II - Du Cap de Bonne-Espérance à Batavia.
Nous partîmes de cette rade le 7 juin avec un vent si favorable de nord et de nord-nord-ouest qu'il nous mit au large, et le soir nous nous mîmes en route pour Banten. Nous eûmes beaucoup de pluies et la mer fut fort grosse jusque par le travers des îles de Madagascar nord et sud, où je me trouvai le 19 juin (1). Il y a en ces mers-là quantité d'oiseaux, mais point de poisson. Depuis ce temps jusqu'au 20 juillet nous trouvâmes des mers fort rudes et des vents fort variables qui nous obligèrent de courir jusqu'aux quarante degrés sud, où nous rencontrâmes des vents d'ouest qui nous firent faire un très grand chemin. Le 24 suivant, la frégate la Maligne se sépara de nous par un temps fort rude, et la mer fort grosse courant au nord. Le 3 août nous trouvâmes la mer moins agitée et le temps plus doux. À la pointe du jour nous découvrîmes une île à sept ou huit lieues au-devant de nous, ce qui nous surprit, cette île n'étant point marquée sur nos cartes. Elle est située par les 10° 19' latitude sud, et par estime par les 120° 41' longitude. Cette île est une belle connaissance pour aller trouver l'île de Java, qui n'en est éloignée que de 150 lieues, et depuis nous avons reconnu qu'elle est appelée l'île de Mony (2), étant mal marquée sur nos cartes qui la mettent proche celle de Java. Cette île est très haute. Nous courûmes encore deux jours d'un vent assez frais, et le cinquième, sur les huit heures du matin, nous découvrîmes l'île de Java, qui nous donna beaucoup de joie, ainsi que de nous trouver au vent du détroit de la Sonde. Nous fîmes vent arrière terre à terre de l'île, et le septième ensuivant nous nous trouvâmes entre l'île du Prince et celle de l'Empereur (3) qui fait l'entrée du détroit. L'île de l'Empereur est du côté de l'île de Sumatra, et l'île du Prince du côté de Java. Nous fûmes quatre jours entre ces deux îles, les vents et les courants nous étant contraires et si grands que ce que nous gagnions en douze heures, nous le perdions en quatre, à cause des calmes qui venaient quelquefois. Avant d'entrer dans ce détroit, la frégate qui m'avait perdu le 24 juin s'y trouva ce même jour, et nous nous vîmes d'abord sans nous reconnaître. Le 13, nous doublâmes toutes ces îles et nous mouillâmes à une lieue de l'île de Java. Il en vint diverses personnes à mon bord dans de petits bateaux. Elles nous apportèrent des fruits du pays, comme cocos, dont l'eau qui y est renfermée est extrêmement bonne à boire, bananes, melons, citrons, et plusieurs autres de ces sortes de rafraîchissements. Ils firent du bien à l'équipage fort fatigué de la mer, et beaucoup incommodés du scorbut.
Le 16 au matin, nous mouillâmes devant Banten où je trouvai la frégate la Maligne qui m'y attendait depuis deux jours. Le capitaine qui la commandait me vint dire que le gouverneur hollandais de Banten ne lui avait point voulu donner d'entrée, et qu'il lui avait envoyé seulement quelques volailles et quelques fruits. Aussitôt je fis partir M. de Forbin, lieutenant de mon navire, pour faire compliment de ma part à ce gouverneur et le prier de me donner la liberté d'envoyer des malades à terre, de faire de l'eau et de prendre des rafraîchissements. Il fit réponse qu'il n'était pas le maître à Banten, qu'il n'y était que comme conduisant des troupes auxiliaires, et que c'était le roi de Banten qui commandait et qui ne voulait donner entrée à qui que ce soit (4). Les Hollandais se servent du nom de ce roi parce qu'ils ne veulent pas recevoir des vaisseaux étrangers, principalement ceux qui viennent d'Europe. Depuis qu'ils sont maîtres de cette place, ils en ont chassé toutes les autres nations. C'est une grande ville et fort peuplée de naturels du pays. Avant que les Hollandais en fussent maîtres, c'était la place des Indes du plus grand commerce. On y venait d'Europe, de Perse, de la Chine, du Japon, de l'Empire du Moghol et des autres régions des Indes. À présent, les Hollandais en font tout le commerce, qui leur est d'un très grand profit, et l'on pouvait autrefois comparer cette place à Cadix en Espagne. Aussitôt que j'eus reçu la réponse du gouverneur, qui me fit néanmoins dire que si je voulais aller à Batavia, j'y serais très bien reçu, je levai l'ancre et je me mis à la voile pour m'y rendre. Il n'y a que 15 lieues de l'un à l'autre. Je fus trois jours avant que d'y arriver, à cause que n'ayant point de pilote qui y eût été, je rencontrai diverses îles et des bas-fonds qui m'obligeaient à mouiller toutes les nuits et d'aller le jour à petites voiles et à la sonde. J'y arrivai le 18 au soir. Aussitôt que j'y eus mouillé, j'envoyai M. de Forbin au général lui faire compliment et lui demander la liberté de faire descendre tous mes malades à terre, faire de l'eau et prendre des rafraîchissements. Il reçut fort bien mon compliment, et il fit réponse qu'il donnerait ordre pour tout ce qui me serait nécessaire, et à ceux des deux vaisseaux. J'envoyai le lendemain 65 malades à terre, qui furent presque tous guéris en sept jours que je demeurai à Batavia, par le bon traitement et les rafraîchissements que je leur fis faire. Le 19 au matin, le général m'envoya faire compliment par trois officiers, m'offrit tout ce dont j'aurais affaire, et me pria de sa part de descendre à terre pour me délasser des fatigues de la mer, avec offre de son logis, dont je serais le maître absolu. Après les remerciements que je devais, je leur dis que j'aurais souhaité n'avoir pas d'ordre qui m'empêchât de descendre à terre, et que sans cela j'eusse accepté avec joie une pareille honnêteté. Je répondis de la sorte, outre plusieurs autres raisons, pour éviter les cérémonies qu'il aurait fallu faire dans une semblable occasion. Le général m'envoya une grande chaloupe pleine de toutes sortes de fruits des Indes, d'herbes, de pain frais, deux bœufs, deux moutons, et continua ainsi de nous donner tous les deux jours de pareils rafraîchissements. Le 22, j'allai à terre incognito, je me promenai dans toute la ville dans un petit bateau. Cette ville est à peu près comme Venise, elle a des canaux qui traversent toutes les rues et qui sont bordés de grands arbres qui font un ombrage fort agréable, tant sur les canaux que sur les rues. Les maisons y sont bâties comme en Hollande, et de la même propreté. Il y a une citadelle à quatre bastions. Cette ville est entourée d'une muraille et d'un grand fossé fort large, mais peu profond. Les entours en sont très beaux, ce sont toutes maisons de plaisance avec de fort jolis jardins, et des réservoirs où il y a des poissons extraordinaires et de plusieurs couleurs, beaucoup de dorés et d'argentés. Il y a dans la ville des marchands extrêmement riches, et qui n'épargnent rien pour leurs plaisirs. La liberté y est comme en Hollande, principalement à l'égard des femmes. Je parlai avec quatre ou cinq en me promenant dans des jardins, elles sont habillées à la française. Il y a dans Batavia environ 50 carrosses, j'en ai vu quelques-uns fort propres et à la mode de France. Leurs chevaux ne sont pas grands, mais en récompense, ils sont fort vifs. Cette ville est d'un très grand commerce et ses richesses font qu'on y ménage peu l'or et l'argent ; elle est extraordinairement peuplée. Les Hollandais y entretiennent une grosse garnison, ils y ont pour esclaves plus de 3 000 Mores des côtes de Malabar et plusieurs des naturels du pays, qu'ils font vivre avec discipline aux environs de la ville. L'île de Java dans laquelle cette ville est située est fort peuplée, elle a 200 lieues de long et 40 de large. Il y a cinq rois dont les Hollandais sont les maîtres. Tous ces peuples sont mahométans. Je fis demander au général un pilote pour Siam, les miens n'y ayant jamais été. Il m'en fit donner un qui avait fait cette navigation quatre fois. Après toutes ces honnêtetés j'envoyai M. de Forbin le remercier.
NOTES
1 - Il n'y a qu'une île de Madagascar. Peut-être Chaumont parle-t-il de la Réunion et de l'île Maurice, appelées alors île Bourbon (ou île Mascarin) et île Mauritius. ⇑
2 - Cette île figurait sur les cartes hollandaises sous le nom d'île Moni, ou Mony, ou encore Monin, mais avait été nommée île Christmas par William Mynors, navigateur anglais qui la découvrit le jour de Noël 1648 (sans qu'il soit possible d'affirmer qu'il fut le premier). C'est toujours sous ce nom qu'elle est officiellement désignée aujourd'hui. Située à 370 km au sud-ouest de la côte de Java, c'est une dépendance australienne. ⇑
3 - Princen Eiland (L'île au Prince) ainsi que l'appelaient les Hollandais, est maintenant Pulau Panaitan, à 10 km au large de la presqu'île d'Ujung Kulon à l'extrémité occidentale de l'île de Java. Elle est rattachée à la province indonésienne de Pandeglang. Kaisers Eiland (l'île de l'Empereur) était le nom que les Hollandais donnaient alors à l'île Tabuan (ou Taboean) à l'entrée de la baie de Semangka (Keizers-baai, sur les cartes hollandaises).
4 - Le conflit entre le vieux roi Tirtayasa (1631–1695), plus connu des Occidentaux sous le nom de Sultan Ageng Tirtayasa, ou tout simplement Sultan Ageng ou Agung et son fils Abu Nasr Abdul Kahhar, généralement appelé Sultan Haji ou Haji de Banten, ont permis aux Hollandais de mettre la main sur Banten, plaque tournante d'une importance considérable pour le commerce dans les Indes orientales, et de battre en brèche les Portugais dont l'influence était encore grande dans cette région. Mais peu à peu, l'importance de Banten déclina au profit de Batavia (aujourd'hui Jakarta) où la Compagnie néerlandaise des Indes orientales avait installé son siège en 1619. ⇑
24 janvier 2019