ÉTAT DU GOUVERNEMENT, DES MŒURS, DE LA RELIGION
ET DU COMMERCE DU ROYAUME DE SIAM DANS LES PAYS VOISINS
ET PLUSIEURS AUTRES PARTICULARITÉS.
2ème partie.
À l'égard de leurs bateaux et vaisseaux, leurs balons d'État ou bateaux que nous appelons sont les plus beaux du monde. Ils sont d'un seul arbre et d'une longueur prodigieuse. Il y en a qui tiennent 50 jusqu'à 100 et 180 rameurs. Les deux pointes sont très relevées et celui qui les gouverne donnant du pied sur la poupe fait branler tout le balon, et l'on dirait que c'est un cheval qui saute. Tout y est doré avec des sculptures très belles et au milieu il y a un siège fait en forme de trône en pyramide, d'une sculpture très belle et toute dorée, et il y en a plus de cent ornements différents, mais tous bien dorés et très beaux (1).
Autrefois ils n'avaient que des navires faits comme ceux de la Chine, qu'on nomme somme (2). Il y en a encore pour aller au Japon, à la Chine, à Tonkin, mais le roi a fait faire plusieurs vaisseaux à l'européenne, et en a acheté des Anglais quelques-uns, tous agréés et appareillées. Il y a environ cinquante galères pour garder la rivière et la côte. Ces galères ne sont pas comme celles de France, il n'y a qu'un homme à chaque rame, et ils sont environ quarante ou cinquante au plus sur chacune. Les rameurs servent de soldats, le roi ne se sert que des Maures, des Chinois et des Malabars pour naviguer, et s'il y met quelques Siamois pour matelots, ce n'est qu'en petit nombre, et afin qu'ils apprennent la navigation. Les commandants de ses navires sont anglais ou français, parce que les autres nations sont très méchants navigateurs.
Il envoie tous les ans cinq ou six de ces vaisseaux appelés sommes à la Chine, dont il y en a de mille jusqu'à quinze cents tonneaux chargés de quelques draps, corail, de diverses marchandises de la côte de Coromandel et de Surate, du salpêtre, de l'étain et de l'argent ; il en tire des soies crues, des étoffes de soie, des satins, du thé, du musc, de la rhubarbe, des porcelaines, des ouvrages vernis, du bois de la Chine, de l'or et des rubis. Ils se servent de plusieurs racines pour la médecine, entre autres de la couperose (3), ce qui leur apporte de grands profits.
Le roi envoie au Japon deux ou trois sommes, mais plus petites que les autres, chargées des mêmes marchandises, et il n'est pas nécessaire d'y envoyer de l'argent ; les marchandises que l'on y porte sont des moindres, et au meilleur marché, les cuirs de toutes sortes d'animaux y sont bons, et c'est la meilleure marchandise que l'on y peut porter. On en tire de l'or, de l'argent en barre, du cuivre rouge, toutes sortes d'ouvrages d'orfèvrerie, des paravents, des cabinets vernis, des porcelaines, du thé et autres choses. Il en envoie quelquefois un, deux et trois au Tonkin de deux à trois cents tonneaux au plus, avec des draps, du corail, de l'étain, de l'ivoire, du poivre, du salpêtre, du bois de sapin, et quelques autres marchandises des Indes et de l'argent au moins le tiers du capital, on en tire du musc, des étoffes de soie, de la soie crue et jaune, des camelots (4), de plusieurs sortes de satins, du velours, toutes sortes de bois vernis, des porcelaines propres pour les Indes et de l'or en barre. À Macao, le roi envoie un navire au plus chargé de pareilles marchandises qu'à la Chine. On y peut encore envoyer quelque mercerie, des dentelles d'or, d'argent et de soie et des armes, on en tire des mêmes marchandises que de la Chine, mais pas à si bon compte.
À Laos le commerce se fait par terre ou par la rivière, ayant des bateaux plats, on y envoie des draps et des toiles de Surate et de la côte, et on en tire des rubis, du musc, de la gomme, des dents d'éléphants, du camphre, des cornes de rhinocéros, des peaux de buffles et d'élans à très bon marché, et il y a grand profit à ce commerce que l'on fait sans risque.
À Cambodge, on envoie des petites barques avec quelques draps de toiles de Surate et de la côte, des ustensiles de cuisine qui viennent de la Chine, on en tire des dents d'éléphants, du benjoin, trois sortes de gomme-gutte (5), des peaux de buffles et d'élans, des nids d'oiseaux pour la Chine dont je parlerai bientôt et des nerfs de cerfs (6).
On envoie aussi à la Cochinchine, mais rarement, car ce peuple n'est pas bien traitable parce qu'ils sont la plupart de méchante foi, ce qui empêche le commerce. On y porte de l'argent du Japon où l'on profite considérablement, du laurier rouge, de la cire jaune, du riz, du plomb, du salpêtre, quelques draps rouges et noirs, quelques toiles blanches, de la terre rouge, du vermillon et vif argent.
On en tire de la soie crue, du sucre candi et de la cassonade, peu de poivre, des nids d'oiseaux qui sont faits comme ceux des hirondelles qu'on trouve sur des rochers au bord de la mer. Ils sont de très bon commerce pour la Chine et pour plusieurs autres endroits (7), car après avoir bien lavé ces nids et les avoir bien séchés, ils deviennent durs comme de la corne et on le met dans des bouillons. Ils sont admirables pour les maladies de langueur et pour les maux d'estomac. J'en ai apporté quelques-uns en France, du bois d'aigle et de calamba (8), du cuivre et autres marchandises qu'on y apporte du Japon, de l'or de plusieurs touches, et du bois de Japon.
Lorsqu'on ne trouve pas de navire à fret, on en envoie un à Surate, chargé avec du cuivre, de l'étain, du salpêtre, de l'alun, des dents d'éléphants, du bois de Japon, et plusieurs autres marchandises qui viennent des autres parts des Indes, on en tire des toiles et autres marchandises d'Europe, quand il n'en vient point à Siam.
On envoie à la côte de Coromandel, Malabar, et Bengale et de Tenasserim, des éléphants, de l'étain, du salpêtre, du cuivre, du plomb, et l'on en tire des toiles de toutes sortes.
On envoie à Bornéo rarement. C'est une île qui est proche de celle de Java, d'où l'on tire du poivre, du sang de dragon (9), camphre blanc, cire jaune, bois d'aigle, du bray (10), de l'or, des perles, et des diamants les plus beaux du monde. On y envoie des marchandises de Surate, c'est à dire des toiles, quelques pièces de drap rouge et vert, et de l'argent d'Espagne.
Le prince qui possède cette île ne souffre qu'avec peine le commerce, et il craint toujours d'être surpris. Il ne veut pas permettre à aucune nation européenne de s'établir chez lui. Il y a eu des Français qui y ont commercé, il se fie plus à eux qu'à aucune autre nation.
On envoie encore à Timor, île prochaine des Moluques, d'où l'on tire de la cire jaune et blanche, de l'or de trois touches, des esclaves, du gamouty noir (11) dont on se sert pour faire des cordages, et on y envoie des toiles de Surate, du plomb, des dents d'éléphants, de la poudre, de l'eau-de-vie, quelques armes, peu de drap rouge et noir, et de l'argent. Le peuple y est paisible, et négocie fort bien. Il y a grand nombre de Portugais.
À l'égard des marchandises du crû de Siam, il n'y a que de l'étain, du plomb, du bois de sapan (12), de l'ivoire, des cuirs d'élans et d'éléphants. Il y aura quantité de poivre en peu de temps, c'est-à-dire l'année prochaine, de l'arec, du fer en petits morceaux, du riz en quantité, mais l'on y trouve des marchandises de tous les lieux spécifiés ci-dessus, et à assez bon compte. On y apporte quelques draps et serges d'Angleterre, peu de corail et d'ambre, des toiles de la côte de Coromandel et de Surate, de l'argent en piastre que l'on troque, mais comme je l'ai dit, maintenant que la plupart des marchands ont quitté depuis que le roi a voulu faire le commerce, les étrangers n'y apportent que très peu de choses, que les navires qui ont accoutumé d'y venir n'y sont pas venus l'année dernière, et on n'y trouve rien, et si peu qu'il y en a, il est entre les mains du roi, et ses ministres les vendent au prix qu'ils veulent.
Le royaume de Siam a près de 300 lieues de long, sans y comprendre les royaumes tributaires, à savoir Cambodge, Gehor, Patavi [Patani], Queda, etc. du septentrion au midi. Il est plus étroit de l'Orient à l'Occident. Il est borné du côté du Septentrion par le royaume de Pegu et par la mer du Gange du côté du couchant, du Midi par le petit détroit de Malacca, qui fut enlevé au roi de Siam par les Portugais. Ils l'ont possédé plus de soixante ans (13). Les Hollandais le leur ont pris, et le possèdent encore. Du côté d'Orient, il est borné par la mer et par les montagnes qui le séparent de Cambodge et de Laos.
La situation de ce royaume est avantageuse à cause de la grande étendue de ses côtes, se trouvant comme entre deux mers qui lui ouvrent le passage à tant de vastes régions. Ses côtes ont 500 lieues de tour. On y aborde de toutes parts, du Japon, de la Chine, des îles philippines, du Tonkin, de la Cochinchine, de Siampa, de Cambodge, des îles de Java, de Sumatra, de Golconde, de Bengale, de toute la côte de Coromandel, de Perse, de Surate, de Lameque, de l'Arabie et d'Europe, c'est pourquoi l'on y peut faire un grand commerce, supposé que le roi permette à tous les marchands étrangers d'y revenir comme ils le faisaient autrefois.
Le royaume se divise en onze province, savoir celle de Siam, de Matavin, de Tenasserim, de Jonsalam, de Reda, de Pra, d'Ior, de Paam, de Parana, de Ligor, de Siama (14). Ces provinces là avaient autrefois la qualité de royaume, mais elles sont aujourd'hui sous la domination du roi de Siam qui leur donne des gouverneurs. Il y en a telles qui peuvent retenir le nom de principauté, mais les gouverneurs dépendent du roi et lui paient tribut. Siam est la principale province de ce royaume, la ville capitale est située à quatorze degrés et demi de latitude du nord, sur le bord d'une très grande et belle rivière, et les vaisseaux tous chargés la passent jusqu'aux portes de la ville, qui est éloignée de la mer de plus de 40 lieues et s'étend à plus de 200 lieues dans le pays, et par ce moyen elle conduit dans une partie des provinces dont j'ai parlé ci-dessus. Cette rivière est fort poissonneuse et les rivages sont assez bien peuplés, quoiqu'ils demeurent inondés une partie de l'année. Le terroir y est passablement fertile mais très mal cultivé. L'inondation provient des grandes pluies qu'il y tombe durant trois ou quatre mois de l'année, ce qui fait beaucoup croître leur riz, en sorte que plus l'inondation dure, plus les récoltes du riz sont en abondance, et loin de s'en plaindre, ils ne craignent que la trop grande sécheresse. Il y a beaucoup de terre en friche, et faute d'habitants elles ont été dépeuplées par les guerres précédentes, et comme ils sont ennemis du travail, ils n'aiment à faire que les choses aisées. Ces plaines abandonnées et ces épaisses forêts qu'on voit sur les montagnes servent de retraite aux éléphants, aux tigres, aux bœufs et vaches sauvages, aux cerfs, aux biches, rhinocéros, et autres animaux que l'on y trouve en quantité.
À l'égard des plantes et des fruits, il y en a plusieurs dans le pays, mais qui ne sont pas rares et qui ne se peuvent porter que difficilement en France, à cause de la longueur de la navigation. Il n'y a point d'oiseaux particuliers que ne soient en France, à la réserve d'un oiseau fait comme un merle, qui contrefait l'homme à l'égard du rire, du chanter et du siffler. Les fruits les plus estimés y sont les durions. Ils ont une odeur très forte qui n'agrée pas à plusieurs, mais à l'égard du goût, il est très excellent. Ce fruit est très chaud et très dangereux pour la santé, quand on en mange beaucoup ; il y a un gros noyau, à l'entour duquel est une espèce de crème renfermée dans une écorce environnée de plusieurs piquants, et qui est faite en pointe de diamant. Mon goût n'a jamais pu s'y accommoder. La mangue en ce pays-là est en prodigieuse quantité, et c'est le meilleur fruit des Indes, d'un goût exquis, n'incommodant aucunement à moins que d'en manger en trop grande quantité, alors elle pourrait bien causer la fièvre. Elle a la figure d'une amande, mais aussi grosse qu'une poire de Messire-Jean, sa peau est assez mince et a la chair jaune. Le mangoustan est un fruit ressemblant à une noix verte, qui a dedans un fruit blanc d'un goût aigret et agréable, et qui approche fort de celui de la pêche et de la prune, il est très froid et restraintif.
Le Jacques [jaque] est un gros fruit qui est bon, mais très chaud et indigeste, et cause le flux de ventre quand on en mange avec excès.
La nana [l'ananas] est presque comme le durion, c'est-à-dire à l'égard de la peau. Il a au bout une couronne de feuilles comme celle de l'artichaut. La chair en est très bonne et a le goût de la pêche et de l'abricot tout ensemble. Il est très chaud et furieux, ce qui fait que l'on le mange ordinairement trempé dans du vin.
La figue est un fruit très doux, suave et bienfaisant, cependant un peu flegmatique. Il y en a pendant toute l'année.
L'ate [anone ?] est un fruit doux et très bon, et ne fait point de mal. Il y en a qui l'estiment plus que tous les fruits des Indes. Il y a des oranges en très grande quantité de plusieurs sortes très bonnes et fort douces.
La pataïe [papaye] est un fruit très bon mais l'arbre qui le porte ne dure que deux ans.
Il y a de toute sorte d'oranges en quantité et de très bon goût.
Le pamplemousse est un fruit très bon pour la santé à peu près comme l'orange, mais qui a un petit goût aigret. Il y a plusieurs autres fruits qui ne sont pas fort bons.
On a commencé il y a quelques années à semer beaucoup de blé dans le pays haut proche des montagnes qui y vient bien et est très bon. On y a planté plusieurs fois des vignes qui y viennent bien, mais qui ne peuvent durer, à cause d'une espèce de fourmi blanche qui la mange jusqu'à la racine. Il y a beaucoup de cannes de sucre qui rapportent extrêmement ; il a aussi du tabac en quantité que les Siamois mangent avec l'arec et la chaux.
À l'égard de l'arec, les Siamois estiment ce fruit plus que tout autre, et c'est leur manger ordinaire. Il y en a une si grande quantité que les marchés en sont pleins, et un Siamois croirait faire une grande incivilité s'il parlait à quelqu'un sans avoir la bouche pleine d'arec, de bétel, de chaux et de tabac (15).
Il y a grande quantité de riz dans tout le royaume et à très bon compte, et comme ce pays est toujours inondé, cela fait qu'il est plus abondant, car le riz se nourrit dans l'eau et à mesure que l'eau croît, le riz croît pareillement, et si l'eau croît d'un pied en vingt-quatre heures, ce qui arrive quelquefois, le riz croît aussi à proportion et a toujours sa tige au-dessus de l'eau. Il ne reste que cinq ou six mois au plus en terre, il vient comme l'avoine.
Il n'y a point de ville dans l'Orient où l'on voit plus de nations différentes que dans la ville de Siam, et où l'on parle de tant de langues différentes (16). Elle a deux lieues de tour et une demi-lieue de large, elle est très peuplée, quoiqu'elle soit presque toujours inondée, en sorte qu'elle ressemble plutôt à une île. Il n'y a que des Maures, des Chinois, des Français et des Anglais qui demeurent dans la ville, toutes les autres nations étant logées aux environs par camps, c'est-à-dire chaque nation ensemble. Si elles étaient assemblées elles occuperaient autant d'espace que la ville qui était autrefois très marchandes, mais les raisons que j'ai dites ci-devant empêchent la plupart des nations étrangères d'y venir et d'y rien porter.
Le peuple est obligé de servir le roi quatre mois de l'année régulièrement, et durant toute l'année, s'il en a besoin. Il ne leur donne pas un sol de paie, étant obligé de se nourrir eux-mêmes et de s'entretenir ; c'est ce qui a fait que les femmes travaillent afin de nourrir leurs maris.
À l'égard des officiers, depuis les plus grands seigneurs de la Cour jusqu'au plus petit du royaume, le roi ne leur donne que de très petits appointements. Ils sont aussi esclaves que les autres, et c'est ce qui lui épargne beaucoup d'argent. Les provinces éloignées dont les habitants ne le servent point actuellement lui payent un certain tribut par tête. J'arrivai dans le temps que le pays était tout à fait inondé. La ville en paraît plus agréable, les rues en sont extrêmement longues, larges et fort droites, il y a aux deux côtés des maisons bâties sur des pilotis et des arbres plantés tout à l'entour, ce qui fait une verdeur admirable, et on n'y peut aller qu'en balon. En la regardant l'on croirait voir d'un coup d'œil une ville, une mer et une vaste forêt où l'on trouve quantité de pagodes qui sont leurs églises, et la plupart sont fort dorées. À l'entour de ces pagodes, il y a comme des cimetières plantés d'arbres (17) la plupart fruitiers. Les maisons des talapoins sont les plus grandes et les plus belles et sont en très grand nombre.
Ce pays-là est plus sain que les autres des Indes. Les Siamois sont communément assez bien faits, quoiqu'ils aient tous le visage basané. Leur taille est assez grande, leurs cheveux sont noirs, ils les portent assez courts à cause de la chaleur. Ils se baignent souvent, ce qui contribue à la conservation de leur santé. Les Européens qui y demeurent en font de même pour éviter les maladies. Ils tiennent leurs marchés sur des places inondées dans leurs balons pendant six ou sept mois de l'année que l'inondation dure (18).
Le roi se lève du matin et tient un grand Conseil vers les dix heures, où l'on parle de toutes sortes d'affaires, qui dure jusqu'à midi. Après qu'il est fini, ses médecins s'assemblent pour savoir l'état de sa santé, et ensuite il va dîner. Il ne fait qu'un repas par jour, l'après-dînée il se retire dans son appartement où il dort deux ou trois heures, et l'on ne sait pas à quoi il emploie le reste du jour, n'étant permis pas même à ses officiers d'entrer dans sa chambre. Sur les dix heures du soir, il tient un autre Conseil secret, où il y a sept ou huit mandarins de ceux qu'il favorise le plus, ce Conseil dure jusqu'à minuit. Ensuite on lui lit des histoires ou des vers qui sont faits à leurs manières, pour le divertir (19) et d'ordinaire après ce Conseil, M. Constance demeure seul avec lui, auquel il parle à cœur ouvert. Comme le roi lui trouve un esprit tout à fait vaste, sa conversation lui plaît, et il lui communique toutes ses plus secrètes pensées. Il ne se retire d'ordinaire qu'à trois heures après minuit pour s'aller coucher. Voilà la manière dont le roi vit toujours, et de cette sorte toutes les affaires de son royaume passent devant lui. Dans de certains temps il prend plaisir à la chasse, comme j'ai dit. Il aime fort les bijoux, même ceux d'émail et de verre, il est toujours fort proprement vêtu, il n'a d'enfants qu'une fille, que l'on appelle la princesse reine, âgée d'environ 27 ou 28 ans. Le roi l'aime beaucoup. On m'a dit qu'elle était bien faite, mais jamais les hommes ne la voient. Elle mange dans le même lieu et en même temps que le roi, mais à une table séparée, et ce sont des femmes qui les servent qui sont toujours prosternées (20).
Cette princesse a sa cour composée des femmes des mandarins qui la voient tous les jours, et elle tient conseil avec ses femmes de toutes ses affaires, elle rend justice à ceux qui lui appartiennent, et le roi lui ayant donné des provinces dont elle tire le revenu et en entretient sa maison, elle a ses châtiments et exerce la justice. Il y est arrivé quelquefois que lorsque quelques femmes de sa maison ont été convaincues de médisances d'extrême considération, ou d'avoir révélé des secrets de très grande importance, elle leur a fait coudre la bouche.
Avant la mort de la reine sa mère, elle avait à ce que l'on dit du penchant à faire punir avec plus de sévérité, mais du depuis qu'elle l'a perdue, elle en use avec beaucoup plus de douceur. Elle va quelquefois à la chasse avec le roi, mais c'est dans une fort belle chaise placée sur un éléphant et où quoiqu'on ne la voie point, elle voit néanmoins tout ce qui s'y passe. Il y a des cavaliers qui marchent devant elle pour faire retirer le monde, et si par hasard il se trouvait quelque homme sur son chemin qui ne pût pas se retirer, il se prosterne en terre et lui tourne le dos. Elle est tout le jour enfermée avec les femmes, ne se divertissant à faire aucun ouvrage. Son habillement est assez simple et fort léger : elle est nue-jambes, elle a à ses pieds des petites mules sans talons d'une autre façon que celles de France. Ce qui lui sert de jupe est une pièce d'étoffe de soie ou de coton qu'on appelle pagne, qui l'enveloppe depuis la ceinture en bas et s'attache par les deux bouts, qui n'est point plissée. De la ceinture en haut elle n'a rien qu'une chemise de mousseline qui lui tombe dessus cette manière de jupe, et qui est faite de même que celle des hommes. Elle a une écharpe sur la gorge qui lui couvre le col et qui passe par-dessous les bras, elle est toujours nu-tête et n'a pas les cheveux plus longs que de quatre ou cinq doigts, ils lui font comme une tête naissante. Elle aime fort les odeurs, elle se met de l'huile à la tête, car il faut en ces lieux-là que les cheveux soient luisants pour être beaux. Elle se baigne tous les jours, même plus d'une fois, qui est la coutume de toutes les Indes, tant à l'égard des hommes que des femmes. J'ai appris tout ceci de Mme Constance qui va souvent lui faire sa cour. Toutes les femmes qui sont dans sa chambre sont toujours prosternées et par rang, c'est-à-dire les plus vieilles sont les plus proches d'elle, et elles ont la liberté de regarder la princesse, ce que les hommes n'ont point avec le roi, de quelque qualité qu'ils soient, car tant qu'ils sont devant lui, ils sont prosternés et même en lui parlant.
Le roi a deux frères. Les frères du roi héritent de la couronne de Siam préférablement à ses enfants (21). Quand le roi sort pour aller à la chasse ou à la promenade, on fait avertir tous les Européens de ne se point trouver sur son chemin, à moins qu'ils ne veuillent se prosterner un moment. Avant qu'il sorte de son palais on entend des trompettes et des tambours qui avertissent et qui marchent devant le roi. À ce bruit, les soldats qui sont en haie se prosternent le front contre terre et tiennent leurs mousquets sous eux. Ils sont en cette posture autant de temps que le roi les peut voir de dessus son éléphant, où il est assis dans une chaise d'or couverte, la garde à cheval qui l'accompagne et qui est composée de Maures est environ quarante maîtres marchant sur les ailes. Toute la maison du roi est à pied devant, derrière, et à côté, tenant les mains jointes, et elle le suit de cette manière. Il y a quelques mandarins des principaux qui le suivent sur des éléphants, dix ou douze officiers qui portent de grands parasols tout à l'entour du roi, et il n'y a que ceux-là qui ne se prosternent point, car dès le moment que le roi s'arrête, tous les autres se prosternent, et même ceux qui sont sur les éléphants. Quant à la manière que le roi de Siam observe à la réception des ambassadeurs, comme ceux de la Cochinchine, de Tonkin, de Golconde, des Malais, de Java et des autres rois, il les reçoit dans une salle couverte de tapis, les grands et principaux du royaume sont dans une autre salle un peu plus basse, et les autres officiers de moindre qualité dans une autre salle encore plus basse, tous prosternés sur des tapis en attendant que le roi paraisse par une fenêtre qui est vis-à-vis. La salle où doivent être les ambassadeurs est élevée d'environ dix ou douze pieds et distante de cette salle de trente pieds. L'on sait que le roi va paraître par le bruit des trompettes, des tambours et des autres instruments. Les ambassadeurs sont derrière une muraille qui renferme cette salle, qui attendent la sortie du roi et ordre des ministres que le roi envoie appeler par un des officiers de sa chambre, suivant la qualité des ambassadeurs, et ses officiers servent en telles occasions. Après que les ministres ont la permission du roi, on ouvre la porte de la salle, et aussitôt les ambassadeurs paraissent avec leur interprète et l'officier de la chambre du roi qui sert de maître de cérémonies et marchent devant eux prosternés sur des tapis qui sont sur la terre, faisant trois révérences la tête en bas à leur manière, après quoi le maître des cérémonies marche à genoux les mains jointes, l'ambassadeur avec ses interprètes le suit en la même posture avec beaucoup de modestie jusqu'au milieu de la distance d'où il doit aller, et fait trois révérences en la même forme. Il continue à marcher jusqu'au coin le plus proche des salles où les grands sont, et il recommence à faire des révérences où il s'arrête. Il y a une table entre le roi et l'ambassadeur, distante de huit pieds, où sont les présents que l'ambassadeur apporte au roi, et entre cette table et les ambassadeurs il y a un mandarin qui reçoit les paroles de Sa Majesté, et dans cette salle sont les ministres du roi distants de l'ambassadeur d'environ trois pas, et le capitaine qui gouverne la nation d'où est l'ambassadeur est entre lui et les ministres. Le roi commence à parler le premier et non l'ambassadeur, ordonnant à ses ministres de s'informer de l'ambassadeur quand il est parti de la présence du roi son maître, si le roi et toute la famille royale était en santé, auquel l'ambassadeur répond ce qui en est par son interprète. L'interprète le dit au capitaine de la nation d'où est l'ambassadeur, le capitaine au barcalon et le barcalon au roi. Après cela le roi fait quelques demandes sur deux ou trois points concernant l'ambassadeur, ensuite le roi ordonne à l'officier qui est proche la table de donner du bétel à l'ambassadeur, ce qui sert de signal pour que l'on lui présente une veste, et incontinent le roi se retire au bruit des tambours, des trompettes et des autres instruments. La première audience de l'ambassadeur se passe entre lui et le ministre, qui examine la lettre et les présents du prince qui l'a envoyé. L'ambassadeur ne présente point la lettre au roi, mais au ministre, après quelques jours du Conseil tenu sur ce sujet (22).
Quand ce sont des ambassadeurs des rois indépendants de quelque couronne, que ce soit de ses pays, comme Perse, grand Moghol, l'empereur de la Chine, de Japon, on les reçoit en la manière suivante : Les grands du premier et du second ordre vont aux pieds de la fenêtre où est le roi se prosterner suivant leurs qualités sur des tapis, et ceux du troisième, quatrième et cinquième sont dans une salle plus basse et attendent la sortie du roi qui paraît par une fenêtre qui est enfoncée dans la muraille, et élevée de dix pieds. Les ambassadeurs sont dans un lieu hors du palais, en attendant le maître des cérémonies qui les vient recevoir, et l'on fait les mêmes cérémonies dont j'ai parlé ci-dessus. L'ambassadeur entrant dans le palais lève les mains sur sa tête et marche entre deux salles qu'il y a et monte des degrés qui sont vis-à-vis la fenêtre où est le roi, et quand il est au haut, il pose un genou en terre, et aussitôt on ouvre une porte pour qu'il puisse paraître devant le roi ; ensuite on pratique les mêmes cérémonies qui viennent d'être marquées ci-devant. Il y a un bandège (23) ou plat d'or sur la table où est la lettre traduite et ouverte, ayant été reçue par les ministres quelques jours auparavant dans une salle destinée à cet usage. Quand l'ambassadeur est dans sa place, le lieutenant du ministre prend la lettre et la lit tout haut, après demande à l'ambassadeur par son ministre, son ministre par le capitaine de la nation, et le capitaine par l'interprète, et l'interprète enfin parle à l'ambassadeur. Ces demandes sont si le roi son maître et la famille royale sont en santé, et s'il l'a chargé de quelque autre chose qui ne fût pas dans la lettre, à quoi l'ambassadeur répond ce qui en est. Le roi lui fait encore trois ou quatre demandes, et donne ordre qu'on lui donne une veste et du bétel ; après quoi le roi se retire au bruit des tambours et des trompettes, et l'ambassadeur reste un peu de temps, et ceux qui l'ont reçu le reconduisent jusqu'à son logis sans autre accompagnement ; et comme j'appris cette manière de recevoir les ambassadeurs qui ne me parut pas répondre à la grandeur du monarque de la part de qui je venais, j'envoyai au roi de Siam deux mandarins qui étaient avec moi de sa part, pour savoir ce que je souhaiterais, pour le prier de me faire la même réception que l'on a accoutumé de faire en France, ce qu'il m'accorda de la manière que je l'ai raconté ci-devant.
NOTES
1 - Ces embarcations ont émerveillé tous les voyageurs qui en ont rapporté de nombreuses illustrations. On a trouvera tout au long de ce site :
C'est un bateau de parade léger très long et très étroit n'ayant pas plus de sept pieds de large. Il y a des rameurs des deux côtés qui ne sont qu'à un demi-pied de l'eau, et ont pour rame une espèce de pelle de bois qu'on appelle pagaie. Il y a de ces sortes de bateaux qui ont 120 rameurs, d'autres moins, cela va d'une vitesse extraordinaire. Il y a dans le milieu une espèce de trône, ou loge, et au-dessus une impériale en pyramide. À l'entrée des ambassadeurs, la lettre du roi était sur un de ces trônes.
Vue de la résidence du roi de Siam avec l'entrée magnifique de l'ambassadeur de France, laquelle se fit sur le Menam avec 150 balons ou navires d'État à la Siamoise, l'an 1685 au mois d'octobre. D'après le Voyage de Siam par le père Tachard.
2 - Bateau chinois à fond plat, à voile unique, servant aussi d'habitation.
3 - Nom ancien de plusieurs sulfates. On appelait couperose verte le sulfate de fer, couperose blanche le sulfate de zinc, et la couperose bleue le sulfate de cuivre. (Littré). Pour l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, la couperose était une espèce de vitriol. ⇑
4 - Étoffe de poil ou de laine mêlée quelquefois de soie en chaîne. Le camelot était une étoffe de qualité médiocre et de peu de valeur, qui est à l'origine du mot camelote. ⇑
5 - Gomme résine, qui formant avec l'eau une émulsion d'un beau jaune, sert à l'aquarelle. La gomme-gutte est aussi un purgatif drastique. (Littré). ⇑
6 - Les nerfs de cerf constituaient un mets très apprécié par les Chinois. Ils sont évoqués dans la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise par le père Jean-Baptiste du Halde (1735, II, p. 118) : Leurs mets le plus délicieux et le plus en usage dans les festins des grands, sont les nerfs de cerf et les nids d'oiseau qu'ils préparent avec soin. Ils exposent ces nerfs au soleil pendant l'été, et pour les conserver, ils les renferment avec de la fleur de poivre et de muscade. Quand ils veulent les apprêter pour les servir à table, ils les amollissent en les trempant dans de l'eau de riz ; et les ayant fait cuire dans du jus de chevreau, ils les assaisonnent de plusieurs épiceries. ⇑
7 - Le père Jean-Baptiste du Halde évoque les nids d'hirondelle dans sa Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise (1735, II, p. 118) : Pour ce qui est des nids d'oiseau, ils se prennent le long des côtes du Tonkin, de Java, de la Cochinchine, etc. Ces oiseaux, qui ressemblent par le plumage aux hirondelles, font leurs nids, et les attachent aux rochers qui sont sur le bord de la mer. On ne sait pas de quelle matière ils composent ces nids, on croit que c'est de petits poissons qu'ils tirent de la mer. Ce qu'on sait certainement, c'est qu'ils jettent par le bec une humeur gluante dont ils se servent comme de gomme, pour attacher leur nid au rocher. On les voit aussi prendre de l'écume de mer, en volant à fleur d'eau, dont ils lient ensemble toutes les parties du nid, de même que les hirondelles les lient avec de la boue. Cette matière étant desséchée devient solide, transparente, et d'une couleur qui tire quelquefois un peu sur le vert, mais qui est toujours blanche lorsqu'ils sont frais. Aussitôt que les petits ont quitté leurs nids, les gens du lieu s'empressent de les détacher, et en remplissent des barques entières. Ils sont de la grandeur et de la forme de la moitié d'une écorce de gros citron confit : on les mêle avec d'autres viandes, et ils en relèvent le goût.
Ces nids sont toujours très appréciés, notamment en Chine, mais les hirondelles se raréfient et les prix atteignent des sommes vertigineuses. On estimait le kilo entre 100.000 et 120.000 bahts (environ 2.500 à 3.000 euros) en 2016. Ce qui, évidemment, incite au braconnage, malgré une récolte très réglementée.
8 - Ou calambac, calambart, calambouc, calambou, ou encore calambour. Il s'agit d'un bois odorant de l'Inde. ⇑
9 - Résine sèche d'un rouge foncé et presque brun quand elle est en masse, d'un rouge de sang lorsqu'elle est en poudre. Elle provient d'un palmier, le calamus draco ; c'est un astringent employé en poudre comme hémostatique. (Littré). ⇑
10 - Terme de Marine. C'est une composition de gomme, de résine et d'autre matière gluante qui font un corps dur, sec et noirâtre qui sert à calfater et remplir les jointures des planches du bordage d'un vaisseau. On en fait aussi avec de la poix liquide mêlée avec de l'huile de poisson. (Dictionnaire de Furetière). ⇑
11 - Ou gamouti : substance filandreuse que l'on tire de l'aréquier. ⇑
12 - Bois du caesalpina sappan utilisé pour la teinture. Ce nom proviendrait de Japon, d'où l'on pensait, à tort, que cet arbre était originaire. ⇑
13 - La prise de Malacca par les Hollandais eut lieu le 14 janvier 1641. Le chevalier de Chaumont commet la même erreur que Jacques de Bourges, puisque Malacca appartint aux Portugais pendant 130 ans, depuis la prise de la ville par Albuquerque entre le 15 et 24 août 1511. ⇑
14 - Le nom de Siam (สยาม) était seulement utilisé par les étrangers et inconnu des Siamois eux-mêmes, qui s'appelaient déjà entre eux Thaï (ไทย), hommes libres. Toutefois, ce n'est qu'en 1939 que le dictateur Plaek Phibunsongkhram (แปลก พิบูลสงคราม) donna officiellement à la Thaïlande le nom de Prathet thaï (ประเทศไทย). Nous donnons ci-après le nom des autres royaumes cités par Chaumont, d'une façon parfois très fantaisiste :
- Matavin : Martaban, aujourd'hui Mottama, dans le sud de la Birmanie.
- Tenasserim : aujourd'hui Tanintharyi en Birmanie.
- Jonsalam : Junk ceylon : Phuket (ภูเก็ต).
- Reda : Kedah (เกอดะฮ์) : aujourd'hui État de Malaisie.
- Pra : Perak (เประก์) : aujourd'hui État de Malaisie.
- Ior : Johor (ยะโฮร์) : aujourd'hui État de la Malaisie.
- Paam : Pahang (ปะหัง) : aujourd'hui État de Malaisie.
- Parana : Patani (ปัตตานี) : Ancien royaume, aujourd'hui province de Thaïlande.
- Ligor : Nakhon Si Thammarat (นครศรีธรรมราช), dans le sud-est de la Thaïlande.
- Siama : Chaiya (ไชยา) dans le sud-est de la Thaïlande.
On pourra localiser quelques-unes de ces provinces sur la carte dressée par le père Placide, géographe ordinaire de sa Majesté, en 1685 :
15 - Dans sa Description du royaume Thaï ou Siam (1854, I, pp. 124-125), Mgr Pallegoix donne une recette de la chique de bétel : On prend donc deux feuilles de bétel, sur l'une desquelles on étend avec une spatule une légère couche de chaux vive rougie par le curcuma, on les enroule de manière à leur donner la forme d'un cigare, puis on coupe en quatre une noix d'arec, on en met un morceau dans sa bouche et on le mâche tout en mordant un peu le bétel que l'on tient par le bout. On se frotte les dents avec une pincée de tabac à fumer qu'on mâche avec ; bientôt la salive devient couleur de sang, on éprouve une légère ivresse qui repose la tête et égaie l'esprit.
16 - Chinois, Portugais, Japonais, Hollandais, Français, etc. plus de 40 nationalités étaient représentées à Ayutthaya. Dans son livre Peregrinação (1614), Fernão Mendes Pinto estime la population d'Ayutthaya à 400 000 foyers, dont 100 000 étrangers venant de toutes les parties du monde. Chaque communauté avait un quartier réservé dans la ville, pouvait exercer librement son culte et élisait un chef qui la représentait auprès des autorités siamoises. Une conception très communautariste du « vivre ensemble »... ⇑
17 - C'est encore une tradition aujourd'hui de mettre les cendres des défunts dans des chedis placés contre les murs d'enceinte des wat (วัด), nom thaïlandais des temples.
18 - Une image incontournable pour les brochures de tour opérateurs et les éditeurs de cartes postales. Les marchés flottants restent un des symboles de la Thaïlande, même s'ils ne sont plus guère que des attractions touristiques.
19 - Dans sa Relation, La Loubère note également la grande curiosité du roi Naraï et son amour pour la lecture (op. cit., I, p. 383) : Ce prince est curieux au dernier point. Il se faisait traduire le Quinte-Curse [historien romain du 1er siècle après J.C.] en siamois pendant que nous étions là, et il s'était déjà fait traduire plusieurs de nos histoires. Il connaît les États de l'Europe, et je n'en puis douter parce qu'une fois, comme il m'eut donné occasion de lui dire que l'empire d'Allemagne est électif, il me demanda si, outre l'empire de la Pologne, il y avait quelque autre État électif en Europe ; et je lui entendis prononcer le mot de Polonia, dont je ne lui avais pas parlé. ⇑
20 - Chaumont évoque ici la princesse Sudawadhi (สุดาวดี) Krom luang (princesse de 3ème rang) Yothathep (กรมหลวงโยธาเทพ) 1656-1735, fille unique du roi Naraï et de la Princesse Suriyong Ratsami (สุริยงรัศมี), une de ses concubines. Dans son Journal du 30 octobre 1685, l'abbé de Choisy en parle également, et les deux textes sont assez proches : Nous avons salué en passant l'appartement de la princesse, qui assurément nous voyait par quelque jalousie. Il ne faut pas songer à la voir. M. Constance ministre, qui est à tous moments dans le palais, ne l'a jamais vue. Voici ce qu'il m'en a conté. Elle est fille unique, et depuis la mort de sa mère elle est traitée comme la reine. Elle a ses terres, ses rentes, ses sujets, ses soldats, ses officiers ; tout cela indépendamment du roi. Tous les jours elle donne audience le matin et le soir à toutes les femmes des grands mandarins, qui n'oseraient manquer à s'y trouver l'une après l'autre. Elle est dans son trône et toutes ces pauvres femmes sont couchées par terre, la tête baissée, dans la même posture que leurs maris font devant le roi. Sa justice est très sévère. Quand quelque dame a trop parlé, elle lui fait coudre la bouche, et quand elle n'a pas assez parlé, elle lui fait fendre la bouche jusqu'aux oreilles. Ce n'est point une plaisanterie. M. Constance m'a protesté aujourd'hui que cela est vrai ; mais vous pouvez bien croire qu'on ne fait pas tous les jours cette justice. Tous les jours elle va voir le roi deux fois, et dîne avec lui. Il est arrivé plusieurs fois que M. Constance, pour des affaires pressées, a demandé à parler au roi pendant son dîner ; on l'a fait entrer : la princesse était à table avec un petit paravent devant elle, et il ne l'a point vue. Il a pourtant souvent des affaires à démêler avec elle. Il prit l'année passée deux mille hommes dans les terres de son apanage pour les faire marcher à Cambodge ; elle gronda fort, et fut longtemps sans vouloir écouter les raisons que Mme Constance lui disait pour excuser son mari. ⇑
21 - Le jésuite Claude de Bèze se trouvait au Siam pendant la révolution de 1688 et ses connaissances en histoire naturelle et en médecine lui permirent d'occuper une place privilégiée dans l'intimité du palais royal. Son Mémoire sur la vie de Constance Phaulkon et sa triste fin, écrit autour de 1689-1690 et publié par J. Drans et H. Bernard S.J. en 1947 nous donne de nombreuses et très précieuses précisions sur des épisodes peu connus ou mal connus de l'histoire siamoise. C'est à ce texte que sont empruntés les passages en italique de ce paragraphe.
La tradition siamoise veut que, sauf disposition contraire arrêtée par le roi, le pouvoir se transmette entre frères, c'est donc l'un des frères du roi Naraï qui aurait dû hériter de la couronne, car les Siamois regardent les frères du roi comme plus proche de la tige du sang royal que les enfants et ils succèdent ordinairement à moins que le roi n’en dispose autrement par son testament, les Siamois ayant beaucoup de déférence pour ses dernières volontés. (p. 35). Le plus âgé des deux, Chao Fa Apai thot (เจ้าฟ้าอภัยทศ) semblait d'emblée disqualifié. Le père de Bèze en dresse un portrait peu flatteur : ... mal fait de corps, il avait les jambes de travers dont à peine pouvait-il se servir et était d’ailleurs d’un naturel fort emporté et fort adonné au vin. (p. 67). Accusé – à tort ou à raison – d'avoir conspiré, il fut assigné à résidence dans le palais dont il ne pouvait sortir. Le frère cadet Chao Fa Noi (เจ้าฟ้าน้อย) partait avec de meilleures chances. Toujours selon de Bèze, le peuple, qui l’aimait tendrement, à cause de ses belles qualités, le regardait avec joie comme le successeur de la couronne et il avait en effet tout ce qui peut rendre un prince aimable : il était bien fait de sa personne et assez blanc, ce que les Siamois estiment beaucoup ; il était affable et populaire, l’esprit agréable et les manières fort engageantes, ce qui le rendait les délices de la cour et du peuple. (p. 69). Le roi Naraï songea à en faire son héritier au préjudice de l’aîné et, afin de rendre son choix plus solide, il songea à lui faire épouser la princesse son unique fille. (p. 69). Laquelle princesse Yotathep, follement éprise de son oncle, ne demandait pas mieux. Las pour le petit prince, une liaison qu'il eut avec une des principales concubines de son père entraîna sa disgrâce. La concubine fut condamnée à être dévorée par le tigre, qui est un des exécuteurs ordinaires des Siamois. (p. 72). Le prince fut également condamné à mort, puis gracié, il dut néanmoins subir une sévère correction qui lui laissa une grande faiblesse des jambes avec une espèce de paralysie sur la langue qui l’empêchait de parler ; quelques-uns, cependant, ont prétendu qu’il contrefaisait le muet pour ne pas donner d’ombrage au roi à qui l’attachement que les grands du royaume et sa fille même conservaient encore pour ce prince, était suspect. (p. 73). Les deux frères désormais hors course, restait le favori Mom Pi (หม่อมปีย์). D'origine roturière, recueilli dès son plus jeune âge par le roi, il avait été choyé et élevé comme un fils, si bien qu’il ne retint rien de la bassesse de son extraction, mais il prit tout l’air et les manières d’un homme de naissance et devint un parfait courtisan. Il n’avait pas l’esprit fort vif et fort brillant mais il compensait cela par son bon air, ses manières aisées et engageantes et surtout par sa complaisance à l’égard du roi et son application à étudier et à prévenir tout ce qu’il pouvait souhaiter. (p. 74). Toutefois, transmettre le trône à un roturier n'étant guère envisageable, le roi Naraï essaya en vain de marier Mom Pi à sa fille Yotathep, qui refusa catégoriquement, soit par fierté, soit, nous dit encore le père de Bèze, parce qu’elle était engagée d’inclination et même par les liens du mariage, au prince son oncle ; car c'était un bruit constant que, malgré la défense du roi et l’infidélité de ce prince qui s’était trouvé dans d’autres engagements, elle n’avait pas laissé, depuis sa disgrâce, de consommer avec lui le mariage que Sa Majesté avait d’abord projeté. (p. 74). Aucun successeur n'ayant été formellement désigné, et la santé du roi déclinant, c'était au plus ambitieux et au plus téméraire de mettre à profit les évènements pour s'emparer de la couronne. Phetracha sera celui-là. Sans la moindre goutte de sang royal, d'une naissance à servir sur un balon plutôt qu'à monter sur un trône, il sut habilement tisser sa toile, se rendre populaire auprès des mandarins et des talapoins influents, et pour tuer dans l'œuf toute opposition, il fit exécuter les deux frères du roi et Mom Pi. Épousa-t-il ensuite la princesse Yotathep ? C'est ce qu'on lit dans quelques relations. Le père de Bèze dément cette information : Il voulut en ce temps-là épouser cette jeune princesse pour s’affermir davantage sur le trône par ce mariage ; mais elle eut assez de fierté pour n’y vouloir pas consentir et pour lui reprocher qu’il avait mauvaise grâce de lui offrir une main trempée dans le sang de son père et de ses oncles. Elle était surtout inconsolable de la mort du plus jeune des princes qu’elle aimait tendrement et elle ne pouvait voir Phetracha qu’avec horreur, qu’elle en regardait comme le bourreau. (p. 147). ⇑
22 - Le chevalier de Chaumont s'attarde longuement sur ces détails protocolaires de peu d'intérêt, mais on sait que lui-même y attachait une grande importance, et sans doute veut-il montrer la différence de traitement dont il a bénéficié par rapport aux ambassadeurs des autres nations. Ce diplomate à l'intelligence un peu étroite sacrifiait volontiers le fond à la forme et s'intéressait davantage au décorum qui accompagnait la signature d'un traité qu'à son contenu. On a vu que, lors de l'audience que lui accorda le roi Naraï le 18 octobre 1685, il infligea une petite humiliation au roi de Siam en refusant de hausser la lettre de Louis XIV pour la mettre à portée de son interlocuteur, l'obligeant ainsi à se baisser, ce qui, au regard des traditions siamoises, pouvait s'apparenter à un affront. ⇑
23 - Le bandège est une sorte de table à doubles plateaux superposés, le second plus grand que le premier. Ce grand plateau double, de bois laqué, à rebords, parfois sans pieds, recevait les porcelaines comme les tasses, les soucoupes, etc. Le bandège pouvait atteindre des dimensions considérables. Ce grand cabaret fut mis à la mode sous Louis XIV quand le roi du Siam lui en offrit un grand nombre. ⇑
24 janvier 2019