Chapitre XIII - De la religion de Siam.

Page de la relation de Jacques de Bourges

Je ne crois pas qu'il y ait pays au monde où il se trouve plus de religions et dont l'exercice soit plus permis que dans Siam. Les gentils (1), les chrétiens et les mahométans, qui tous se partagent en différentes sectes, ont toute liberté pour suivre tel culte qui leur semblera le meilleur. Les Portugais, les Anglais, les Hollandais, les Chinois, ceux du Japon, les Péguans, des gens de Camboje, de Malaque, de la Cochinchine, de Ciampa et de plusieurs autres lieux du côté du septentrion, ont leurs établissements à Siam. Il y a près de deux mille catholiques, la plupart portugais, qui de divers endroits des Indes, dont ils ont été chassés, se sont réfugiés à Siam, où ils ont un quartier séparé qui fait un faubourg de la ville. Ils ont deux églises publiques, dont l'une est sous la conduite des pères Jésuites, et l'autre est gouvernée par des pères de Saint-Dominique (2). Ils y ont autant de liberté pour leur religion qu'ils en auraient à Goa : on fait l'office divin, on prêche, on porte en procession le très saint sacrement, les païens n'oseraient y trouver à redire. De notre temps, un certain fut assez mal avisé pour insulter aux chrétiens tandis qu'ils assistaient à une cérémonie, qui pour n'être pas entendue par cet homme, l'excita à rire, dont un Portugais zélé s'étant offensé, il le maltraita de coups. Cet homme s'alla plaindre à la Cour de l'insolence du Portugais, et voulut en faire une affaire d'État, croyant qu'étant sujet du roi on prendrait sa cause contre un étranger ; il ne reçut point d'autre réponse sinon qu'il apprît à vivre, et qu'il ne fût pas une autre fois si insolent que de troubler qui que ce fût dans sa religion.

Je me suis quelquefois enquis d'où venait que le roi de Siam se rendait si facile à permettre, dans son état et dans sa ville capitale, tant de différentes religions, puisque c'est une maxime reçue des meilleurs politiques qu'il ne faut en permettre qu'une, de crainte que venant à se multiplier, la diversité des créances ne partage les esprits et qu'elle ne soit occasion de troubles.

On m'a répondu que c'était par une autre maxime de politique que ce prince en use de la sorte : car comme il tire un grand profit du séjour que les étrangers font dans ses États, soit pour les arts, soit pour le débit des marchandises du pays, soit pour l'abord de celles du dehors, il les invite par cette liberté qu'il accorde à tous, à s'établir chez lui et à y continuer leur commerce. Il y a encore une autre raison de cette conduite, c'est l'opinion qui règne parmi les Siamois que toute religion est bonne, c'est pourquoi ils ne se montrent contraires à aucune, pourvu qu'elle puisse subsister avec les lois du gouvernement du pays.

Ils disent donc que le ciel est comme un grand palais où plusieurs chemins vont aboutir, les uns sont plus courts, d'autres plus fréquentés, d'autres plus difficiles, mais tous enfin arrivent au Palais de la Félicité que les hommes cherchent ; que ce serait une chose d'une discussion trop difficile que de vouloir déterminer quel de ces chemins est le meilleur, d'autant que les religions étant en grand nombre, l'examen de toutes serait fort ennuyeux, et on consumerait toute sa vie en cette recherche avant que de se bien résoudre. Et comme ils croient la pluralité des dieux, ils ajoutent qu'étant tous de grands seigneurs, ils exigent des hommes des cultes différents, et veulent être honorés en plusieurs manières.

Ceux qui ont observé avec plus de soin le sentiment des Siamois sur la religion, assurent que l'indifférence sur ce point est une des maximes des plus reçues et des plus approuvées parmi leurs docteurs. La douceur de leur naturel, l'abord et la fréquentation de tant d'étrangers, la condescendance politique qu'ils sont obligés d'avoir pour eux, les ont engagés en cette pernicieuse opinion, qui fait que désespérant de trouver la vérité, ils ne se soucient nullement d'en faire la recherche. Cette indifférence est un des plus grands obstacles à leur conversion : car quand les docteurs chrétiens leur proposent notre sainte foi et qu'ils leur expliquent les raisons qui en prouvent la vérité, ils ne contredisent pas ; et avouant que la religion des chrétiens est bonne, il représentent seulement qu'il y a de la témérité à rejeter les autres religions, et puisqu'elles ont pour but d'honorer les dieux, qu'il faut croire qu'ils s'en contentent. Voilà de quelle façon raisonnent les Siamois, en quoi ils découvrent leur aveuglement, puisque leur indifférence pour la religion ne procède que de l'ignorance de l'unité de Dieu, qui ne peut être honoré par des cultes contraires et opposés.

Cette indifférence est cause que ne s'étudiant à quoi que ce soit, ils témoignent une grande froideur pour les choses mêmes qu'ils protestent de croire, dont ils ne paraissent pas fort persuadés ; c'est ce qui fait qu'il est mal aisé de bien déclarer quels sont les points de leur religion ; leurs sacrificateurs mêmes n'en parlent qu'avec doute, et aiment mieux vous renvoyer à leurs livres que de s'engager à répondre.

Les Siamois sont idolâtres, ils ont des idoles en grand nombre, et leur multitude n'est pas moins étrange que leur figure et leur grandeur. Vous verrez dans leurs temples et dans leurs maisons des idoles qui ont plus de quarante pieds de haut ; elles sont faites de brique et de pierre et sont dorées par le dehors. Dans les maisons des sacrificateurs, on voit des galeries où il y a trois à quatre cents idoles de différente grandeur et figure, toutes dorées et d'un fort bel éclat.

Les temples qu'ils bâtissent à ces idoles sont très somptueux, on dirait que les Siamois n'ont d'adresse et du bien que pour ces ouvrages, et autant qu'ils sont modérés pour leur dépense et tout ce qui les concerne, autant ils se montrent prodigues pour bien loger leurs pagodes : ces édifices sont solides, et sont à peu près comme nos églises. Ils ont une grande entrée dont les portes sont dorées, le dedans du temple est peint, la lumière y entre par des fenêtres étroites et longues prises dans l'épaisseur du mur, de sorte que le jour n'y entre qu'avec peine. Au fond du temple, dans le lieu le plus éloigné de la porte, est l'autel auquel on monte par plusieurs degrés qui s'élèvent en amphithéâtre, sur lequel sont posées les idoles. Près de ces temples sont les couvents des sacrificateurs, qui sont ordinairement les mieux logés de tout le pays : ils ont leurs dortoirs et leurs cellules où ils vivent en commun : ils ont aussi leurs cloîtres, pareils à ceux de nos religieux ; tout autour sont rangées des statues humaines. Il y a au milieu du cloître une pyramide d'une extrême hauteur, toute brillante d'or si bien appliqué sur la brique que les injures de l'air n'en ternissent jamais l'éclat. La coutume est de renfermer sous ces pyramides les cendres de quelque grand seigneur (3).

Le simple peuple et les talapoins (qui sont les prêtres) s'assemblent à certains jours de fêtes dans les temples pour rendre leurs honneurs aux idoles. Comme ils croient que c'est un mal que de tuer les animaux, ils ne sacrifient rien qui ait vie (4), mais seulement ils offrent et donnent aux idoles des fruits de la terre, du riz et des étoffes, lesquelles après qu'elles ont demeuré exposées quelque temps devant les idoles, servent aux talapoins. C'est une chose digne de compassion de voir ces peuples abusés rendre tant d'honneurs à des masses de pierre. J'ai été surpris de voir leur dévotion extérieure et les marques qu'ils donnent du respect et de la confiance religieuse qu'ils rendent à ces idoles.

Je sais que quelques-uns d'eux ont voulu se justifier du crime de l'idolâtrie, disant qu'ils reconnaissent et qu'ils honorent un dieu, suprême seigneur de toutes choses, et que s'ils ont des figures, ce n'est que pour conserver l'image et la mémoire des grands hommes qui ont vécu saintement selon leur loi, afin qu'en considérant leurs portraits, ils soient excités à imiter leurs vertus par le souvenir de leurs personnes.

C'est à la vérité ce que quelques prêtres siamois répondent aux chrétiens qui les attaquent sur l'impiété de leur idolâtrie, prétendant n'être pas plus idolâtres qu'eux dans l'usage qu'ils font des images qu'ils exposent à la vénération des peuples.

Il est pourtant assuré que cette réponse, qu'ils ont empruntée des chrétiens, ne peut les justifier de l'idolâtrie : car en premier lieu il est constant que ces peuples sont très chancelants dans la croyance de l'unité d'un dieu, ils n'ont aucun culte déterminé pour ce premier être, leurs livres n'ont font aucune exacte mention ; de plus, les honneurs divins qu'ils rendent aux idoles se terminent absolument à l'idole même, sans qu'ils soient rapportés par eux à quelque autre sujet qui soit différent d'elle : et lorsqu'ils invoquent l'idole, ils lui demandent absolument sans aucun rapport à Dieu les choses qui ne dépendent que de sa volonté, comme sont la vie, la santé et le succès de leurs affaires. Et quand il serait vrai qu'ils honoreraient leurs statues, non comme des idoles, mais comme des images de personnes illustres, ils seraient toujours inexcusables de rendre des honneurs divins à ceux qu'ils savent n'avoir point reconnu le vrai dieu, unique créateur et seigneur de toutes choses.

C'est ce que nous avons assez reconnu par le moyen de nos truchements chrétiens aux occasions que nous avons recherchées d'entrer en conférence avec les talapoins. J'en rapporterai en ce lieu un exemple : M. l'évêque de Béryte étant à Tenasserim alla visiter un des principaux prêtres de ce lieu-là, un Portugais lui servit d'interprète ; après l'avoir salué à la façon du pays, pour ne pas étonner ce vieillard, il l'interrogea comme s'il eût voulu apprendre de lui sa loi. Cet homme commença son discours en nous disant qu'il fallait poser pour principe qu'il y avait sept dieux, que leur demeure était au ciel, que c'était une terre délicieuse qui regorgeait de plaisirs, où il fallait arriver après la mort. Mgr de Béryte lui proposa de son côté les articles de sa croyance, sans s'arrêter à réfuter ses extravagances, ce qu'il témoigna écouter avec satisfaction, et avoua enfin qu'il croyait la religion chrétienne fort bonne et que le dieu des chrétiens et le sien étaient frères, que le sien était l'aîné et plus puissant que son cadet : ce qui parut, disait-il, dans un différend qu'ils eurent ensemble, lequel les ayant obligés d'en venir aux armes entre eux, ce cadet avait été vaincu, pris et mis à mort en punition de sa révolte. Voilà la rêverie que nous conta ce docteur, qui fait assez voir combien ces peuples sont éloignés de la connaissance du vrai dieu.

Nous nous persuadâmes que le fondement de cette histoire si extravagante pouvait être de ce qu'il avait ouï dire que le dieu des chrétiens avait été mis en croix et y était mort, ce qu'ils ne peuvent pas ignorer, d'autant qu'ils voient sur nos autels l'image du saint crucifix. Mgr de Béryte prit de là occasion de lui parler de la résurrection, lui proposant une objection qui fut telle, qu'il s'étonnait comme il pouvait croire en même temps que la religion des chrétiens fut bonne comme il l'avouait, et que cependant le dieu qu'adore cette religion fût mort, étant difficile de croire qu'une religion soit bonne qui n'a point de dieu, et que si le dieu des chrétiens est mort, il n'est plus, ou il faut qu'il ait été ressuscité s'il est encore.

Cette objection qui ne lui fut faite que pour lui donner entrée au discours de l'Incarnation du Verbe Éternel, et lui faire entendre comme le dieu des chrétiens avait été mortel et immortel selon les deux natures qu'il unissait en sa divine personne, cette objection, dis-je, l'embarrassa tellement, qu'il ne s'en put tirer qu'en finissant lui-même l'entretien et nous renvoyant à la lecture des livres qui traitent de leur religion ; cependant ce prêtre était un des plus considérables du pays, il était supérieur de plusieurs talapoins et gouvernait un fameux temple ; on nous avait adressé à lui comme à un personnage d'érudition qui pouvait satisfaire à nos demandes et résoudre nos doutes. Nous en avons encore fondé quelques autres, et quand on leur demande ce qu'ils pensent du nombre des dieux, aucuns ne répondent qu'il n'y en ait qu'un, mais les uns répondent sept, les autres neuf, et d'autres un autre nombre ; ce qui prouve ce que nous avons avancé, que les Siamois sont idolâtres, puisqu'ils transfèrent le culte qui est dû au vrai dieu à des idoles qui sont l'ouvrage de leurs mains et à des hommes mortels qui sont l'ouvrage de ce même dieu souverain et unique, auquel soit gloire et honneur à jamais.

Les Siamois étant si peu fermes en leur propre religion, ils n'ont pas de grands sentiments de la vie future ; on ne peut pas dire qu'ils croient l'immortalité de l'âme, car il n'en assurent rien ; ils ne disent pas aussi qu'elle finisse avec le corps, au contraire, ils sont dans cette opinion qu'elle le survit ; c'est pourquoi, dès leur vivant, ils ont soin de se pourvoir pour les besoins de l'autre vie, ils font amas d'argent, ils épargnent tout ce qu'ils peuvent et le cachent en quelque lieu retiré avec tout le secret possible, en sorte que le mari ne le dit pas à sa femme, ni le père à ses enfants, ni l'ami à son plus affidé. On ne peut dire le nombre d'argent que cette folle opinion fait cacher tous les jours, en sorte que cela peut monter à des sommes immenses ; et pour empêcher qu'on ne les cherche, ils fortifient cette première opinion d'une autre qui n'est pas moins ridicule, que le plus grand sacrilège qu'un homme puisse commettre, c'est de dérober l'argent des morts.

Ils pourraient pourtant se désabuser de cette opinion, qui les incommode durant leur vie et ne leur sert de rien après la mort, s'ils observaient la date des temps qu'on a mis en dépôt sous la terre ces sommes de réserve destinées à l'usage des pauvres âmes errantes : car ils verraient, ou qu'elles n'en ont aucun besoin, ou qu'elles oublient le lieu où ces trésors ont été cachés, puisque jamais les âmes ne reviennent les quérir. Cette opinion n'est pas seulement dans la tête du peuple, les grands seigneurs et les princes ont aussi soin de se pourvoir pour l'avenir, mais ils ne cachent point leurs trésors en des lieux inconnus, ils font bâtir de belles et grandes pyramides au pied desquelles ils enfouissent l'argent qu'ils se réservent, et les talapoins veillent à la garde de ces pyramides, qui ont cela de commode pour les âmes de ces illustres morts, qu'elles leur servent de marque et d'adresse pour mieux retrouver le lieu de leurs trésors. On voit par-là que les Siamois croient qu'après la mort il y a une autre vie : mais puisqu'ils pensent avoir besoin d'argent pour subvenir aux nécessités de leur future condition, ils ne pensent pas que l'âme de sa nature étant spirituelle, après être séparée du corps, n'a plus besoin de provisions de la qualité de celles qui ne sont employées que pour le soutien de la vie qui nous est commune avec les bêtes.

Les préceptes que la religion des Siamois prescrit pour le règlement des mœurs sont conformes à la loi naturelle que dieu a gravée dans l'âme des hommes pour la conduite de leurs actions. Ces préceptes se réduisent à deux qui comprennent les autres, éviter le mal et pratiquer le bien ; et quant à l'observation du premier, les Siamois ont en horreur l'injustice, il ne sont ni malicieux, ni cruels, ni fourbes ; et pour le second précepte, ils sont très portés à le pratiquer, exerçant la charité envers tout le monde, principalement envers les étrangers, les passants, les animaux et les morts.

Il sont à la vérité superstitieux en ce qui regarde les animaux, ils ne leur font jamais de mal, ils ne les tuent point, ils ont soin de les nourrir, et quelques-uns ont cette pratique avant que de prendre leurs repas de réserver toujours la part qu'ils destinent pour la nourriture des animaux, qu'ils leur font servir sur une table proprement préparée, sur laquelle les oiseaux la viennent prendre en toute liberté.

Les talapoins, qui sont leurs prêtres, se ressentent de leur charité plus qu'aucun autre : quoi qu'ils soient pauvres par leur profession, ils sont les mieux pourvus par l'abondance des aumônes qui leur sont journellement distribuées. On leur donne rarement de l'argent, mais on leur est libéral des choses qui croissent dans le pays, de sorte qu'il leur reste assez de quoi en donner autres autres : et moi-même, passant par une maison de talapoins dans mon voyage de Siam à Tenasserim, j'éprouvai leur charité ; ils me logèrent et me régalèrent de leurs présents ordinaires, qui sont du riz, des fruit et autres rafraîchissements. Pour recueillir les aumônes, ils envoient par la ville les jeunes talapoins, et les demandent de porte en porte. Il y a des jours de fête où le peuple a la dévotion de les porter lui-même, surtout quand il va à quelque pèlerinage.

Durant une inondation qui noyait la ville, nous allâmes nous promener à une lieue de Siam sur une éminence où il y avait une pagode célèbre, nous y vîmes un grand concours de pélerins qui apportaient force présents pour enrichir le temple, l'idole et les talapoins, qui ne sont jamais oubliés.

Entre les choses que ces bons pélerins révéraient dans ce temple, était la figure de la plante d'un pied humain d'une grandeur extraordinaire : elle avait bien trois pieds de long et quinze pouces de large. Ils disent que c'est la figure de la plante du pied du premier homme, qui s'imprima sur une pierre qui est gardée dans ce temple, lorsque d'une seule enjambée il porta son autre pied sur une haute montagne qui est dans l'île de Ceylan (5). Il ne faut pas s'étonner qu'ils aient des pagodes de quarante pieds de haut, puisqu'ils croient qu'un homme a pu mettre en même temps ses deux pieds sur deux montagnes distantes de plus de mille lieues. Nous vîmes à loisir tous ces dévots pélerins apporter leurs présents à cette plante de pied du premier homme, qui après avoir été sanctifiés par l'offrande qu'ils lui en faisaient, passaient aussitôt dans les mains des talapoins pour être employés à leurs usages.

Les Siamois exercent encore la charité envers les morts, et sont très somptueux en la célébration de leurs funérailles ; c'est en quoi il font plus de dépense. Ils emploient quelquefois une année entière à en faire les préparatifs et à disposer des lieux convenables pour recevoir les cendres des défunts, dont ils ont une adresse particulière d'embaumer les corps.

Les sépulcres sont environnés de plusieurs tours carrées, qui sont faites de bois de bambou et revêtues de carte ou de gros papier de plusieurs couleurs, qui sont mêlées avec un artifice qui plaît à la vue (6). Ils mettent quantité de feux d'artifice au-dessus des tours ; tout étant prêt, une partie des talapoins qui assistent à la cérémonie se rend au lieu des funérailles, l'autre va quérir le corps au logis, qu'on enferme dans une bière ou caisse dorée, sur laquelle s'élève une pyramide ornée de divers enrichissements de menuiserie pareillement dorée. Quelquefois ils font des cercueils d'autres figures. Nous vîmes celui d'un célèbre talapoin dont on avait gardé le corps un an entier (7) ; son cercueil avait la forme d'un dragon d'une grandeur extraordinaire, en sorte qu'un homme pouvait entrer dans sa gueule pour faire ouvrir ou refermer la machine. Quand le corps est arrivé, on le tire de la caisse pour le poser sur le bûcher, les talapoins font plusieurs tours autour du corps durant qu'il se consume par les flammes, on fait jouer les feux d'artifice au bruit desquels se joint celui des instruments de musique. Après que le corps est brûlé, on met reposer les cendres sous la pyramide. Ainsi ce peuples ont su ôter aux funérailles ce qu'elles ont de lugubre, et par l'appareil des cérémonies dont ils les accompagnent, elle sont moins une occupation de deuil qu'un spectacle agréable pour diminuer l'horreur de la mort et divertir les assistants.

Avant que de finir ce chapitre j'ajouterai quelques remarques touchant leurs prêtres, leurs mœurs et leur différence.

Les Portugais leur ont donné le nom de talapoins (8), ils sont vêtus de toile de coton teinte en jaune, leurs habits pour la figure sont comme ceux du peuple, sinon qu'au lieu de casaque ils portent comme un baudrier de toile rouge, qui va de l'épaule gauche, couvrant l'estomac, jusqu'au côté droit. Ils marchent pieds et tête nus, portant à la main un éventail de feuilles de palmier dont ils se couvrent la tête pour résister aux ardeurs du soleil.

Ils vivent tous en commun sous la conduite d'un chef ; leur nourriture est pauvre et austère, et ils ne font qu'un repas par jour, ne leur étant permis de manger le soir que du fruit. Quoique ce jeûne continuel soit rude pour eux, il est un peu adouci par l'usage qu'il font de la composition d'arèque, dont nous avons fait la description ci-dessus ; elle donne grande force à ceux qui s'en servent. Entre les points de doctrine que ces talapoins inculquent le plus souvent au peuple, est celui qui enseigne que le plus court et le plus assuré moyen de parvenir à un état heureux dans l'autre vie est de faire du bien aux talapoins : en effet, ce précepte se trouve inséré entre ceux de la loi dont il sont les interprètes, et le peuple étant persuadé que selon le degré de libéralité qu'il aura exercé envers ces imposteurs, il possédera dans l'autre monde plus ou moins de félicité, il a soin de leur faire tout le bien qu'il peut selon ses richesses.

Ces prêtres sont obligés de garder la continence et de se priver du mariage tandis qu'ils portent l'habit de leur profession ; mais comme il est libre de la quitter, ils peuvent aussi se marier quand ils s'ennuient de vivre sous l'obéissance, et quittant leurs vêtements de couleur jaune, ils sont libres de tous leurs liens, et c'est en ce pays où l'habit fait le talapoin.

Ils ont aussi leurs exercices de communauté, dès la pointe du jour, et sur le soir ils s'assemblent au son de la cloche pour faire leurs prières, au milieu desquelles et à diverses poses, ils répètent souvent les plus importants préceptes de la loi, dont le premier est de ne point tuer les animaux, le second est de faire du bien aux talapoins, pour le retrouver un jour augmenté et multiplié par leur crédit en l'autre vie. Comme ils prétendent qu'on leur fasse toujours du bien, ils se montrent justes en ce point qu'ils en veulent aussi faire aux autres ; pour cet effet ils exercent l'hospitalité à tous ceux qui se présentent, et ont au-devant de leurs maisons certaines salles proprement disposées où ils les reçoivent et leur font part, d'une façon modeste et religieuse, de ce qu'ils ont de superflu.

Les peuples, qui ordinairement sont admirateurs des choses qui ont de l'apparence, les ont en grande vénération, les considérant comme ceux par qui, après leur mort, ils peuvent parvenir à la possession assurée de très grandes richesses ; et le respect qu'ils leur portent empêche qu'ils ne s'aperçoivent des désordres secrets qui règnent parmi eux, et qui sont une suite nécessaire de la vie oisive qu'ils mènent, d'où vient aussi qu'ils laissent ces bonnes gens en une fort grande ignorance ; en sorte que, confondant toutes les religions, ils vont indifféremment faire leurs prières, tantôt dans les temples des idoles, tantôt dans les églises des chrétiens.

Entre ces talapoins, les uns sont seulement pour vivre en particulier ; les autres ont quelques fonctions qui regardent le public, d'autres ont soin des temples et de faire observer les cérémonies ; ceux-là se nomment sancrats (9), qui est la plus noble race de tous, et sont sous la juridiction d'un sancrats, qui est un personnage de grande considération, c'est lui qui préside au pagode du roi qui est à deux lieues de Siam, et pour cela il est grandement respecté de ce prince, en sorte qu'il a l'honneur de s'asseoir auprès de lui quand il lui parle, et se contente de lui faire une médiocre inclination de tête : ce qui est un privilège de son éminente dignité, tous les plus grands seigneurs de l'État ne parlant jamais au roi qu'à genoux et le visage penché vers la terre. Quoique les Siamois, soit les talapoins ou le peuple, ne soient pas beaucoup zélés par leur religion qui n'est qu'une superstition invétérée à laquelle ils sont accoutumés dès leur naissance, on ne peut pourtant nier, en un sens, qu'ils n'y aient une forte attache, étant difficile de la leur faire quitter pour en suivre une meilleure ; non, comme je dis, qu'ils estiment beaucoup le culte qu'ils professent, ou qu'ils le croient plus saint et plus assuré que ceux qu'on leur propose, mais parce qu'ils se sont de tout temps persuadés qu'un culte peut bien être meilleur qu'un autre, sans qu'on soit obligé de le suivre, posant, comme j'ai dit, pour maxime, que plusieurs religions, quoi que différentes et opposées, peuvent être également bonnes ; et s'ils donnent quelque préférence à la leur, c'est principalement à cause de sa modestie, en ce qu'elle ne juge pas qu'il faille condamner et rejeter les autres, et au contraire s'ils conçoivent de l'aversion pour la religion chrétienne, c'est principalement pour cette raison qu'elle pose ce principe, qui néanmoins est très assuré, que comme il n'y a qu'un dieu, il ne peut y avoir qu'une seule religion véritable.

Ceux qui traitent avec les Siamois pour les attirer à notre foi observent cette conduite de ne pas agir par voie de dispute avec eux et de ne pas attaquer directement leurs opinions, mais s'accommodant à leur disposition, on leur propose seulement les avantages de la religion chrétienne par-dessus toutes les sectes qui leur sont connues, on leur fait entendre l'excellence de la fin qu'elle propose, la sainteté de ses lois, les merveilles qui ont accompagné sa publication au monde, et toutes les preuves qui font voir clairement aux esprits qui cherchent la vérité qu'elle est l'ouvrage du vrai dieu, qui seul a pu donner aux hommes une religion si parfaite. En un mot, les Siamois écoutent avec satisfaction les discours qu'on leur tient de la majesté du créateur, mais ils ne souffrent pas aisément qu'on les désabuse de leurs superstitions ; et quand ils s'aperçoivent que vous prétendez leur donner du scrupule sur ce qu'ils croient, ils n'ont plus d'oreilles pour vous écouter : plaise à ce seigneur de les éclairer par sa grâce, afin qu'étant convertis, ils quittent la vanité des idoles et s'attachent au service et au culte du dieu vivant.

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NOTES

1 - Selon Furetière, gentil est synonyme de païen : C'est ainsi que les Juifs appelaient tous ceux qui n'étaient pas de leur religion. Pour Littré, gentils se dit des anciens polythéistes, par opposition aux Juifs et aux Chrétiens. 

2 - Il y avait alors trois ordres religieux à Siam, les Dominicains (arrivés vers 1566-67), les Franciscains (arrivés dans les années 1590), et les Jésuites (à partir de 1606). Il y avait donc en réalité trois églises : l'église jésuite de São Paulo, une église franciscaine et une église dominicaine (São Domingo). (Source : Rita Bernardes de Carvalho, La présence portugaise à Ayutthaya (Siam) aux XVIe et XVIIe siècle, Mémoire de Master de Sciences historiques, Philologique et Religieuse, École Pratique des Hautes Études, Paris, 2006). 

3 - Jacques de Bourges évoque ici les chedi (เจดีย์), version siamoise des stūpa du sous-continent indien. Ces tours de dimensions parfois impressionnantes sont censées contenir des reliques du Bouddha, d'un de ses disciples ou d'un bonze particulièrement révéré.

Image Chedi du wat Yai Chai Mongkhon(วัดใหญ่ชัยมงคล) à Ayutthaya.
ImageLe Phra Pathommachedi (พระปฐมเจดีย์) à Nakhon Pathom (นครปฐม). 

4 - Ce respect de la vie est logique, puisque selon la doctrine de la transmigration des âmes, le saṃsāra (สังสารวัฏ), cycle de morts et de renaissances, les réincarnations sont déterminées par le karma (kam : กรรม), et si un homme peut se réincarner en animal, rien n'empêche après tout un animal de se réincarner en homme. Pour respecter ce principe, parmi les huit éléments qui constituent leur équipement, les bonzes doivent posséder un filtre (tamakarok : ธมกรก) qui leur permet de filtrer l'eau qu'ils boivent et d'éviter ainsi d'avaler des créatures vivantes, même de taille infime. Les sept autres éléments sont :

ImageLes huit pièces de l'équipement des moines.
ImageMoines en Thaïlande. 

5 - Lors de son troisième voyage à Ceylan, le Bouddha laissa une empreinte de son pied au sommet du mont Samanalakanda (appelé aujourd'hui Sri Pada ou Adam's Peack). Pour les musulmans de l'île, il s'agit d'une empreinte du pied d'Adam ; pour les hindouistes, c'est le pied de Siva qui laissa cette trace. Le roi d'Ayutthaya, Songtham (ทรงธรรม) envoya un groupe de pèlerins siamois sur l'île pour adorer l'empreinte sacrée. Ces moines apprirent que, d'après les livres sacrés, une empreinte similaire devait se trouver au Siam, le Bouddha ayant, d'une même enjambée, franchi le golfe de Thaïlande. Le roi Songtham fit organiser des recherches pour retrouver cette trace. C'est un chasseur qui la découvrit par hasard en poursuivant une biche blessée. Par les vertus de cette marque sacrée, la biche et le chasseur qui souffrait d'une maladie de peau, et avait bu l'eau qui stagnait dans l'empreinte, se trouvèrent guéris. Cette empreinte de 1,50 m. de long (que les Thaïs appellent Phra Phutthabat : พระพุทธบาท) est abritée dans un mondop (มณฑป : une tour carrée généralement surmontée d'une flèche, et qui renferme des reliques ou des textes sacrés, (version siamoise du mandapa indien) dépendant de la province de Saraburi (สระบุรี), à quelques kilomètres de Lopburi. Notons que cet édifice n'est pas celui qu'a vu Jacques de Bourges. Il a été entièrement reconstruit après la mise à sac d'Ayutthaya par les Birmans en 1767.

ImageLe mondop qui abrite l'empreinte de Bouddha, près de Lopburi.
ImageL'empreinte de Bouddha dans le Wat Phra Putthabat à Saraburi (สระบุรี).

Il semblerait que Bouddha ait beaucoup marché à travers toute l'Asie, puisque l'auteur japonais Motoji Niwa à dénombré plus de 3.000 empreintes, dont un millier rien qu'au Sri Lanka. En Thaïlande, on pourra en voir à Chanthaburi (จันทบุรี), à Ko Samui (เกาะสมุย), à Surat Thani (สุราษฎร์ธานี), etc. 

6 - Dans les temples, la bâtiment consacré aux cérémonies funéraires et aux crémation s'appelle men (เมรุ), il symbolise le mont Méru, la montagne mythique considérée comme l'axe du monde dans les mythologies persane, bouddhique, jaïne et surtout hindoue. (Wikipédia).

ImageMen dans un temple thaïlandais.

7 - Il est de tradition que les corps des personnes importantes, du clergé, de l'armée ou du gouvernement, soient placés dans des urnes appelée kot (โกศ) et conservés dans un temple pendant un temps plus ou moins loin afin de permettre au public de leur rendre hommage. Ce délai peut aller de deux semaines jusqu'à deux ans. Ainsi, le roi Phumiphon Adulyadej (ภูมิพลอดุลยเดช), décédé le 13 octobre 2016, ne fut incinéré que le 26 octobre 2017.

ImageL'urne funéraire du roi Phumiphon Adulyadej. 
Talapat

8 - L'étymologie du mot talapoin est incertaine. Larousse indique une originaire portugaise, tala pão, de l'ancien birman tala poi, monseigneur. Certains la font dériver du siamois talaphat (ตาลปัตร), nom du grand éventail que les moines tiennent pendant les cérémonies. Voici ce qu'écrivait La Loubère : Les talapoins ont des parasols en forme d’écran qu’ils portent à la main. Ils sont d’une feuille de palmite coupée en rond et plissée, et dont les plis sont liés d’un fil près de la tige ; et la tige, qu’ils rendent tortue comme un S en est le manche. On les appelle talapat en siamois, et il y a l’apparence que c’est de là que vient le nom de talapoi ou talapoin, qui est en usage parmi les étrangers seulement, et qui est inconnu aux talapoins même, dont le nom siamois est tchàou cou. (Du royaume de Siam, 1690, I, p. 161).

Imagemoines bouddhistes dans un village de Thaïlande.

9 - Sangkharat (สังฆราช), supérieur d'une communauté monastique. Les rangs hiérarchiques traditionnels des moines sont fonction de leur ancienneté dans les ordres. D'après le Vinaya, le corpus de textes qui régit la communauté monastique, on distingue six degrés :

Parallèlement à ce système traditionnel, la Thaïlande, toujours friande de titres ronflants, utilise également une hiérarchie honorifique, basée sur la connaissance des textes sacrés et les services rendus à la communauté. Cette hiérarchie comprend 62 rangs, répartis en trois classes principales, chaque classe ayant elle-même ses sous-classes et ses sous-divisions, depuis le Patriarche suprême (Somdet phra racha khana : สมเด็จพระสังฆราช) jusqu'à l'humble Phra phithikam (พระพิธีกรรม).

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3 mars 2019