I - De Brest au Cap de Bonne-Espérance.
Je partis de Brest le 3 mars 1685, sur le vaisseau du roi nommé l'Oiseau, accompagné d'une frégate de Sa Majesté appelée la Maligne, et ce fut avec un vent si favorable, qu'en sept jours je me trouvai par le travers des îles de Madère. J'eus ce même bonheur jusqu'à quatre ou cinq degrés nord de la ligne équinoxiale, où nous eûmes quelque calme et sentîmes d'assez grandes chaleurs, mais pourtant pas incommodes. Le vent revint bon, et nous passâmes la ligne par les 350° 5' de longitude 33 jours après notre départ, et l'eau du fond de cale était aussi bonne et aussi fraîche que si elle venait de la fontaine, ce qui fit que nous quittâmes celle de nos jarres pour en boire (1). À cinq degrés sud de la Ligne nous trouvâmes des vents fort variables, mais les chaleurs point incommodes, et je ne quittai point mon habit d'hiver dans toute cette route (2). Les vents, quoique variables, ne laissèrent pas de nous porter à notre route, si bien que nous arrivâmes au cap de Bonne-Espérance le 31 mai pour y faire de l'eau et y prendre des rafraîchissements, quoique j'eusse encore de l'eau pour plus de quarante jours. J'y mouillai le soir fort tard, et je trouvai dans cette rade quatre vaisseaux hollandais, dont l'un portait le pavillon au grand mât. Ils venaient de Hollande, et conduisaient un commissaire de la Compagnie qui rend cet État-là si puissant dans les Indes, et où il allait pour ordonner dans les places qui y appartiennent à cette république. M. de Saint Martin, major général, français de nation, qui est au service des Hollandais depuis trente ans et dont ils sont très contents, allait à Batavia y exercer sa charge (3). Le commissaire général m'envoya faire compliment le jour de mon arrivée, et le lendemain matin il m'envoya son neveu et son secrétaire me faire offre de tout ce que j'avais affaire. Des habitants du lieu vinrent avec des présents de fruits, herbages et moutons, et il me fit saluer par ses quatre vaisseaux. On ne peut recevoir plus d'honnêtetés que j'en ai reçues de ces messieurs.
Les Hollandais ont dans cette place un petit fort à cinq bastions, et environ cent maisons d'habitants éloignées d'une portée de mousquet du fort, qui sont aussi propres dedans et dehors que celles de Hollande, et la plupart des habitants y sont catholiques, quoiqu'ils n'aient pas la liberté d'y exercer leur religion. La situation en est belle, bien qu'il y ait une grosse montagne qui la borne du côté de la terre, où il y a une extrême quantité de gros singes qui viennent jusque dans leurs jardins manger les fruits. Ils ont plusieurs maisons de plaisance à deux, trois et quatre lieues, et au-delà de cette grosse montagne, il y a une plaine de près de dix lieues où ils ont fait bâtir une habitation et où il y a plusieurs maisons et quantité d'habitants qui s'augmentent journellement. Le climat y est assez doux. Leur printemps commence en octobre et finit en décembre, leur été dure janvier, février, et mars, l'automne est en avril, mai et juin, et leur hiver en juillet, août et septembre. Les chaleurs y sont extrêmes, mais il y a toujours du vent. La Compagnie hollandaise des Indes orientales y a un très beau jardin, et de belles palissades d'un bois qui est toujours vert. La grande allée a de long 1 450 pas, elle est presque tout plantée de citronniers. Ce jardin est par compartiments : on y voit dans l'un des arbres fruitiers et des plantes les plus rares d'Asie, dans l'autre des plantes et des fruits les plus exquis d'Afrique, dans le troisième des arbres à fruits et des plantes les plus estimées en Europe et enfin, dans le quatrième, on y trouve aussi des fruits et des plantes qui viennent de l'Amérique. Ce jardin est très bien entretenu et est fort utile aux Hollandais par la grande quantité d'herbages et de légumes qu'il fournit pour le rafraîchissement de leurs flottes, lorsqu'elles passent en ce lieu, allant aux Indes ou retournant dans leur pays. J'y trouvai un jardinier français qui avait autrefois appris son métier dans les jardins de Monsieur à Saint-Cloud (4). La terre y est très bonne et rapporte beaucoup de blé, et tous les grains y viennent en abondance. Un homme digne de foi m'a dit qu'il avait vu cent soixante épis de blé sur une même tige. Les naturels du pays ont la physionomie fine, mais en cela fort trompeuse, il sont très bêtes. Ils vont tout nus à la réserve d'une méchante peau dont ils couvrent une partie de leur corps. Ils ne cultivent pas la terre, ils ont beaucoup de bestiaux, comme moutons, bœufs, vaches, cochons. Ils ne mangent presque point de ces animaux et ne se nourrissent quasi que de lait et de beurre qu'ils font dans des peaux de mouton. Ils ont une racine qui a le goût de noisette, qu'ils mangent au lieu de pain. Ils ont la connaissance de beaucoup de simples dont ils se servent pour guérir leurs maladies et leurs blessures. Les plus grands seigneurs sont ceux qui ont le plus de bestiaux ; ils les vont garder eux-mêmes. Ils ont le plus souvent des guerres les uns contre les autres sur le sujet de leurs pâturages. Ils sont fort tourmentés des bêtes sauvages, y ayant une grande quantité de lions, léopards, tigres (5), loups, chiens sauvages, élans, éléphants. Tous ces animaux-là leur font la guerre, et à leurs bestiaux. Ils ont pour toutes armes une manière de lance qu'ils empoisonnent pour faire mourir ces animaux quand ils les ont blessés. Ils ont des espèces de filets avec lesquels ils enferment leurs bestiaux la nuit. Il n'ont point de religion. À la vérité, dans la pleine lune, ils font quelques cérémonies, mais qui ne signifient rien. Leur langue est fort difficile à apprendre. Il y a une grande quantité de gibier, comme faisans, de trois ou quatre sortes de perdrix, paons, lièvres, lapins, chevreuils, cerfs et sangliers. Les cerfs y sont en si grande abondance que l'on en voit des 20 000 ensemble dans des plaines, ce qui m'a été assuré par des gens dignes de foi. Nous avons mangé d'une partie de ce gibier, qui est très bon et d'un goût admirable. Les moutons y sont en ce lieu d'une grosseur prodigieuse, pesant ordinairement 80 livres. Il y a aussi grand nombre de bœufs et de vaches. La mer en cette baie est fort poissonneuse, et le poisson y est très bon. Il y en a un qui a le goût du saumon et qui est fort gros. Il y a quantité de loups marins (6), et en nous promenant ils venaient faire cent tours devant la poupe de notre canot. On tira dessus sans en pouvoir tuer aucun. Il y a quantité de chevaux sauvages, qui sont les plus beaux du monde. Ils sont rayés de raies blanches et noires (j'en ai rapporté la peau d'un) (7). On ne les saurait qu'à grand-peine dompter. Comme ce pays est très bon, les Hollandais y feront de grands colonies. ils envoient tous les ans faire de nouvelles découvertes dans les terres. On dit qu'ils y ont trouvé des mines d'or et d'argent, mais qu'ils se gardent bien de le vouloir dire. Les eaux y sont admirables, et on y trouve des sources en abondance. Les rivières, qui y sont en grand nombre, y ont abondance de poissons.
NOTES
1 - L'abbé de Choisy partageait le même avis. Dans son journal du 12 avril, il écrivait : ... l'eau est admirable, et, ce qu'on aurait de la peine à croire, nous buvons frais, non pas à la glace, mais comme si l'eau avait été au fond du puits. Le fond de cale est bien aussi creux qu'un puits. Cinq ans plus tard, Robert Challe qui suivait le même trajet, démentait formellement l'abbé de Choisy : N'en déplaise à M. l'abbé de Choisy, je ne lui passerai point ce qu'il dit dans son journal, que le fond de cale de l' Oiseau sur lequel il a fait le voyage de Siam était frais comme une cave, et conséquemment ne se ressentait point des chaleurs de la ligne. C'est qu'il n'est point descendu dans ce fond de cale, qu'il a écrit comme bon lui a semblé, sans daigner seulement s'instruire s'il écrivait vrai. Duval, notre maître d'hôtel, qui a fait le même voyage que lui et sur le même vaisseau, et que je viens d'envoyer quérir et d'interroger, m'a répondu que le fond de cale de l' Oiseau était tout aussi chaud qu'est présentement le nôtre, où on ne peut respirer. (Journal d'un voyage fait aux Indes orientales..., 1721, I, pp. 347-348). ⇑
2 - Là encore, Robert Challe se montre durement ironique envers ces messieurs qui suaient à grosses gouttes sous leurs habits, mais jamais, au grand jamais, n'auraient voulu paraître en bras de chemise, de crainte de compromettre leur dignité : Il dit encore que la chaleur sous le soleil et sous la ligne ne fut pas assez forte pour les obliger à quitter leurs habits de drap. Que ne dit-il, comme Duval [le maître d'hôtel du navire] que c'était la gravité de leur ministère, à M. le chevalier de Chaumont et à lui, qui les empêchait de se dépouiller ; qu'ils aimaient mieux suer que de donner à connaître qu'ils étaient des hommes pétris de la même pâte que les autres qui, par respect pour eux, n'osaient paraître en leur présence qu'en habit décent, mais qui se mettaient en chemise sitôt qu'ils les perdaient de vue, et qui avaient posé comme des sentinelles pour être avertis du moment qu'ils allaient paraître, afin d'avoir le temps de reprendre, ou leurs vestes, ou leurs justaucorps. Cela aurait été conforme à la vérité, et ne donnerait pas lieu de croire qu'il a voulu faire entendre que le soleil et le climat se sont démentis, ou que Dieu a fait un miracle en leur faveur... (...) Je n'accuse point M. de Choisy d'amour-propre, cette basse passion ne convient point à un homme d'honneur et de son caractère, mais il me permettra de dire qu'une petite pointe de vanité fait faire souvent des faux pas, quand nous voulons nous tirer de notre humanité et nous élever à l'héroïsme. (Op. cit., pp. 348-349). ⇑
3 - Isaac de l’Ostal de Saint-Martin (1629 ?-1691) passionné d’histoire, de langues et de botanique, était au service de la Compagnie hollandaise à Batavia depuis 1662.
4 - Le château de Saint-Cloud avait été offert par Louis XIV à son frère cadet, Monsieur, Philippe d'Orléans (1640-1701), duc d'Anjou et duc d'Orléans. Lors de leur séjour en France, les deux ambassadeurs du roi Naraï qui retournaient au Siam avec le chevalier de Chaumont avaient été invités à Saint-Cloud. Ces mandarins, qui avaient choqué la Cour par leur indifférence, leur indolence, voire leur grossièreté, surprirent fort ce jour-là le père Bénigne Vachet qui organisait leur séjour : Je ne sais où mes Siamois avaient marché ce jour-là, ou plutôt si quelques vins et liqueurs qu'on avait servis, et qu'ils trouvèrent très bons, ne leur avaient pas réjoui la tête, car il est certain qu'ils me parurent tout autres que je ne les avais encore vus ; la joie se peignait sur leurs visages ; ils admiraient tout ce qu'on leur montrait ; ils relevaient les moindres choses au-dessus de tout ce qu'ils avaient vu à Versailles ; en un mot, ils payèrent de leur personne au-delà de toutes mes espérances. On leur fit quelques présents. Puis on les reconduisit à Paris dans les carrosses de Monsieur et avec ses gardes pour les accompagner (Cité par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 146). Le château de Saint-Cloud fut bombardé et incendié pendant la guerre de 1870. Il n'en subsiste que le parc.
5 - Il n'y a pas de tigres en Afrique. Buffon dénoncera l'abus de langage qui consistait à appeler tigre tous les animaux dont la peau étaient tachetée, mouchetée ou tigrée. MM. de l'Académie des sciences ont suivi le torrent, et ont aussi appelé tigres les animaux à peau tigrées qu'ils ont disséqués, et qui sont cependant très différents du tigre. (Buffon, Œuvres complètes, IX, Le Vasseur, 1884-1886, p. 180).
6 - Vraisemblablement des phoques, qui abondent sur les côtes d'Afrique du Sud, comme par exemple à Duiker Island, l'île aux phoques, à quelques kilomètres du Cap.
7 - Le père Tachard évoque également ces animaux, qui sont en fait des zèbres des montagnes du Cap, Equus zebra zebra : On a vu des chevaux et des ânes d'une rare beauté. Les premiers ont la tête extrêmement petite, et les oreilles assez longues. Ils sont tout couverts de bandes noires et blanches, qui leur prennent du haut en bas de la largeur de quatre doigts, ce qui font un effet fort agréable. J'en ai vu la peau d'un qu'on avait tué, et que M. l'ambassadeur a achetée pour porter en France comme une chose fort curieuse. (Voyage de Siam des pères jésuites, 1686, p. 91).
24 janvier 2019