Supplément au Mercure Galant de janvier 1686
ÉPÎTRE
À Monsieur le comte de Saint-Aignan (1).
Monsieur, Je crois que personne ne s'étonnera de voir votre nom à la tête de cet ouvrage. Le nom de Saint-Aignan est trop fameux dans l'empire des lettres pour ne se pas attirer l'hommage de tous ceux qui en font profession. Vous sortez d'un sang fameux par lui-même, comme il l'est pas les plus grandes alliances. Vous comptez des souverains dans votre maison, et le Portugal et la Savoie sont de grands témoins de cette éclatante vérité. Quoique vous soyez encore fort jeune, j'ai beaucoup à vous dire, les personnes de votre qualité ont presque toujours l'esprit au-dessus de leur âge, parce que l'on trouve moyen de leur apprendre dès le berceau des choses qui demanderaient un âge plus avancé. Aussi, Monsieur, l'on ne peut douter que vos lumières ne devancent bientôt vos années, et je crois qu'il m'est permis de vous dire que si en entrant dans le monde, vous voulez vous proposer de grands exemples à suivre, vous devez d'abord jeter les yeux sur votre aïeul (2). L'Histoire vous apprendra qu'il était maître de camp général de toute la cavalerie légère de France, et l'un des premiers assaillants du fameux carrousel qui fut fait à la Place Royale en réjouissance du mariage de Louis XIII. Après avoir examiné toutes ses actions qui vous le feront paraître aussi brave que galant, suivez la route glorieuse que vous trouverez tracée par votre sang, et regardez celui dont vous tenez la naissance, vous verrez qu'il a mérité par lui-même autant que par ce qu'il doit à ses illustres aïeux, le haut rang où il est élevé, et l'estime d'un monarque qui ne la prodigue pas, et qu'il y est parvenu par tous les degrés qui conduisent dans le chemin de la gloire. Il s'est signalé aux combats de Steinbourg et de Vaudrevanges, et à la retraite de Mayence, où il fit des choses dignes d'immortaliser son nom. Il s'est trouvé aux sièges de Château-Porcien, de Sainte-Ménehould et de Montmédy. Il a triomphé devant Bourges, pris le fort de Baugy, et conservé le Berry au roi. Toutes ces actions le firent nommer maréchal des camps et armées de Sa Majesté, et peu de temps après lieutenant-général, et la même année, au sortir de dix campagnes qu'il venait d'achever glorieusement, il amena quatre cents gentilshommes au roi, tous résolus à répandre leur sang pour ce prince, à l'exemple de leur conducteur, qui dans les temps difficiles leur avait inspiré ce sentiment. Il avait alors la même activité en courant aux dangers pour le service de son roi qu'il en a fait paraître pour ses plaisirs dans ses fêtes galantes, et dans ses carrousels, et la même ardeur pour les belles-lettres qu'il a toujours protégées. La place qu'il tient dans l'Académie française, et dans celle de Padoue, en est une marque aussi bien que le nom de protecteur qu'il soutient avec tant de gloire dans l'Académie royale d'Arles. Je ne dis rien ici de son inviolable fidélité pour le roi. Elle a paru dans toute la pureté que l'on en pouvait attendre, puisque rien n'a été capable de l'ébranler un moment, dans un temps qu'on ne saurait croire aujourd'hui qu'il ait été. Lorsque vous aurez examiné la glorieuse vie de celui dont vous devez imiter toutes les actions, jetez les yeux sur les modestes vertus de celle dont vous tenez une partie du sang qui vous a formé. Vous la verrez briller par ces seuls endroits, fuir la pompe de la Cour sans la mépriser, ne s'attacher qu'aux autels et ne regarder que l'illustre époux que le ciel lui a donné. Comme les exemples qui nous doivent toucher ont beaucoup de force pour porter à la vertu, si vous voulez, Monsieur, devenir parfaitement honnête homme et vous acquérir une estime générale, regardez, examinez et imitez M. le duc de Beauvilliers. On vous dira que dans un âge fait pour les plaisirs, environné de toute la jeune noblesse de la Cour, dont l'exemple pouvait être dangereux, il s'est toujours distingué par sa modération, par sa vertu, et par une sagesse qui lui a fait mériter des emplois qui avaient jusqu'ici paru au-dessus des personnes de son âge. Je ne doute point, Monsieur, qu'avec de pareils secours, vous ne fassiez compter vos vertus bien plutôt que vos années. Ce qu'on voit faire de glorieux au sang dont on a l'avantage de sortir, frappe beaucoup, et persuade plus que les vertus étrangères. Vous avez d'ailleurs le bonheur d'être né dans un temps où les vertus du roi l'ont élevé dans un si haut degré de gloire, qu'à peine la peut-on concevoir, et comme votre naissance vous doit acquérir le privilège d'être souvent témoin des actions qui lui feraient chaque jour mériter le surnom de Grand, si toute la terre ne lui avait pas déjà donné, la justice qu'il rend à tous vous apprendra que votre qualité ne vous doit pas empêcher de la rendre à tous ceux à qui vous la devrez, sa prudence vous fera connaître que rien n'est plus nécessaire aux hommes que cette vertu dans quelque élévation qu'ils soient, la manière dont il garde son secret et celui des autres vous fera voir de quelle utilité le secret est dans la vie, lorsqu'on le garde pour ses propres affaires, et que celui d'autrui n'est point à nous, puisqu'un si grand roi ne révèle jamais les secrets qu'il a souhaité de savoir. La clémence de ce monarque vous apprendra à pardonner, sa douceur à être humain et à n'avoir jamais d'emportement, sa bonté à excuser les défauts d'autrui, sa vigilance à ne vous point laisser surprendre, sa libéralité à n'être point avare et à faire du bien, sa fermeté à ne vous étonner de rien quand la justice sera pour vous, et sa piété à vivre en honnête homme et en vrai chrétien. Pendant que vous verrez pratiquer ces vertus au roi, votre âge et votre naissance vous permettent en même temps de voir de près de quelle manière une grande princesse, dont l'esprit est aussi élevé que sa naissance et son rang, et dont le goût est d'une justesse admirable, les fait insinuer à Mgr le duc de Bourgogne. Il est vrai que ce jeune prince n'est pas encore, non plus que vous, en âge de les pratiquer, mais il en retient du moins quelques-unes, qui avec le temps feront encore plus d'impression sur son esprit. Cependant voyez-le tout rempli de la bouillante et généreuse ardeur qu'il tient de son sang, ne respirer que le bruit de la guerre, faire faire l'exercice et nommer les officiers aux gardes par leur nom, ce qui fait voir que la plus grande partie lui en est déjà connue. Profitez, Monsieur, de tant de choses avantageuses. Vous avez déjà donné des marques que vous ne manquerez pas du côté du cœur ; à peine saviez-vous prononcer quelques paroles, qu'ayant vu saigner Mme la duchesse, votre mère, vous vous sentîtes aussitôt ému de colère à la vue de son sang, et cherchâtes votre épée pour punir celui qui l'avait fait couler. Ainsi, Monsieur, je n'ai rien à dire du côté de la valeur, et l'on connaît assez par ces généreux commencements, que nous ne laisserez pas votre épée inutile. Du reste, attachez-vous souvent à regarder les exemples que vous fournissent vos maîtres et votre sang. Faites-en souvent une étude particulière, et soyez persuadé qu'en les suivant, vous remplirez dignement et avec éclat la carrière où vous entrerez bientôt. Ce sera alors que vous me fournirez de grands sujets de parler de vous, et de vous marquer souvent que je suis, Monsieur, De Vizé. |
NOTES :
1 - Cette épître est écrite pour Paul Hippolyte de Beauvilliers, comte de Saint-Aignan (1684-1776), qui n'était âgé alors que de deux ans. ⇑
2 - François Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1607-1687), militaire et administrateur français, grand protecteur des arts et des lettres. ⇑
16 février 2019