pendentifs, il est voûté de pierres, et éclairé par un jour au milieu, dont le châssis de fer un peu cintré, porte les vitres.
Derrière cette écurie est encore une entrée principale au milieu d'un grand avant-corps environné d'un fronton triangulaire, dans lequel est un bas-relief qui représente Alexandre qui dompte Bucéphale. Ce bas-relief est de M. Girardon. Derrière cette écurie sont deux autres grandes écuries de 54 chevaux chacune, et dans la cour qui est interposée entre cette augmentation et le corps de la petite écurie, est un petit manège.
Outre ces écuries, il y a une cour derrière, où est l'infirmerie des chevaux. Ce sont de petites écuries de deux, de quatre et de six chevaux. Je vous ai déjà marqué dans quelqu'une de mes lettres que ces écuries sont du dessin de M. Mansart. Il reçut tant de louanges, quand elles furent achevées, qu'il serait inutile de lui en donner ici.
Les ambassadeurs ont été voir ces écuries. Ils entrèrent dans la petite par la grille, et furent reçus à la porte de l'écurie par M. le marquis de Beringhen (6), premier écuyer du roi, reçu en survivance. Il était suivi de M. de Cabanac, et de deux autres écuyers, du gouverneur des pages, avec la plus grande partie de cette noblesse, le reste étant au rendez-vous de chasse de Monseigneur. Il y avait aussi beaucoup de valets de pied, et un nombre presque infini de personnes de livrées, quoiqu'il en fût demeuré plusieurs dans tous les rangs.
Après que les ambassadeurs et M. de Beringhen se furent salués et que les compliments de civilité eurent été faits, on entra dans le double rang où l'on fit voir d'abord aux ambassadeurs cinq attelages à deux chevaux, entre lesquels ils remarquèrent : ceux d'Espagne, de poil noir, les brandebourgs de poil bai qui viennent de la Prusse ducale, et dont M. l'Électeur fit présent au roi il y a environ cinq ans, les gris de perle, qui sont de très nobles chevaux, sortis du haras du Comté d'Oldembourg, les feuilles mortes, qui sont d'un poil très rare et très beaux, et qui viennent du même pays que les gris de perle.
Les ambassadeurs n'admirèrent pas seulement la fierté de tous ces chevaux, mais encore la beauté et la diversité de leur poil. Ils passèrent de là au rang des montures de Monseigneur, où ils virent un fort grand nombre de très beaux chevaux, tant de France que d'Angleterre. Ils étaient tous en bridons blancs, avec des rubans couleur de feu à la tête, ainsi que les chevaux de carrosse, qu'ils avaient déjà vus et dont les queues étaient pareillement garnies de rubans. Ceux qu'ils virent après cela en avaient aussi, j'entends les chevaux de carrosse, les autres n'en ayant à la tête.
Ils allèrent à la sellerie de Monseigneur, dans laquelle sont cinq grandes armoires à deux battants. Dans celle du milieu, et qu'on trouve en face, sont toutes les lances, les dards, toutes les brides d'argent et de vermeil doré, et tout ce qu'il y a de plus riche dans ces sortes de harnais. Celles qui sont à droite et à gauche de cette armoire, sont remplies de housses, de croupes et de chaperons de pistolets, très riches. Au haut des mêmes armoires sont encore quantité de selles enrichies de toutes sortes de broderies. Dans la quatrième armoire, et qui est à droite, sont toutes les selles à l'anglaise, avec leurs petites housses. Elles sont aussi propres que riches. Dans la cinquième, et qu'on trouve à gauche, sont toutes les housses en souliersOn appelle housse de pied et housse en soulier une housse qui non seulement couvre en partie la croupe du cheval, mais dont les côtés descendent plus bas que la jambe du cavalier. (Le grand vocabulaire françois, 1770).. Elles sont d'une très grande richesse, et servent pour les cavalcades et promenades avec les dames. Dans le pourtour du reste de la sellerie, sont les poteaux triangulaires, sur lesquels les selles des chevaux de Monseigneur sont toujours en état, et sur le bout de chaque poteau est le nom du cheval auquel doit servir la selle. Au-dessous de ces poteaux règne encore un cordon d'autres poteaux ronds, en forme de cordon, sur lesquels on met les brides dans le même ordre, et comme elles ne suffisent pas pour les remplir, on voit sur ceux qui restent quantité de harnais neufs qu'on tient tout prêts, pour le besoins que les chevaux de monture de Monseigneur en peuvent avoir. Il y a encore une autre sellerie pour les chevaux de suite. Les ambassadeurs admirèrent trois choses dans ces selleries, sur lesquelles ils s'expliquèrent, savoir le grand nombre de ces équipages de chevaux, leur richesse, et le bon ordre dans lequel ils sont tenus.
Ils furent ensuite conduits dans le rang des attelages qu'ils n'avaient pas encore vu. Ce rang était tout rempli de très beaux chevaux. Leur grandeur et leur épaisseur les surprirent tellement qu'ils en mesurèrent quelques-uns, et particulièrement de ceux de l'attelage qui ne sert qu'aux entrées des ambassadeurs, avec un carrosse très riche, qui n'est destiné qu'à ce seul usage. Le dedans est d'un velours cramoisi, brodé d'or, d'un très beau travail. Le dehors est peint et doré dans tous les endroits qui peuvent souffrir la peinture et la dorure. L'attelage de ce carrosse est de douze chevaux. Les autres qu'ils mesurèrent et qu'ils trouvèrent très beaux et très grands, furent les chevaux du corps, qui sont gris et pommelés. Il passèrent de là dans d'autres rangs, puis ils s'arrêtèrent à considérer le dôme dont je vous ai déjà parlé, et ils le trouvèrent aussi hardi que beau.
Après qu'ils eurent passé dans tous les rangs d'attelages, on les mena dans ceux des montures de Sa Majesté, où tous les chevaux étaient aussi en bridons et en rubans. Il est de pareille longueur que celui de Monseigneur, et tient 48 places. La plupart de ces chevaux de monture sont de France et d'Angleterre.
Ils allèrent après dans la sellerie du roi ; elle est très grande et fort belle, et toute lambrissée de menuiserie. Il y a quantité d'armoires très grandes qui en occupent toute une face. Dans celle du milieu sont les housses en souliers qui sont très belles, très magnifiques, et en très grand nombre. Il y en a une fort remarquable, et tout à fait singulière : le fond est d'un velours violet, enrichi d'un travail d'acier, plus beau et plus délicat que la plus belle et plus fine broderie. Dans les autres armoires sont les housses en bottines, avec les fourreaux et les custodesCustode est un terme de sellier. C'est le chaperon ou le cuir qui couvre les fourreaux des pistolets pour empêcher qu'ils ne se mouillent. En ce sens, custode est moins usité que chaperon. (Furetière). de pistolets extrêmement riches, et dont le nombre est fort grand. Dans une autre sont les housses en broderie, qui servent aux dames lorsqu'elles montent à cheval. La dernière est remplie de housses de croupes et d'équipages à la persane. Le reste du contour de la sellerie est garni de porte-selles triangulaires, sur lesquels sont les selles des montures, avec le nom de chevaux auxquels elles servent. Les râteliers sont au-dessous et tout tournés. Ils sont remplis d'une grande quantité de brides garnies d'argent et d'or moulu, qui servent aux montures, sans compter un fort grand nombre d'autres brides toujours en état de servir. Il y a encore deux autres selleries dont je ne parle point. On y met tous les équipages du reste des chevaux qui sont à la petite écurie.
Les ambassadeurs virent aussi les montures de tous les officiers à qui le roi en fournit, les chevaux persans et les chevaux découplés dont on fit même sortir quelques-uns, ainsi qu'ils le souhaitèrent, afin qu'ils les pussent mieux voir. On compte plus de six cents chevaux, dans tous les lieux qui forment la petite écurie. Le nombre des carrosses, calèches et soufflets, et calèches nommées diligentes à cause de leur vitesse, est grand à proportion, et tout cela est fort riche. Il y en a pour le roi, pour Monseigneur, pour Mgr le duc de Bourgogne, et pour leur suite. Entre les calèches, on en voit une pour le roi à trois bancs, dans laquelle il y a place pour seize personnes. Il y a aussi un carrosse de parade pour Sa Majesté, d'une magnificence extraordinaire, tout brodé dedans et dehors, dont le train est très beau et les harnais extrêmement riches. Il y a encore beaucoup d'autres carrosses en divers endroits, et particulièrement dans les remises de Paris et de Vincennes. Les ambassadeurs après avoir écouté avec attention tout ce qu'on leur dit sur la Petite Écurie, et s'être informés de plusieurs choses, sortirent en admirant toujours la grandeur du roi. Ils remercièrent en sortant M. le marquis de Beringhen, de la peine qu'il s'était donnée, et lui firent de grandes honnêtetés.
Ils allèrent le même jour à la Grand Écurie. M. le comte de Brionne (7), reçu en survivance de la charge de Grand écuyer que possède M. le comte d'Armagnac, son père, les y reçut. Il était accompagné de ses écuyers, sous-écuyers, gouverneurs des pages, de plusieurs autres officiers, de 50 à 60 pages et valets de pieds, d'un très grand nombre d'autres gens de livrée, servant aux carrosses et aux chevaux, et d'autres qui ont diverses fonctions dans les écuries. Ils furent d'autant plus surpris de voir tant de personnes vêtues de livrée, qu'ils en venaient de voir à la Petite Écurie un nombre qui leur avait paru infini. Cependant, ils auraient été moins étonnés s'ils avaient su que plusieurs voyageurs ont remarqué et même fait imprimer dans les livres de voyage qu'ils ont donnés au public, qu'il y a peu de souverains en Europe, même parmi les plus puissants, dont la Maison soit composée d'autant d'officiers que le roi de France a seulement de personnes de livrée à son service.
Les ambassadeurs remarquèrent d'abord la beauté du bâtiment, dont ils s'entretinrent avec M. le comte de Brionne. Il firent le tour des écuries, et virent plus de 200 chevaux de manège attachés aux râteliers avec des bridons à l'anglaise. Ces chevaux avaient des rubans comme ceux de la Petite Écurie. Parmi ce nombre, il y en avait beaucoup des haras du roi d'Espagne, d'autres d'Italie, et des barbes de différent poils, des plus beaux qu'il y ait au monde, que Sa Majesté entretient, tant pour sa personne dans le temps de guerre, que pour faire apprendre à ses pages à monter à cheval. Ils virent ensuite cent très beaux coureurs anglais, que le roi entretient pour la chasse, après quoi M. le comte de Brionne voulut leur donner le plaisir de faire monter devant eux quelques chevaux de manège. Comme ce plaisir devait durer longtemps, on fit asseoir les ambassadeurs. M. du Plessis, écuyer du roi, qui est un des plus habiles dont on ait encore ouï parler, et M. Denos dont la réputation est aussi beaucoup connue (8), firent seller environ 40 chevaux avec de très riches selles. Ils en firent monter cinq ou six par des pages, qui hors de la présence de leurs maîtres, auraient pu passer eux-mêmes pour de grands maîtres. Les ambassadeurs furent surpris de voir des chevaux qui semblent n'avoir d'autre volonté que celle d'obéir au cavalier qui les monte, et de plaire à ceux devant qui ils paraissent. M. du Quesmy et M. Marbeuf, pages du roi (9), y firent remarquer leur adresse, le premier sur un cheval de galopade, qui semblait n'être fait que pour le plaisir et la sûreté de l'homme, et l'autre sur un des plus rudes sauteurs qui se voient. Ce dernier, par ses sauts redoublés, et d'une hauteur prodigieuse, ne surprit pas seulement l'attente des ambassadeurs, mais fit paraître presque impossible l'art de se pouvoir tenir dessus et celui de l'avoir pu mettre à un air si relevé, de sorte que leur étonnement eût presque fait croire qu'ils pensaient que les hommes étaient collés aux chevaux. Enfin, ils plaignirent fort ceux qui montaient les sauteurs. M. de la Chesnaye, fils d'un des gouverneurs des pages du roi, et écolier de M. du Plessis, fit voir par deux chevaux de galopade et de volte qu'il monta, que ce n'est pas sans raison qu'on donne tant de louanges à sa justesse et à sa bonne grâce, et qu'il est digne écolier d'un si grand maître.
Les ambassadeurs furent si satisfaits de ce qu'ils virent, qu'ils témoignèrent qu'ils auraient beaucoup de joie si avant leur départ, ils pouvaient jouir encore une fois du même plaisir, et dirent à Messieurs les écuyers qu'ils avaient de bons disciples, et qu'on ne se pouvait mieux divertir qu'ils venaient de faire. Ils finirent par les coureursCoureur : Cheval de selle propre pour la course, et particulièrement pour la chasse. (Littré). que commande M. de Boiseul, ce qui les surprit après la quantité de chevaux qu'ils avaient déjà vus.
On leur montra aussi la sellerie. Je ne vous en dis rien, parce que je viens de vous en décrire deux. Vous pouvez par là vous présenter cette dernière, elle est au roi, et toutes les choses qui appartiennent à ce monarque sont également belles, c'est-à-dire selon leur nature. Je ne vous dis rien non plus des infirmeries des chevaux, que les ambassadeurs virent. J'ajouterai seulement qu'étant entrés dans la grande écurie sur les quatre heures après midi, ils n'en sortirent qu'à la nuit, dans un temps que les jours étaient encore assez longs. Ils étaient ravis de voir l'adresse des homme, la docilité des chevaux les plus fiers, et par-dessus tout cela ils étaient charmés des honnêtetés de M. le comte de Brionne, à qui en sortant il firent mille honnêtetés et mille remerciements.
Le jour qu'ils partirent de Versailles pour retourner à Paris, ils demandèrent en chemin qu'il les fît passer par Saint-Cloud, afin qu'ils pussent voir encore la maison de Monsieur qui leur avait paru si belle le jour qu'ils eurent audience de M. le duc de Chartres, et de Mademoiselle (10). Comme ce jeune prince n'y logeait pas alors, il ne s'y trouva aucune personne de marque, que M. Aubert, introducteur des ambassadeurs auprès de son Altesse Royale, qui prit le soin de leur faire voir tous les appartements, et de faire jouer toutes les eaux. Ils les admirèrent et surtout la cascade et le grand jet. Les appartements leurs parurent plus beau que le premier jour, et la nuit seule les pût arracher d'un lien si délicieux, de sorte qu'ils arrivèrent fort tard à Paris.
Le lendemain, ils allèrent, accompagnés des mandarins, à la maison des pères jésuites, dite Mont-Louis (11), située sur une hauteur au-delà du faubourg Saint Antoine, et après s'y être promenés pendant quelque temps, on leur servit un dîner si bien entendu et si magnifique, qu'ils dirent que l'on ne pouvait les traiter avec plus de magnificence et de propreté. Le révérend père de La Chaize, confesseur du roi, faisait les honneurs de la maison. Il y eut concert de voix et d'instruments pendant le repas. Comme ils étaient dans un lieu fort élevé au-dessus de Paris, ils prirent beaucoup de plaisir à regarder cette grande ville, qui forme de ce côté-là un des plus beaux aspects qu'on puisse imaginer, et ayant beaucoup de mémoire, et l'imagination très forte, ils remarquèrent la plupart des lieux où ils avaient été. M. l'évêque de Beauvais, qui se trouva ce jour-là au même lieu, se fit un plaisir de leur conversation. Ils remontèrent en carrosse sur les cinq heures du soir, après avoir fait au révérend père de La Chaize et aux autres pères qui l'accompagnaient, beaucoup de remerciements de la réception qu'ils leur avaient faite, et ces pères marquèrent de leur côté qu'il leur était impossible de faire assez de choses qui leur fussent agréables, pour bien reconnaître les bontés toutes singulières que le roi de Siam et ses ministres ont pour les missionnaires et leur Compagnie.
Les ambassadeurs, en s'en retournant, entrèrent dans Saint-Médéric, pour entendre les orgues de cette église, qui ont la réputation d'être aussi bonnes que l'organiste est habile (12). Elles leur donnèrent beaucoup de plaisir, mais ils y en auraient encore pris davantage sans la foule extraordinaire du peuple qui s'y rencontra (13).
Lorsqu'ils furent retournés à leur hôtel, ils trouvèrent la salle où ils mangent remplie d'un très grand nombre de personnes de qualité. On servit le souper une heure après ; mais ils avaient fait un trop grand repas à Mont-Louis pour en pouvoir faire un second dans la même journée. Cependant le premier ambassadeur, aussi galant qu'honnête, dit qu'il fallait se mettre à table, afin de ne pas renvoyer une si belle compagnie qui leur avait fait l'honneur de venir exprès pour les voir. Il vint donc souper à l'ordinaire, mais on connut bien que c'était par complaisance, puisqu'il ne mangea point.
Comme ils avaient été aux audiences des princes et princesses du sang, suivant le rang que leur donne la naissance, ils n'avaient encore pu aller chez Mme la princesse de Carignan (14), parce que ce n'était qu'à leur second voyage de Versailles qu'ils avaient eu audience de Mme la Dauphine et des autres princes et princesses dont je vous ai parlé. Ils allèrent chez Mme de Carignan avec leurs bonnets de cérémonie, qui sont les marques de leur dignité. M. de Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, et M. Girault les y conduisirent. Ils furent reçus à la descente de leur carrosse par l'écuyer de cette princesse, accompagné de plusieurs gentilshommes, et après les compliments qui se font ordinairement de part et d'autre en de pareilles occasions, ceux qui les avaient reçus montèrent avec eux. On leur fit traverser plusieurs salles remplies de monde, et ils trouvèrent à la porte de la chambre de Mme de Carignan, MMlles de Soissons qui les reçurent et les conduisirent jusqu'à la ruelle du lit de cette princesse. Les ambassadeurs, après les trois révérences qu'ils ont accoutumé de faire, et dont je vous ai souvent parlé, s'étant assis vis-à-vis de Mme de Carignan, qui était sur son lit, le premier ambassadeur lui fit un compliment dans lequel il marqua l'ordre qu'il avait de voir tous les princes et princesses de son rang, et le plaisir qu'il avait à l'exécuter.
Cette princesse ayant répondu à ce compliment, leur parla de la longueur de leur voyage, et de quelques endroits de Paris, et après une conversation d'un demi quart d'heure, ils sortirent et furent encore accompagnés jusque hors la porte de la chambre, par MMlles de Soissons. En cet endroit, les ambassadeurs leur firent un compliment pour les remercier. Elles rentrèrent et les ambassadeurs poursuivirent leur chemin, toujours accompagnés de l'écuyer et des gentilshommes qui les avaient reçus, et qui les reconduisirent jusqu'à leur carrosse, où les ambassadeurs les remercièrent.
Pendant le séjour qu'ils ont fait à Paris, depuis leur retour de Versailles jusqu'à leur départ pour Flandres, ils ont reçu plusieurs visites des personnes de la première qualité, et entre autres de Mme la duchesse de Sully, qui leur dit qu'elle avait ouï dire tant de bien d'eux, que quand elle devrait leur être incommode, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir l'honneur de les voir. Le premier ambassadeur répondit que les seules bontés qu'on avait pour eux leur attirait cet honneur. Ensuite, on lia une conversation assez longue sur ce qui regarde la France, et particulièrement Paris, et le premier ambassadeur marqua qu'il se souvenait d'avoir vu le jour de son entrée l'Hôtel de Sully dans la rue Saint-Antoine (15). La conversation fut longue et il est aisé de s'imaginer qu'elle ne pouvait languir entre des personnes d'esprit. Les ambassadeurs ont fait voir depuis qu'ils sont en France, qu'ils en ont beaucoup, et il y a longtemps que celui de Mme de Sully est connu.
La trop grande foule de peuple qui venait à tous les repas pour les voit dîner ayant été cause que l'on ordonnait de temps en temps qu'on ne laissât entrer personne afin qu'ils pussent prendre un peu de repos, un soir qu'on avait donné cet ordre, on leur dit que Mme la Maréchale (16) et Mme la marquise de Créquy, avec lesquelles était M. de Lavardin (17), demandaient à les voir souper.
Ils connaissaient déjà M. de Lavardin, parce que M. de Lavardin est lieutenant du roi de Bretagne où ils avaient passé, et qu'ils avaient de grands sujets de se louer de ce marquis. On leur expliqua aussi le rang de Mme la Maréchale, et Mme la marquise de Créquy, et ils dirent que les ordre n'étaient point pour elles, et que la femme d'un homme qui entrait en conquérant dans les plus fortes places, devait avoir la liberté d'entrer partout. Comme la foule n'incommoda point pendant le souper, la conservation fut fort agréable.
La cour étant alors sur le point de partir pour Fontainebleau, M. le duc de la Feuillade vint rendre visite aux ambassadeurs. Il leur dit qu'il n'avait pas voulu partir sans prendre congé d'eux, et les remercia de la manière dont ils avaient reçu son fils et sa fille, lorsqu'ils étaient venus les voir. Il y eut de grandes honnêtetés de part et d'autres, et leur conversation fut pleine de réparties vives. Ceux qui connaissent le premier ambassadeur et M. de la Feuillade peuvent aisément se l'imaginer. Comme ce duc les avait été recevoir de la part du roi le jour de leur entrée, qu'il les avait accompagnés et conduits à l'audience de Sa Majesté, ils voulurent le distinguer en le reconduisant jusqu'au bas du degré. Il refusa autant qu'il lui fut possible de recevoir cet honneur, et s'arrêta jusqu'à quatre fois pour marquer qu'ils ne devaient pas aller plus avant. Mais leur civilité l'emporta sur la prière qu'il leur fit de ne pas descendre.
M. Aubert, introducteur des ambassadeurs auprès de Monsieur, qu'ils avaient invité à venir dîner avec eux lorsqu'ils passèrent à Saint-Cloud, étant venu leur rendre visite, ils ne cessèrent point de parler de ce prince et de ses manière obligeantes. Ils dirent qu'ils avaient apporté quantité de choses de leur pays, qui par beaucoup d'expériences avaient été reconnues fort propres à conserver la santé, et surtout à fortifier l'estomac, et qu'ils en offriraient à son Altesse Royale, s'ils osaient prendre cette liberté, non pas à cause de la valeur de ces choses, mais à cause de leur utilité. Parmi ce qu'ils ont apporté, il y a des nids d'oiseaux qui ne sont formés que de filets de poisson que les oiseaux en tirent dans le temps qu'ils veulent faire leurs nids. Ils prétendent que rien n'est meilleur que ces nids pour fortifier l'estomac (18).
Comme rien n'égale la curiosité de ces ambassadeurs, ils voulurent voir les expériences de la pesanteur de l'air pour lesquelles M. Hubin, émailleur du roi, a beaucoup de réputation (19). Il se rendit pour cet effet à l'Hôtel des Ambassadeurs, où il fit apporter toutes les choses nécessaires pour faire ces sortes d'expériences. Il commença par le siphon ordinaire, puis par le siphon composé de M. de Comiers (20), où la seule pesanteur de l'air élève continuellement un jet d'eau dans un cylindre de verre de plusieurs pieds de hauteur. Il examinèrent longtemps cette machine, et firent paraître que c'était avec plaisir.
M. Hubin leur expliqua ensuite pourquoi ayant mis du duvet dans deux cylindres de verre, il tombait précipitamment dans celui duquel il avait épuisé l'air grossier. Il leur dit que si, en secouant ce cylindre, l'eau venait à frapper contre l'autre bout du cylindre, qui est en pyramide à l'endroit où il a été scellé hermétiquement, la pointe du cylindre se casserait, ce que le premier ambassadeur ayant souhaité de voir, M. Hubin en fit aussitôt l'expérience.
Il leur montra encore qu'une larme de verre solide, de la grosseur d'une olive, souffrait des coups de marteau. Cette expérience les surprit, cependant le premier ambassadeur fit briser avec un grand éclat cette larme de verre en la pressant sur son poing, ce qui l'étonna encore davantage fut de voir qu'en frottant avec le pouce de l'autre main, comme pour écraser ces millions de petites parties de verre, il n'en sentit pas une pointe.
Ils virent ensuite trois tuyaux de différentes longueurs pleins de mercure, lesquels étant élevés à plomb, le bout fermé en haut et ayant leurs bouches ouvertes et plongées dans le mercure stagnant, dans un bassin de terre, s'y vidèrent tous trois jusqu'à la hauteur de 18 pouces ou environ, où cette hauteur du mercure était soutenue par la pesanteur de l'air externe, incubant sur le mercure du vase. Ils virent avec admiration qu'en penchant les tuyaux, le mercure y remontait jusqu'à la hauteur perpendiculaire d'environ 28 pouces, et ils furent fort surpris qu'en tirant un tuyau hors du mercure stagnant, l'air qui y fut introduit par la pesanteur, poussa avec violence tout le mercure qui était contenu dans le tuyau, et alla frapper avec bruit le fond supérieur du même tuyau. Ils admirèrent après cela la machine du vide dans le vide, où par un seul trou d'épingle fait à la vessie qui bouche l'orifice supérieur, un tuyau plein de mercure se vide, et le mercure monte en même temps avec violence dans le tuyau interne de verre, qui était vide de l'air grossier.
Ils prirent plaisir à voir une boule de marbre qui demeure suspendue dans l'eau par la seule pesanteur de l'eau, quoiqu'elle y fut plongée assez avant.
M. Hubin prit ensuite sa machine appelée communément du vide, par laquelle ayant pompé l'air grossier du récipient de verre, il fit voir que le tuyau plein de mercure, qui était un baromètre mis à plomb dans le récipient, se vidait, n'étant plus soutenu par la pesanteur de l'air, et qu'au contraire l'eau contenue dans une bouteille, dans le col de laquelle était cimenté un petit tuyau à plusieurs trous latéraux, en sortait en plusieurs jets, parce que la pesanteur de l'air externe n'y étant plus, les parties de l'air contenues dans cette eau, agissant par leur vertu élastique ou ressorts, la poussait au-dehors avec violence. Par la même raison, l'esprit de vin qui était dans un godet, s'enflait et bouillait de même que s'il y avait eu un grand feu dessous, parce que les parties d'air contenues dans l'esprit de vin n'étant plus pressées par la pesanteur de l'autre air faisant ressort, jettent et écartent ce qu'ils ont au-dessus, et par la même raison, une vessie bien liée, et dans laquelle on a laissé environ la grosseur d'un œuf d'air commun, éleva un poids de 20 livres, en s'enflant par les ressorts de l'air inclus, à mesure qu'on pompait l'air grossier du récipient. Enfin M. Hubin mit un chat dans son récipient de verre, et à mesure qu'on pompait l'air grossier, le chat s'enflait, et ouvrant la gueule, il était prêt d'expirer, mais l'ambassadeur lui sauva la vie.
Le père Tachard, jésuite, qui est de retour de Siam, avec deux autres pères du nombre de ceux qui doivent faire ce voyage, furent présents à ces expériences et donnèrent de grandes louanges à M. Hubin qui en reçut aussi des ambassadeurs, accompagnées de beaucoup d'honnêtetés.
Mme Perrot, dame de la verrerie d'Orléans, qui était venue avec M. Hubin, fut reconnue des ambassadeurs, parce qu'en venant à Paris, ils avaient eu la curiosité de voir la verrerie d'Orléans, où M. Perrot leur avait fait admirer en ses ouvrages tout ce que cet art produit de plus rare et de plus beau en porcelaine (21). Ces sortes de porcelaines imitent si bien celles d'Orient, que plusieurs personnes ont été trompées à la vue, en cristaux, émaux, agates, girasolsVariété de quartz chatoyant employée en joaillerie. (Larousse). et lapis de même qu'en rouge des anciens, et en couleur de rubis, et enfin en toutes sortes de pierres artificielles, et qui approchent si fort des pierres précieuses par leur dureté, leur vif éclat et leur netteté, que d'habiles connaisseurs y pourraient être surpris. Ces cristaux ont beaucoup d'avantage sur les autres. Ils souffrent le feu et peuvent passer la ligne sans s'écailler, ce qui a été éprouvé lorsque les premiers mandarins qui sont venus en France retournèrent à Siam. M. Perrot fit un petit présent de ces ouvrages aux ambassadeurs, et ils eurent la bonté de les accepter. Ne soyez point surprise si j’ai nommé Mme Perrot dame de la verrerie, puisque le lieu où la verrerie d’Orléans a été bâtie est un fief noble, et qu’il porte ce nom par lettre patentes du roi.
NOTES :
1 - Grand Quarré des Offices-Commun. Construit entre 1682 et 1684 par Jules Hardouin-Mansart sur l'emplacement de l'église Saint-Julien, le lieu abritait les cuisines et les tables des officiers qui servaient la Cour du château de Versailles, de même que des chambres pour les courtisans. Le bâtiment est organisé autour d'une cour intérieure. (Wikipédia). ⇑
2 - On appelle petit commun la cuisine établie en 1664 pour servir la table du Grand maître et du Grand chambellan, qui est tenue par les premiers Maîtres d'hôtel. (Dictionnaire universel de Furetière, 1727, n.p.). ⇑
3 - Aller à la bouche du roi, c'est-à-dire au lieu où on lui prépare son manger. (Furetière). La Bouche du roi désignait le département très important où l'on gérait le ravitaillement et la cuisine du roi. ⇑
4 - Piganiol de la Force évoque le Cheny où le Grand veneur a un appartement où logent les principaux officiers de la vénerie, et où sont tous les équipages de chasse. (Nouvelle description des châteaux et parcs de Versailles et de Marly, 1701, p. 3).
5 - François VII de La Rochefoucauld, prince de Marcillac et Grand veneur (1634-1714).
6 - Jacques-Louis de Beringhen (1651-1723), succédait à son père Henri de Beringhen comme premier écuyer du roi. Fervent collectionneur d'art, il accumula une collection d'environ 90 000 estampes, acquise par la Bibliothèque Nationale en 1731. ⇑
7 - Henri de Lorraine, comte de Brionne, dit Monsieur le Grand (1661-1713), reprit la charge de Grand écuyer qu'exerçait son père Louis de Lorraine (1641-1718). ⇑
8 - Dans son ouvrage L'Art de la cavalerie ou la manière de devenir bon écuyer (1756, p. 24), Gaspard de Saunier cite parmi les écuyers du roi M. Duplessis et M. de la Vallée de Guise, son frère, ainsi qu'un M. de Bournonville et un M. Dainaut. ⇑
9 - À partir des documents conservés à la Bibliothèque nationale, le comte David de Riocour a dressé une liste des pages du roi entre 1680 et 1761 (Revue historique, nobiliaire et biographique, 3ème série, tome 5, pp. 134) et suiv.). On trouve Jean de Macquerel de Quémy, du Soissonnois, qui apparaît dans la liste des pages en 1682, et Robert-Jean de Marbeuf, de Bretagne, qui ouvre celle de 1686. Tous deux appartenaient à la Grande Écurie. Par ailleurs, David de Riocour indique les conditions particulièrement sélectives du recrutement de ces jeunes garçons : Les pages élevés dans la Petite Écurie et dans la Grande Écurie du Roi devaient, lors de leur admission, prouver quatre générations nobles du côté paternel, et beaucoup d’entre eux remontaient la généalogie de leur famille à des degrés plus éloignés. ⇑
10 - « Monsieur » aimait particulièrement son château de Saint-Cloud pour lequel il avait sollicité Le Nôtre pour les jardins, Le Paultre et Mansart pour l'architecture, et Mignard pour la décoration intérieure. Le château fut presque entièrement détruit par un obus lors de la guerre de 1870.
11 - Cette maison était située sur l'actuel cimetière du Père-Lachaise. Nous citons ici quelques paragraphes de l'ouvrage de Régis de Chanteleuze, Le Père de La Chaize, confesseur de Louis XIV, (1859, pp. 85-86) : Les Jésuites en avaient fait l'acquisition le 11 août 1626, pour y établir une maison de campagne commune aux Jésuites de Paris. Elle était située aux portes du faubourg Saint-Antoine, sur l'emplacement même occupé aujourd'hui par le cimetière de l'Est, et qui porte si improprement le nom de Père-Lachaise. La maison s'appela d'abord, du nom de son propriétaire précédent, la Folie-Regnault ; et comme plus tard Louis XIV, encore enfant, avait assisté de ce point, en 1652, au combat du faubourg Saint-Antoine, entre Turenne et Condé, les Jésuites, en mémoire de cet événement, donnèrent à leur propriété le nom de Mont-Louis. (...) Un jour de chaque mois, les Révérends Pères s'y rendaient pour y respirer l'air pur et s'y délasser de leurs travaux. Plus libre qu'eux, le Père de la Chaize y allait plus souvent ; une voiture de la cour, attelée de quatre chevaux, ainsi le voulait sans doute l'étiquette, le conduisait plusieurs fois la semaine vers sa promenade de prédilection. Il avait acheté avec les deniers de Louis XIV, non pour lui, mais pour la Société, quelques terrains enclavés dans Mont-Louis. Le Roi fit de cet enclos une fort belle résidence. Rien n'y fut oublié pour rendre délicieuse cette habitation champêtre : les bois, les prairies, les vergers, les serres, les orangeries, les jardins, les eaux jaillissantes.
12 - L'organiste de Saint Médéric (aujourd'hui Saint-Merry, dans le 4e arrondissement de Paris) était Nicolas Lebègue (1631-1702). On lui doit notamment trois livres d'orgue, deux livres de clavecin et des motets. ⇑
13 - Les déplacements des ambassadeurs ne se faisaient pas toujours dans la sérénité, et le peuple de Paris ne manquait pas de railler, voire de prendre à parti les Siamois. Donneau de Visé évite soigneusement de mentionner ces incidents. Nous avons trouvé cette note dans l'ouvrage de Pierre Clément La Police sous Louis XIV (1866, p. 90) : Ce serait une erreur de croire que la population parisienne fût alors plus facile à administrer que de nos jours. Dans maintes circonstances, elle échappait complètement à l'action de ses magistrats. Au mois d'août 1686, elle insulta l'ambassadeur de Siam, arrêta un de ses carrosses, battit son cocher. Le roi, fort mécontent, fit écrire à La Reynie de prévenir le retour de ces désordres, et de publier, si c'était nécessaire, une ordonnance à cet égard. ⇑
14 - Marie de Bourbon Soissons, princesse de Carignan (1606-1692). ⇑
15 - Situé au 62 rue Saint-Antoine, l'Hôtel de Sully accueille aujourd'hui le Centre des monuments nationaux.
16 - Sans doute Catherine de Rougé (†1717), épouse du maréchal François de Blanchefort de Créquy. ⇑
17 - Henri-Charles de Beaumanoir, marquis de Lavardin (1644-1701). Sa mère, Marguerite Renée de Rostaing (1616-1694), la bonne Vardin, était une grande amie de Mme de Sévigné, avec qui elle passait d'innombrables heures en papotages, bavardages et lavardinages. ⇑
18 - Le père Jean-Baptiste du Halde évoque les nids d'hirondelle dans sa Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise (II, p. 118) : Pour ce qui est des nids d'oiseau, ils se prennent le long des côtes du Tonkin, de Java, de la Cochinchine, etc. Ces oiseaux, qui ressemblent par le plumage aux hirondelles, font leurs nids, et les attachent aux rochers qui sont sur le bord de la mer. On ne sait pas de quelle matière ils composent ces nids, on croit que c'est de petits poissons qu'ils tirent de la mer. Ce qu'on sait certainement, c'est qu'ils jettent par le bec une humeur gluante dont ils se servent comme de gomme, pour attacher leur nid au rocher. On les voit aussi prendre de l'écume de mer, en volant à fleur d'eau, dont ils lient ensemble toutes les parties du nid, de même que les hirondelles les lient avec de la boue. Cette matière étant desséchée devient solide, transparente, et d'une couleur qui tire quelquefois un peu sur le vert, mais qui est toujours blanche lorsqu'ils sont frais. Aussitôt que les petits ont quitté leurs nids, les gens du lieu s'empressent de les détacher, et en remplissent des barques entières. Ils sont de la grandeur et de la forme de la moitié d'une écorce de gros citron confit : on les mêle avec d'autres viandes, et ils en relèvent le goût.
Ces nids sont toujours très appréciés, notamment en Chine, mais les hirondelles se raréfient et les prix atteignent des sommes vertigineuses. On estimait le kilo entre 100.000 et 120.000 bahts (environ 2.500 à 3.000 euros) en 2016. Ce qui, évidemment, incite au braconnage, malgré une récolte très réglementée.
19 - Louis Hubin (1628-1703), émailleur ordinaire du roi. Le sieur Hubin, ou Hubins, avait son atelier rue Saint-Martin, et il y fabriquait notamment des yeux émaillés artificiels. Le docteur anglais Martin Lister le rencontra lors de son voyage à Paris en 1698 : Chez Hubins, le fabricant d'yeux de verre, j'en vis de pleins tiroirs de toutes couleurs, de façon à appareiller n'importe quels yeux, et il faut qu'il en soit ainsi, car la moindre différence serait intolérable. Il avait autrefois travaillé lui-même en perles fausses, et il m'a assuré que la pâte dont on les étame à l'intérieur se faisait uniquement d'écaille d'ablettes, sans autre mélange. Cette écaille, me dit-il, était un bon commerce pour les pêcheurs, qui la vendaient à l'once. Autrefois, un collier de ces perles revenait à deux ou trois pistoles. (Voyage de Lister à Paris en 1698, Société des Bibliophiles, 1873, p. 133). ⇑
20 - Claude Comiers († 1696), mathématicien, physicien, chimiste, fut également rédacteur au Mercure galant dans lequel il publia, entre 1681 et 1693, de nombreux articles, notamment un Discours sur les comètes, un Traité des lunettes, l'Homme artificiel anémoscope, un Traité des phosphores, un Traité des prophéties, vaticinations, prédictions et prognostications, etc. ⇑
21 - Bernardo Perrotto (1640-1709), né en Italie, naturalisé français en 1666 et connu sous le nom de Bernard Perrot. Il créa la verrerie royale d'Orléans en 1668. Donneau de Visé était resté fort discret sur le passage des ambassadeurs à Orléans, où l'on sait par le Journal de Dangeau qu'ils se plaignaient de n'avoir pas été très bien reçus. ⇑
16 février 2019