Livre I - Suite.
Voyage de Brest jusqu'au cap de Bonne-Espérance.


Le roi fait demander pour les jésuites, des passeports au roi de Portugal par son ambassadeur à Lisbonne.

Dans ce temps nous reçûmes avis qu'on avait promis à Lisbonne de nous accorder les passeports que l'on avait demandés, et que nous souhaitions extrêmement, parce que les différends survenus entre le Portugal et les ecclésiastiques français n'étant pas encore terminés, nous craignions que les officiers portugais ne prissent de là occasion de nous arrêter en chemin (1). M. de Saint-Romain, ambassadeur extraordinaire du roi en Portugal (2), qui savait bien les sentiments de Sa Majesté là-dessus, les marqua dans le discours qu'il fit au roi de Portugal pour en obtenir les passeports. Voici ses propres paroles :

Harangue de Monsieur de Saint-Romain au roi de Portugal.

Sire,

J'ai reçu ordre par le dernier courrier de France de donner part à Votre Majesté de la résolution que le roi mon maître a prise d'envoyer par mer un ambassadeur au roi de Siam, pour répondre à toutes les honnêtetés de ce prince, et que profitant de cette occasion il fera embarquer dans le même vaisseau de guerre six jésuites français pour passer de Siam à Macao dans la Chine. La commission de ces religieux est d'observer dans leur voyage par mer et par terre les longitudes des principaux lieux, les déclinaisons et variations de l'aiguille, et tout ce qui peut servir à vérifier et perfectionner nos cartes et notre navigation et de faire une recherche exacte de toutes sortes de livres curieux pour la bibliothèque du roi mon maître. Je suis chargé de dire à Votre Majesté qu'ils ont un ordre précis d'entretenir une bonne correspondance avec vos sujets, en quelque lieu qu'ils se rencontrent, et d'avoir pour les prélats portugais toute la déférence et la soumission qui leur est due. Le roi mon maître ne doute pas que Votre Majesté ne désire aussi, de son côté, que ses sujets en Orient donnent à ces religieux les secours et les assistances dont ils pourraient avoir besoin pour l'accomplissement de leur voyage et de leur commission, et afin qu'ils en puissent être informés, le roi mon maître m'a ordonné de demander comme je le fais avec confiance à Votre Majesté, un passeport pour ces religieux, en la forme la plus ample et la plus favorable qu'il se pourra. Ce vaisseau qui doit passer à Siam l'ambassadeur de France et les pères jésuites partira infailliblement avant la fin du mois de mars, et je supplie très humblement Votre Majesté de vouloir bien ordonner que l'expédition de ce passeport soit prompte, et qu'on le délivre incessamment.

Lettre du R. P. de La Chaize au R. P. Verbiest, à Péquin.

Dans le même paquet on nous envoya cette lettre que le R. P. de La Chaize avait écrite de la part du roi au père Ferdinand Verbiest de notre Compagnie, missionnaire à la Chine (3), et président des mathématiques dans ce vaste empire.

Mon révérend Père,

C'est avec bien de la joie que je m'acquitte de l'ordre du plus grand roi de la chrétienté de m'adresser à Votre Révérence, pour lui recommander six de nos pères de ses sujets, d'un mérite et d'une capacité extraordinaire, pour aller sous votre protection porter à la Chine et à la grande Tartarie les lumières de la vraie foi, et en tirer toutes les observations d'astronomie et toutes les connaissances et arts et des sciences d'une nation, pour laquelle le R. P. Philippe Couplet, que Sa Majesté a vu ici avec plaisir, lui a donné une estime très particulière. Ils ont tous six avec un grand zèle et une vertu rare, de grands avantages pour les langues et pour les sciences, et la connaissance qu'ils ont des mathématiques les a fait choisir par Sa Majesté pour ses mathématiciens, dont elle leur a donné à tous des lettre patentes du grand sceau de la chancellerie. Votre Révérence aura de la joie de lier par ces pères une espèce de commerce en faveur des sciences entre les deux plus puissants souverains du monde, et les deux plus grands protecteurs des sciences. Il y a tant de ressemblance dans la sagesse et le bonheur de leur gouvernement, dans la force et le nombre de leurs armées, dans la police et le bon ordre de leurs États, dans la bénédiction que Dieu donne à leurs entreprises, dans la magnificence de leurs Cours, dans la grandeur et la noblesse de leurs sentiments, qu'il semble que ces deux princes admirables ne pouvant rien trouver de si auguste ni de si grand qu'eux sur la terre, et qu'étant tout deux nés pour la gloire de leur siècle et pour le bonheur de leurs peuples, ils doivent être aussi unis par ces mêmes vertus et ces mêmes qualités héroïques qu'ils ont reçues du Ciel, qu'ils sont éloignés par la longueur immense des terres et des mers qui séparent leurs États. Plût au Seigneur suprême de tous les souverains et de tous les rois et empereurs, qui les a rendus l'un et l'autre les conservateurs du culte du vrai dieu, et les protecteurs de ses autels, de leur donner aussi les mêmes sentiments pour la religion, le même zèle pour la propagation de la vraie foi, et la même ardeur pour la publication et pour la pratique de l'Évangile, et que le grand empereur de la Chine ne fût pas inférieur au nôtre dans le seul point essentiel de la véritable grandeur qui manque à la dignité de sa personne et au bonheur de son règne. Toutes les personnes saintes et zélées de ce très florissant royaume, où Louis le Grand établit avec application l'unité de la foi catholique, la vertu et la piété par ses exemples, par ses soins, par ses édit, et par les libéralités continuelles, demandent incessamment au Ciel la même grâce pour votre grand empereur ; nous offrons continuellement nos sacrifices et nos prières au vrai Dieu pour cela. Nous ne pouvons pas croire que tant de vertus qu'il possède déjà demeurent éternellement sans récompense, faute de celles du christianisme, dont nous espérons qu'il consommera ce grand mérite qui lui acquiert une si belle réputation dans toute la terre. Je vous supplie, mon R. P., pour la satisfaction de notre grand roi que Dieu a donné à l'Europe pour le défenseur et le restaurateur de la vraie foi, et qu'il destine suivant toutes les prophéties à la destruction du mahométisme, de nous donner encore plus de connaissance qu'il se pourra des vertus, des sentiments et des actions de votre grand empereur, pour qui il a déjà conçu une estime si particulière. Je vous conjure aussi de protéger, d'assister et de favoriser de tout votre possible les zélés et savants missionnaires qu'il vous a envoyés, et à la tête desquels il a mis le père de Fontenay dont vous connaissez le mérite, et que tous les savants mathématiciens de l'Académie royale des sciences, qui est ici entretenue par les libéralités de Sa Majesté, regardaient comme un homme extraordinaire, et de ceux qui faisaient le plus d'honneur à la nation. Ils vous portent toutes les observations et toutes les curiosités des sciences de l'Europe dans leur plus grande perfection, et vous sont envoyés comme des gages des autres plus grandes choses que Sa Majesté voudrait faire, et fera sans doute dans la suite pour la satisfaction de votre grand empereur, et pour la vôtre particulière, d'abord qu'il aura appris l'accueil et le traitement qu'on aura fait à la Chine à ses mathématiciens, et les facilités et les aides qu'on leur aura accordées pour l'exécution des ordres dont ils sont chargés. Je ne puis dire à Votre Révérence toutes les suites avantageuses que j'augure de l'envoi de ces pères auprès de vous, s'il plaît à Dieu d'y donner sa bénédiction. Comme ils partent tous de cette Cour et de la capitale de ce royaume, où ils ont été élevés depuis quelque temps, et très considérés pour leur mérite, ils vous diront mille choses qui contenteront votre zèle et votre curiosité mieux que je ne pourrais les écrire. Je supplie surtout Votre Révérence de les croire lorsqu'ils vous assureront que personne au monde n'est plus respectueusement, et plus cordialement que moi dans l'union de vos saints sacrifices, et de vos travaux apostoliques.

Mon Révérend Père,

Votre très humble et très obéissant serviteur
   De La Chaize
   De la Compagnie de Jésus.

Quelques jours après on régla le nombre de personnes qui devaient s'embarquer sur le vaisseau avec M. l'ambassadeur, outre M. de Choisy, fort connu en France par sa naissance et par son mérite, qui devait demeurer en qualité d'ambassadeur auprès du roi de Siam jusqu'à son baptême en cas qu'il se convertît. On y fit entrer les deux mandarins siamois, M. le Vachet qui les avait amenés en France, quatre autre ecclésiastiques et six jésuites, M. de Vaudricourt montait le vaisseau.

MM. de Vaudricourt nommé capitaine du vaisseau.

C'est un des plus anciens et des plus habiles capitaines des vaisseaux du roi. Il s'est distingué en plusieurs occasions, et dans la Manche contre les Hollandais et sur la Méditerranée dans la guerre de Messine depuis vingt-cinq ans qu'il sert dans la marine, sans manquer une seule campagne d'être armé pour le service de Sa Majesté. Nous lui avons en particulier beaucoup d'obligations de ses honnêtetés et des bons offices qu'il nous a rendus durant tout le voyage d'une manière qui nous engage à une très grand reconnaissance. Le capitaine en second était M. Coriton. Nous avions deux lieutenants, M. de Forbin et M. de Cibois, et un enseigne nommé M. de Chamoreau (4).

Parmi les douze gentilshommes que le roi avait nommés pour accompagner M. l'ambassadeur, on en mit trois sur notre bord. Le premier fut M. de Francine de Grand-Maison, enseigne de vaisseau, fils de M. le grand prévôt de l'Île-de-France ; l'autre M. de Fretteville, ancien garde de la marine qui a été élevé page de la Chambre du roi, et le troisième M. le chevalier du Fay, jeune garde de la marine. Pour les autres gentilshommes de la suite, savoir MM.M. du Tartre, de Saint Vilers, enseignes de vaisseaux, MM.M. de Compiègne et de Fangouze, anciens gardes de la marine, Messieurs de Béneville, d'Arbouville, Palu et de la Forêt, jeunes gardes, il s'embarquèrent dans la frégate commandée par M. Joyeux, lieutenant du port de Brest, et qui avait déjà fait plusieurs voyages dans les Indes (5).

M. l'ambassadeur s'embarque dans l'Oiseau.

Enfin, le jour de l'embarquement étant venu, M. l'ambassadeur accompagné de M. le comte de Château-Renault (6), chef d'escadre, et de la plupart de la noblesse qui se trouvait alors à Brest, entra dans la chaloupe du roi et se rendit à bord le premier de mars au bruit de ses trompettes. M. Vaudricourt avec tous les autres officiers à la tête des soldats et des matelots l'attendait pour le recevoir dans son vaisseau orné de tous ses pavillons et de ses pavois. Il y fut salué de treize coups de canon en entrant, et la frégate le salua de neuf. Les équipages des deux bâtiments témoignèrent par des cris plusieurs fois réitérés de Vive le Roi, la joie qu'ils avaient de faire le voyage sous un commandant d'un si grand mérite. On donna encore tout le jour suivant pour achever de se préparer au voyage.

Départ de la rade de Brest.

On leva l'ancre toute la nuit, et le matin 3 mars qui était un samedi au point du jour, nous mîmes à la voile accompagnés de M. l'Intendant (7), qui conduisit les vaisseaux quatre ou cinq lieues dans sa chaloupe. Ainsi nous quittâmes avec la France la douceur et le repos de la vie religieuse, dont nous avions joui jusqu'alors, pour aller chercher au bout du monde l'occasion de procurer la plus grande gloire de Dieu, et nous consacrer à la conversion des infidèles en exécutant les ordres de notre grand monarque.

En sortant de la rade de Brest nous avions un vent favorable, mais comme il nous manqua à sept ou huit lieues du port, nous mouillâmes l'ancre sur le midi jusqu'à cinq ou six heures du même jour, que le vent s'étant levé du même côté nous appareillâmes de nouveau.

Le Goulet est un passage fort étroit de la rade de Brest à la mer.

L'entrée et la sortie du goulet qu'on trouve en sortant de Brest est un passage extrêmement difficile à cause des roches cachées qui s'avancent beaucoup dans la mer des deux côtés du rivage ; mais nos pilotes connaissant parfaitement toutes ces côtes voulurent sortir toute la nuit.

Depuis ce moment jusqu'à cinq ou six degrés en-deçà de la ligne, nous eûmes le plus beau temps et le vent le plus favorable que nous eussions pu souhaiter, la providence divine, prenant, ce semble, plaisir à favoriser une navigation entreprise pour le sujet de la religion, dans un temps où les plus expérimentés officiers de la marine jugeaient que nous avions manqué de trois semaines entières la saison propre pour partir. Nous eûmes d'abord un vent arrière si violent qu'avec une seule voile nous faisions plus de 60 lieues (8) en vingt-quatre heures. Ainsi nous doublâmes sans aucun risque les caps d'Ouessant et de Finistère, si redoutés de nos navigateurs à cause des fréquentes tempêtes qui s'élèvent en ces endroits. Il est vrai que nous y trouvâmes les mers extrêmement grosses.

Quand on est à la cape, on ne se sert que de la grand-voile, et le vaisseau est porté de côté, afin de faire peu de chemin.

Le jeudi 8, nous vîmes à la hauteur du cap de Finistère, une pinasse (9) hollandaise, qui tenait la route de la manche d'Angleterre et qui avait été contrainte de mettre à la cape, c'est-à-dire de se laisser aller au gré des vents qu'elle avait contraires. Nos pilotes aussi bien que nos officiers, nous assurèrent qu'on était souvent plus de trois semaines sans pouvoir doubler ce cap.

Ceux qui ont été sur mer savent assez bien combien est grande l'incommodité qu'on a coutume de souffrir la première fois qu'on trouve une grosse mer, mais il est difficile de le faire entendre à ceux qui ne l'ont jamais éprouvé. On se sent tout étourdi par un violent mal de tête, l'estomac se soulève, le cœur manque à tout moment, il semble que le roulis et l'agitation du vaisseau renverse toute la constitution, tant il cause de douleurs dans les entrailles. Nous fûmes presque tous fort incommodés de ce mal de mer les cinq ou six premiers jours.

Emplois des ecclésiastiques et des jésuites dans le vaisseau durant le voyage.

Depuis ce temps-là jusqu'à notre arrivée à Siam, nous avons dit presque tous les jours la messe, et je ne doute point qu'on ne doive attribuer l'heureux succès de notre navigation à cet auguste sacrifice qu'on offrait si souvent dans notre bord, et où l'on assistait avec une dévotion très particulière. Il ne se passait point de dimanche ni de fête, qu'il n'y eût plusieurs personnes qui participassent aux saints mystères. Cette ferveur était l'effet des bons exemples de M l'ambassadeur qui communiait lui-même tous les huit jours avec une humilité et une piété capable d'en inspirer aux moins dévots. Toutes les fêtes et dimanches devant les vêpres publiques que l'on chantait avec beaucoup de dévotion, les ecclésiastiques et les religieux tour à tour faisaient une exhortation à l'équipage. Un jésuite se chargea de faire le catéchisme trois fois la semaine aux valets des officiers du vaisseaux, aux soldats et aux matelots. On commençait cet exercice et on le finissait aussi par un cantique spirituel que chantaient deux matelots qui avaient la voix assez belle, et tout le reste leur répondait à genoux auprès du grand mât. Ces bons exemples, ces instructions, ces exercices de piété qu'on pratiquait régulièrement, outre la visite des malades et les petits secours qu'on leur apportait plusieurs fois le jour, gagnèrent si bien le cœur de ces pauvres gens, qu'il n'y en a presque point eu qui n'ait fait une confession générale et qui ne se soit approché des sacrements aux principales fêtes de Notre-Seigneur et de Notre-Dame (10).

Calmes sous la zone torride.

Avant que d'arriver au cap de Bonne-Espérance, nous eûmes un peu de calme et beaucoup de vents contraires, ce qui fit résoudre M. l'ambassadeur à faire dire neuf messes à l'honneur de la sainte Vierge, pour obtenir par son intercession un temps favorable, parce que les chaleurs qu'on sent ordinairement en ces endroits commençaient à causer plusieurs maladies dans le vaisseau.

Dévotions de tout l'équipage à la sainte Vierge.

Un des jésuites se servit de cette occasion pour introduire dans le bord une louable coutume de réciter les litanies de la très sainte Vierge, qui se pratique dans les vaisseaux que monte M le maréchal d'Estrées (11). Cinq ou six soldats, et autant de matelots partagés en deux troupes sur les châteaux de poupe et de proue, furent les premiers qui commencèrent cette dévotion, quelque temps avant qu'on prît le premier quart du soir.

Le quart dans le vaisseau, c'est le temps que la moitié des matelots est obligée de veiller alternativement nuit et jour l'espace de quatre heures.

Et dans peu de jours tout le monde voulut y assister, si bien qu'au retour on en faisait comme un exercice public et de devoir dont on s'acquittait avec tant de ferveur que ni le froid ni la pluie ne l'ont jamais empêché.

À toutes ces saintes pratiques nous ajoutâmes le chapelet. Nos pères prirent le soin de se partager en divers endroits du vaisseau pour le faire dire et Dieu bénit tellement leur zèle qu'il n'y avait presque point de soldat ni de matelot qui ne dît chaque jour son chapelet. Outre le temps que nous donnions à l'instruction du public, nous récitions tous les jours le bréviaire ensemble, et nous avions une heure de conférence sur les cas de conscience. Le reste du jour était employé à l'étude avec autant d'application et d'assiduité qui si nous eussions été dans nos collèges. Voilà nos exercices ordinaires durant toute la campagne.

Vue de l'île de Madère.

Le dimanche 11, nous passâmes à la vue de Madère (12), où nous remarquâmes distinctement beaucoup de neiges sur la montagne la plus proche. L'après-dîné, trois petits bâtiments anglais venant en Europe nous passèrent sous le vent. On crut qu'ils venaient des Canaries, parce qu'ils n'avaient pas encore embarqué leurs chaloupes (13).

Parage signifie en terme de marine l'endroit où l'on se trouve sur la mer.

C'est à peu près en ces parages que nous trouvâmes les vents alizés si souhaités des matelots et si agréables à tout le monde, ces vents soufflant toujours du même côté entre le nord et l'est. Il ne faut pas beaucoup travailler à la manœuvre ; d'ailleurs comme ils sont tempérés, ils modèrent les chaleurs de la zone qui sans cela seraient insupportables. On les trouve ordinairement aux environs de la hauteur de Madère. Alors la mer devenant belle et le vent stable et réglé, on porte beaucoup de voiles et l'on fait ordinairement 40 à 50 lieues d'un midi à l'autre, sans qu'on sente presque le mouvement du vaisseau ni l'agitation de la mer, de sorte que si la navigation n'était jamais plus incommode ni plus dangereuse, les voyages des Indes ne seraient que de longues et d'agréables promenades.

Vue de l'île de la Palme.

Nous découvrîmes le 13 l'île de la Palme, et nous en passâmes à quatre ou cinq lieues, selon l'estime de nos pilotes. Nous nous ressouvînmes de l'heureux sort de père Ignace Azébedo, et de ses 39 compagnons jésuites, qui étant partis tous ensemble pour aller annoncer la foi au Brésil, eurent le bonheur de mourir tous à la vue de cette île qui fut pour eux à la lettre une île fortunée, puisqu'ils y trouvèrent la palme du martyre qu'ils allaient chercher dans le nouveau monde. Ils furent tous mis à mort en haine de la foi, par des corsaires calvinistes, qui s'étant rendus maîtres du vaisseau où ils étaient, nommé le Saint-Jacques, les firent tous périr, ou par l'eau, ou par le fer, pour empêcher, disaient-ils, ces papistes ennemis déclarés de leurs réforme d'aller infecter les barbares de leur pernicieuse doctrine (14). Il n'y en eût pas un de nous qui ne regardât avec envie le sort heureux de ces généreux défenseurs de la foi catholique, et qui n'eût été ravi de finir sa course pour une cause aussi sainte. Mais il n'est pas juste de souhaiter de remporter la couronne avant que d'être entré dans la carrière. Nous vîmes encore l'île de Fer, la plus occidentale des Canaries, où nos géographes ont fixé leur premier méridien. Nous doublâmes ensuite le Cap-Vert, et les îles de ce nom qui sont au nombre de dix.

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NOTES

1 - Les tensions étaient vives entre missionnaires français et portugais. Ces différends avaient pour origine la série de conventions passées depuis le XVe siècle jusqu'à la fin du XVIe siècle entre Rome et le royaume de Portugal, qui déléguait à ce dernier l'administration des Églises créées dans les pays nouvellement conquis ou colonisés à l'est d'une ligne correspondant environ au 46ème méridien ouest (le Brésil, l'Afrique et les Indes orientales). C'était le système du Padroado (Patronage) qui déterminait les territoires dans lesquels l'évangélisation des populations indigènes était considérée comme une sorte de monopole portugais. En 1622, afin de contourner le Padroado, pour reprendre l'initiative et battre en brèche les prérogatives d'un Portugal devenu trop puissant et trop indépendant à son goût, le Vatican créa la Propaganda Fide (Congrégation pour l'évangélisation des peuples) et nomma des évêques in partibus infidelium, c'est-à-dire attachés à d'anciens diocèses tombés entre les mains des Sarrazins, donc indépendant des diocèses portugais. On comprend donc que les missionnaires français n'étaient pas les bienvenus sur des terres que les prêtres portugais considéraient comme leur pré carré. Au Siam, ces rivalités faillirent même coûter la vie à Pierre Lambert de la Motte, évêque de Métellopolis, que les religieux portugais avaient projeté de faire assassiner. Dans son Journal du 13 novembre 1685, l'abbé de Choisy écrivait à son ami Dangeau : Vous savez que les Portugais, suivant une concession du pape Alexandre VI, prétendent que les Indes, et même la Chine, sont de leur domaine et qu’ils ont droit seuls d’y envoyer des missionnaires : c’est ce qui fait que depuis vingt-cinq ans ils s’opposent aux vicaires apostoliques. Ils sont en cela fort mal fondés. La bulle ne leur accorde ces pouvoirs que dans les lieux où ils sont les maîtres, comme à Goa, à Macao. Or jamais ils n’ont été maîtres à Siam, au Tonkin, en Cochinchine, à la Chine. Comment donc peuvent-ils empêcher le pape d’envoyer des missionnaires dans des pays abandonnés qu’ils ne sont pas en état de secourir ? Ils ne laissent pas de le faire autant qu’ils peuvent et l’archevêque de Goa a ici un vicaire qui ne veut point connaître les vicaires apostoliques.

2 - Le marquis de Saint-Romain fut ambassadeur de France au Portugal entre 1665 et 1671, puis à nouveau entre 1683 et 1685. Il fut également ambassadeur en Suisse et y eut un jeune attaché d'ambassade qui n'était autre que Simon de La Loubère. 

3 - Ferdinand Verbiest (1623-1688) missionnaire jésuite flamand. Il fut appelé en Chine par l'empereur K'ang-Xi qui le nomma président du Bureau des mathématiques.

ImageLe père Ferdinand Verbiest. 

4 - On retrouvera ce M. de Chamoreau (ou Chammoreau) occupant la fonction d'enseigne à bord du Gaillard, l'un des cinq vaisseaux partis de Brest le 1er mars 1687 pour transporter l'ambassade Céberet - La Loubère et le père Tachard pour son deuxième voyage au Siam. Ayant monté en grade, il commande le Lion, l'un des six navires de l'escadre Duquesne-Guiton qui quitte Brest le 24 février 1690 et conduit pour la troisième fois le père Tachard dans les Indes orientales. 

5 - En recoupant la relation de Guy Tachard et le Journal de l'abbé de Choisy, on peut retrouver les noms des douze gentilshommes de la suite du chevalier de Chaumont.

Sur l'Oiseau :

Sur la Maligne :

Toutefois, le chevalier de Chaumont note à la fin de sa relation : Il y avait un garde-marine qui était commandé qui n'est pas venu avec moi et qui est resté en France. Par recoupement, celui qui manquait à l'appel était le Fangouze cité par Tachard, le seul qui ne le soit pas par Chaumont. 

6 - François-Louis de Rousselet, marquis de Chateau-Renault (1637-1716) vainquit les Anglais à Bantry en 1689. Il devint maréchal de France. 

7 - Hubert de Champy, seigneur Desclouzeaux (1629-1701) fut nommé intendant de Brest en décembre 1683. La ville lui doit de nombreuses réalisations, dont un hôpital, le refuge de la Magdeleine, le bassin Tourville, des manufactures, etc. Depuis 1966, une rue de Brest porte son nom. 

8 - La lieue était une distance assez imprécise, représentant sur terreenviron 4 km. Toutefois, selon La Loubère (Du royaume de Siam, 1691, I, p. 6) les marins comptaient 20 lieues par degré de latitude. Un degré de latitude étant d'environ 111 km, cela donne une lieue marine d'environ 5,55 km. 

9 - C'est un bâtiment fait à poupe carrée, dont l'origine vient du nord, et qui est fort en usage en Hollande. On croit qu'on l'a appelé ainsi de pinasse, pin, à cause que les premières pinasses ont été faites de pin. (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert). 

10 - Le père Tachard déployait sur l'Oiseau une infatigable activité. L'abbé de Choisy écrit dans son Journal du 24 avril 1685 : Il fait le catéchisme : il est toujours avec les matelots, les empêche de jurer, fait embrasser ceux qui font mal ensemble, propose des prix à ceux qui disent le mieux. L'abbé souligne toutefois que Guy Tachard avait un très net avantage sur les autres jésuites : il avait le pied marin, ayant déjà été aux Amériques, et ne souffrait pas du mal de mer.

Quant à Bénigne Vachet, il nous renseigne sur l'emploi du temps des missionnaires (cité dans Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 156-157) : Six jours après qu'on eut mis à la voile, qui fut le 3 mars 1685, lorsqu'on se fut un peu rétabli du mal de mer, qui ne laissa pas d'être violent à cause d'un vent furieux qui agitait le navire, les missionnaires ecclésiastiques dressèrent un plan de vie, qui devait servir de règle pour tout le voyage. L'on aurait bien voulu s'associer les révérends pères jésuites, mais le père de Fontaney qui était leur supérieur, en fit un particulier pour eux.

Les exercices commençaient à 5 heures du matin, qu'on se levait. Au quart, on faisait l'oraison en commun jusqu'à 6 heures. Ensuite, on récitait les petites heures après lesquelles on assistait à la messe. (...) Entre 9 et 11 heures, on faisait une conférence sur les cas de conscience, auxquelles assistaient généralement les abbés de Choisy et du Chayla. A 1 heure après midi, on lisait un chapitre du Nouveau Testament, on récitait le chapelet : ensuite, on disait none, vêpres et complies. (...) À cinq heures précises, on faisait une méditation sur un chapitre de l'Imitation de Jésus-Christ, puis, on récitait en commun matines et laudes, qui n'étaient finies qu'un peu avant le souper.

Rarement expédition maritime fut aussi édifiante. Trop, peut-être, comme le suggère l'abbé de Choisy dans son journal du 23 avril 1685 : On fait ici le service comme à Notre-Dame. On chante, on prêche et si l'on voulait croire tous nos ecclésiastiques, ils prêcheraient quatre fois par jour. Ils voudraient bien s'exercer, mais notre pauvre équipage n'en peut mais, et quand un matelot a chanté de toute sa force les litanies et la prière pour le roi, il est content et demande sa gamelle. 

11 - Jean II d'Estrées, comte d'Estrées (1624-1707). Il commence sa carrière dans l'infanterie, s'illustrant notamment pendant la guerre de Trente Ans, puis sur les conseils de Colbert, il rejoint la marine en 1668. Vice amiral de l'armée du Ponant, on le retrouve dans les combats de la guerre de Hollande, puis à Cayenne qu'il reprend aux Hollandais en 1676. Il est nommé maréchal de France en 1681, puis vice-roi d'Amérique en 1686, gouverneur de Nantes en 1701. 

12 - L'abbé de Choisy indique que Madère fut repérée le 10 mars : À une heure après midi on a vu Madère et nous l'avons côtoyée toute l'après-dînée, sans pourtant nous en approcher plus près que de dix lieues. Et le 11 mars, l'île était toujours visible : Ce matin nous avons encore vu Madère. Les terres en sont fort hautes et toutes couvertes, à ce qu'on dit, de vignobles et de fruitiers

13 - L'abbé de Choisy note dans son Journal du 11 mars : À deux heures après midi on a vu trois bâtiments sur notre route. Aussitôt pavillon blanc, et arrive. C'était des Anglais, une frégate de 20 pièces de canon et deux flibots. Ils ont passé fièrement sans nous saluer, et nous avions pourtant meilleure mine qu'eux. Nos missionnaires n'étaient pas trop contents de leur peu de civilité : si ç'avait été des Hollandais ou des Espagnols, ils auraient chanté. Ils allaient d'un côté et nous de l'autre par le même vent : étrange propriété de la bouline. 

14 - Le 5 juin 1570, 39 jésuites portugais et espagnols quittèrent Lisbonne pour accompagner le père Ignacio de Azevedo, procureur de la Compagnie, pour un voyage vers le Brésil. Entre le 14 et le 15 juin, le vaisseau portugais fut attaqué près de l'île de Palme par le corsaire Jacques Sourie, de La Rochelle, vice-amiral de la reine de Navarre et acharné calviniste. Le capitaine portugais, ne croyant pas que son équipage serait suffisant en nombre pour résister à l'attaque, voulut armer les jésuites, mais Azevedo s'y opposa. Le navire portugais étant encerclé par les bateaux de Sourie, trois Français montèrent à son abordage, mais n'étant pas suivis par leurs compagnons, ils furent capturés par les Portugais, décapités et jetés à la mer. Sourie, rendu furieux par cette exécution, attaqua le navire avec une grande violence, et massacra une grande partie de l'équipage. Les pères jésuites étant considérés comme les responsables de la mort des trois marins français furent également massacrés et jetés à la mer. Ignacio de Azevedo fut déclaré bienheureux par Pie IX en 1854.

ImageHorrible cruauté des Huguenots. (Theatrum Crudelitatum Haereticorum nostri temporis (1587). 
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5 février 2019