Chapitre V
En quoi consistent les revenus du roi de Siam. Mœurs de ses sujets. Leur zèle et leur piété. Vie délicieuse des moines. Leurs richesses et leurs cérémonies.

Page de la relation de Jan Struys
Revenus du roi de Siam.

Le grand nombre des étrangers qui trafiquent à Siam aide beaucoup à grossir les trésors du roi. Il entre fort et sans cesse des ses États une prodigieuse quantité de marchandises, sur lesquelles il y a des impôts très considérables. Ses mines d'or (1), de plomb et d'étain y contribuent beaucoup, comme aussi de grandes forêts d'un aussi beau bois de sappan (2) que celui du Brésil. Le négoce de ce bois se fait le long des côtes de Coromandel, de Dabul (3), de la Chine, du Japon, et de toutes les îles voisines. Ajoutez à cela que tous ses sujets étant ses esclaves, il hérite de tous leurs biens, ou du moins des deux tiers, laissant par grâce l'autre tiers aux parents du défunt. Une coutume si avantageuse à ce prince s'étend jusqu'aux étrangers, dont il hérite comme de ceux qui sont nés dans le pays, et comme il y en a toujours un multitude incroyable, il est certain que ses finances en sont de beaucoup augmentées.

La plus grande dépense de ce prince est le grand nombre de pagodes, de couvents, d'hôpitaux et de tours qu'il fait incessamment bâtir. Tous ces bâtiments sont magnifiques, et ce qu'il coûte à les élever passe l'idée qu'on en a conçue. Après s'être appliqué avec un zèle extraordinaire à ce qui touche la religion, il a soin que ses arsenaux soient largement munis de tout ce qu'il faut pour la guerre : en effet, tout y est dans une abondance surprenante, et dans une propreté qu'on aurait peine à imiter.

Pour ses forces, elles consistent presque toutes en infanterie, qui est assez bonne. La paye des soldats n'est qu'un peu de riz, le reste qui leur fait besoin, il faut qu'ils le gagnent sur l'ennemi ou à force de travailler à quelque ouvrage que ce soit, car on les traite comme des esclaves, et quoi qu'on leur commande, ils obéissent aveuglément (4).

Mœurs des habitants. Leur zèle et leur piété.

Pour les bourgeois, leur condition n'est guère meilleure que celle des soldats, car outre les subsides dont on les charge excessivement, et qu'ils n'ont rien en propre, ils sont obligés de travailler aux fortifications et de marcher comme les soldats dans la nécessité. Nonobstant cela, ils sont si souples et si dociles que jamais on ne les entend ni se plaindre ni murmurer. Le gouvernement a beau être rude, ils vivent contents et heureux, parce qu'ils ne souhaitent rien. De cette humeur douce et traitable, ils passent aisément à la dévotion qui leur est comme naturelle, et soit qu'ils aient peu d'attache au bien parce qu'ils n'en ont que l'usufruit, ou parce qu'ils le croient indigne de leur affection, ils l'emploient presque tout en aumônes qu'ils font aux bonzes, qui sont les prêtres du pays, et à faire bâtir des pagodes et des couvents, où ils annexent tant de revenus qu'il n'est point de moines plus à leur aise ni qui sachent mieux profiter de l'utile ignorance et superstition des peuples que les moines de ce pays-là. La haute estime qu'on a d'eux fait qu'ils se multiplient plus qu'on ne saurait se l'imaginer ; ces gens affectent un beau dehors et une modestie qui ne sent rien moins que l'ambition, mais cette apparence est bien fausse, car sous prétexte de soutenir la gloire de leurs dieux, auxquels ils se vantent d'être plus chers que les laïcs, ils ne songent qu'à s'élever, jusque-là qu'il s'en est trouvé qui ont fait des brigues secrètes pour détrôner le roi afin de régner en sa place.

Vie délicieuse des bonzes. Leur purgatoire.

Ces bonnes gens sont vêtus de jaune, et toutes les nouvelles lunes ils se font raser les cheveux, la barbe et les sourcils. Ils ne portent ni or ni argent et n'oseraient même le toucher, mais ils le reçoivent et le dispensent par procureur, c'est-à-dire par les mains d'un homme d'une fidélité éprouvée et qui sait les secrets de l'Ordre, mais qui ferme les yeux à tout. Ils font vœu de chasteté, et font semblant de l'observer rigoureusement, mais ils voient des femmes en secret, et pourvu qu'il ne résulte aucun scandale de ce commerce, ils n'en font guère de scrupule ; mais s'il éclate, le criminel est puni très sévèrement. À cela près, ils mènent une vie délicieuse et exempte de tout souci, car comme il ne leur manque rien et qu'ils n'ont pas même le soin d'amasser des richesses, qui pleuvent chez eux sans qu'ils y pensent, il ne leur reste qu'à s'étudier à entretenir leurs dévots dans la bonne intention qu'ils ont de les nourrir dans une sainte oisiveté. Leur règle les obligent à prêcher le peuple tous les quartiers de la lune, à faire des catéchismes en tout temps et à les induire à la paix. La grande modestie qu'ils affectent dans ces exercices pieux attire chez eux tout le peuple, qui en reconnaissance des biens spirituels que les moines leur communiquent, leur en donnent de temporels qui vont jusqu'à la profusion. Sur les quatre heures du matin, ils se lèvent au son des cloches et vont tous ensemble en un certain lieu destiné à la prière. Une partie du jour se passe à la visite des malades ; le soir, ils retournent à la prière, où ils se souviennent des morts, car ils croient que leurs oraisons sont d'un grand secours pour les soulager et pour les tirer d'un certain lieu où ils disent qu'ils souffrent beaucoup.

Idoles.

Ils ont un nombre infini d'idoles qui représentent diverses postures d'hommes et de femmes ; la plupart sont d'or ou d'argent, quelques-unes de cuivre et d'étain, et très peu de pierre ou de bois. Dans la grande pagode où le roi va une fois l'année, il y en a une qui bien qu'assise les jambes en croix, a quelque soixante pieds de haut (5) ; les autres sont plus riches, mais elles ne sont pas si grandes ; celles des autels sont les plus belles, mais leur beauté n'approche point des idoles de la pagode qui est au milieu de la ville, où de quatre mille qu'elle contient, il n'y en a pas une qui ne soit ou d'or ou dorée.

Leurs cérémonies sont conformes à celles de Rome.

Pour leurs cérémonies, elles sont à peu près conformes à celles de Rome, car à l'entrée de leurs pagodes, il y a de l'eau bénite, et sans parler de leurs autels qui sont chargés d'images ou idoles, il y a des lampes toujours ardentes, quantité d'autres luminaires, et partout des troncs pour recevoir les aumônes des pèlerins. Les œuvres de surérogation (6) sont en grand crédit parmi eux, et si on les en croit, il n'est point de mort à qui leurs prières ne soient d'un grand secours, ni de vivants à qui elles ne soient utiles. Quoique les Indiens, et surtout les bonzes, aient d'ordinaire une haine aveugle pour ceux qui sont de religion contraire à la leur, ceux-ci paraissent assez modérés à cet égard, et bien loin de s'emporter lorsqu'on leur représente la vanité des dieux qu'ils adorent, ils répondent modestement, protestent qu'ils cherchent la vérité, et que s'ils connaissaient une voie meilleure pour y parvenir, ils quitteraient tout pour la suivre. J'ai ouï dire à un de ces bonzes que les chrétiens après eux étaient les plus aimés de Dieu et les plus proches du salut : Je les estimes, dit-il, d'autant plus, qu'ils semblent aimer la justice, la probité et la bonne foi ; parce qu'ils laissent les consciences libres, et qu'ils ne nous dénigrent point, au moins en notre présence, comme font les mahométans qui ne peuvent souffrir ceux qui ne sont pas de leur créance : orgueil que nous détestons, et qui nous empêche de prier pour leur conversion, comme nous faisons pour les chrétiens, dont le dieu est frère du nôtre.

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Des bâtiments de ce pays
De la propreté des habitants

NOTES

1 - Au XVIIe siècle, il n'y avait pas de mine d'or connue au Siam, et malgré tous leurs efforts, les rois siamois n'ont jamais pu en découvrir. C'est ce que note La Loubère dans sa relation : Néanmoins, le roi qui règne aujourd'hui n'a pu rencontrer aucune veine d'or ou d'argent qui valût le soin qu'il y a employé, quoiqu'il ait appliqué à ce travail des Européens, et entre autres un Espagnol venu du Mexique, qui a trouvé, sinon une grande fortune, au moins la subsistance pendant vingt ans et jusqu'à sa mort, à flatter l'avarice de ce prince par des promesses imaginaires d'infinis trésors. Elles n'ont abouti, après avoir fouillé et creusé en divers endroits, qu'à quelques mines de cuivre fort pauvres, quoique mêlées d'un peu d'or et d'argent. À peine cinq cents livres pesant de mines rendaient-elles une once de métal ; encore n'ont-ils jamais su faire la séparation des métaux. (Du royaume de Siam, 1691, I, p. 46). Gervaise, qui partage la même constatation, suggère qu'il aurait pu y en avoir dans le passé, en avançant un argument peu crédible : Quoi qu'il en soit, on ne peut pas désavouer qu'il n'y en ait eu autrefois de très abondantes, ou qui ont été épuisées, ou qui se sont perdues par la négligence des Siamois qui fuient naturellement le travail. Il n'y a pas d'apparence que les étrangers leur aient apporté cette prodigieuse quantité d'or qui a servi à faire un si grand nombre de vases et de statues et à enrichir tant de pagodes et de maisons où on l'a si peu ménagé. (Histoire politique et naturelle du royaume de Siam, 1688, p. 31). 

Toutefois, on trouve bel et bien de l'or aujourd'hui dans le royaume, notamment sur le gisement exploité par la société australienne Akara Resources, entre Pichit et Phetchabun. L'exploitation de toutes les mines aurifères du pays fut interrompue par la junte militaire le 1er janvier 2017, suite aux plaintes de riverains pour des problèmes de santé et d'environnement. Suite à cette décision, un millier de travailleurs se retrouvèrent sans emploi rien que sur le site d'Akara Resources.

ImageLe site d'extraction aurifère d'Akara Resources (Photo Bangkok Post du 27 mai 2016). 

2 - Caesalpinia sappan, bois rouge originaire d'Asie du sud-est et utilisé principalement pour la teinture.

ImageBois de sappan. 

3 - Petite ville portuaire de l'État de Maharashtra, sur la côte ouest de l'Inde, à 170 km au sud de Bombay. 

4 - Trente-cinq ans plus tard, le chevalier de Chaumont écrira : Quant à leurs soldats ce n'était point la coutume de les payer, mais le roi d'à présent ayant ouï dire que les rois d'Europe payaient leurs troupes, voulut faire la supputation à combien monterait la paye d'un fouen par jour, qui est cinq sols ; mais les contrôleurs lui firent voir qu'il fallait des sommes immenses, à cause de la multitude de ses soldats, de sorte qu'il changea cette paie en riz qu'il leur fait distribuer depuis. Il y en a suffisamment pour leurs nourritures, et cela les rend très contents, car autrefois il fallait que chaque soldat se fournît de riz et qu'il le portât avec ses armes, ce qui leur pesait beaucoup. (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la Cour du roi de Siam, 1686, pp. 147-148). 

5 - Tavernier indique qu'il y avait trois temples dans lesquels se rendait le roi une fois l'année, les deux premiers avec grande pompe, et le troisième sans éclat (Les six voyages de M. J.-B. Tavernier […], 1724, I, pp. 200 et suiv.) :

Le premier temple semble être celui mentionné par Struys et décrit dans la plupart des relations. Il s'agit certainement, comme le suggère Michel Jacq-Hergoualc'h, du Wat Phra Sri Sanphet (พระศรีสรรเพชญ์), le temple le plus important d'Ayutthaya, qui se trouvait dans l'enceinte du palais royal. C'est le roi Rama Thibodi II qui, en 1500, y plaça une statue de bronze de seize mètres de hauteur recouverte de plaques d'or qui donna son nom au temple. (Journal du voyage de Siam de Claude Céberet, p. 269). On en retrouve une description dans le Voyage de Siam des pères jésuites […] de Guy Tachard (1686, p. 250-251) : Après avoir traversé huit ou neuf cours, on parvint enfin à la pagode la plus riche et la plus célèbre du royaume. Elle est couverte de calin, qui est une espèce de métal fort blanc, entre l'étain et le plomb, avec trois toits l'un sur l'autre. Il y a à la porte une vache d'un côté et de l'autre un monstre extrêmement hideux. Cette pagode est assez longue, mais fort étroite, et quand on y est entré on ne voit que de l'or. Les piliers, les murailles, le lambris, et toutes les figures sont si bien dorées qu'il semble que tout soit couvert de lames d'or. L'édifice est assez semblable à nos églises, il est soutenu de gros piliers. On y trouve en avançant une manière d'autel sur lequel il y a trois ou quatre figures d'or massif à peu près de la hauteur d'un homme, dont les unes sont debout et les autres assises, les jambes croisées à la siamoise. Au-delà est un espèce de chœur où se garde la plus riche et la plus précieuse pagode ou idole du royaume, car on donne ce nom indifféremment au temple et à l'idole qui est dedans. Cette statue est debout et touche de sa tête jusqu'à la couverture. Elle a environ quarante-cinq pieds de hauteur et sept ou huit de largeur. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est qu'elle est toute d'or. De la taille dont elle est, il faut qu'il entre dans sa masse plus de cent pics de ce métal, et qu'elle vaille au moins douze millions cinq cents mille livres.

Gervaise évoque également ce temple dans son Histoire politique et naturelle du royaume de Siam (1688, p. 297) : Le pagode qui est dans le palais de la ville capitale renferme tant de richesses que tous les étrangers en sont surpris. Il y a au fond de ce temple une idole d'or tout pur, qui a quarante-deux pieds de haut, quoiqu'elle soit assise les jambes croisées à la façon des Siamois. Elle a été fondue sur le lieu, et le pagode où elle est adorée n'a été bâti qu'après qu'elle a été mise en place. Les Pegus dans les dernières guerres qu'ils eurent avec les Siamois lui coupèrent un bras, et si elle n'eût point été si lourde, ils l'auraient volontiers emporté tout entière. La piété des Siamois répara bientôt l'outrage qui avait été fait à leur dieu, mais par malheur l'or dont ils lui ont fait un autre bras s'est trouvé plus pâle que celui du reste du corps, et cette différence a beaucoup diminué de la beauté de cette idole. Il y en a encore quelques autres de moindre grandeur dont les unes sont d'or massif et les autres d'argent, et plus de cent autres plus petites qui sont toutes couvertes de lames d'or et qui ont les doigts des mains et des pieds enrichis de bagues de diamants.

Quant à l'abbé de Choisy, il écrit dans son Journal du 30 octobre 1685 : Enfin, après avoir bien marché, nous sommes arrivés à la pagode du roi. En entrant j'ai cru entrer dans une église. La nef est soutenue par de grandes et grosses colonnes, sans ornements d'architecture. Les colonnes, les murailles, la voûte, tout est doré. Le chœur est fermé par une espèce de jubé fort chargé d'ornements. Au-dessus du jubé sont trois idoles ou pagodes d'or massif, de la hauteur d'un homme, assises à la mode du pays. Et dans son Journal du 26 novembre, il confirme l'anecdote de Gervaise à propos de la main coupée de la statue : un soldat du roi de Pégou étant entré dans la pagode du roi, coupa une main de la grande statue d'or. On en a depuis remis une autre, et j'en ai vu la cicatrice.

ImageLes ruines du Wat Sri Sanphet à Ayutthaya. 

6 - On appelle œuvres de surérogation celles qu'on fait au-delà de ce qui est précisément demandé pour le salut, et aussi celles qu'un ami fait au-delà de ce qu'on avait désiré de lui. (Dictionnaire de Furetière). 

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25 juin 2019