PRÉSENTATION
C'était l'époque où l'alchimie devenait chimie, où l'astrologie devenait astronomie, où les fantaisistes almanachs prophétiques de M. de Commelet, natif de Bassigny, s'inclinaient devant les très sérieuses tables des satellites de Jupiter de Cassini le Grand, fondateur de l'Observatoire de Paris. C'était l'époque où, comme l'écrira Chateaubriand dans le Génie du Christianisme, le missionnaire français qui partait pour la Chine s'armait du télescope et du compas. Il paraissait à la cour de Pékin avec l'urbanité de la cour de Louis XIV et environné du cortège des sciences et des arts. Déroulant des cartes, tournant des globes, traçant des sphères, il apprenait aux mandarins étonnés et le véritable cours des astres et le véritable nom de celui qui les dirige dans leurs orbites. Il ne dissipait les erreurs de la physique que pour attaquer celles de la morale ; il replaçait dans le cœur, comme dans son véritable siège, la simplicité, qu'il bannissait de l'esprit, inspirant à la fois, par ses mœurs et son savoir, une profonde vénération pour son Dieu et une haute estime pour sa patrie.
Les deux Siamois que Bénigne Vachet accompagnait en France en octobre 1684 ne firent rien pour donner à Louis XIV une idée flatteuse de la grandeur du Siam, ni pour l'inciter à organiser une coûteuse ambassade vers ces lointaines contrées. À lire l'énumération des incidents, malentendus, manifestations quotidiennes de mauvaise volonté, d'ivrognerie, de paresse chronique et de susceptibilité exacerbée que le missionnaire dresse dans ses savoureux Mémoires, on peut mesurer les trésors d'éloquence qu'il dut mettre en œuvre pour persuader Seignelay, le ministre de la marine, de la nécessité d'envoyer une ambassade de prestige au Siam. On peut également apprécier l'habileté dont Seignelay et le père de La Chaize eux-mêmes durent faire preuve pour convaincre à leur tour le roi que la grandeur de la France, le bien du commerce et l'intérêt de la religion exigeaient cet important investissement financier.
Toutefois, les ingrédients étaient réunis. La très coûteuse Compagnie des Indes orientales, créée vingt ans auparavant à grands renforts de capitaux, ne rapportait encore (et ne rapportera jamais) que de maigres dividendes. Le Siam était peut-être bien l'opportunité de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. Un traité sur le monopole du poivre négocié par Deslandes-Boureau en décembre 1684 représentait sans doute un début prometteur ; néanmoins, pour un peu de poivre, la note restait plutôt salée. Quant à la religion, c'était un argument auquel Sa Majesté Très-Chrétienne ne pouvait demeurer insensible, elle qui, de jour en jour, développait les symptômes inquiétants, et contagieux à la Cour, d'une culbénitopathie aiguë, savamment entretenue par Mme de Maintenon, épousée secrètement en 1683, et par son nouveau confesseur jésuite, le père de La Chaize. Et puis enfin, pour la première fois depuis bien longtemps, depuis que les traités de Nimègue signés en 1678 avaient mis fin à la guerre de Hollande, la France était en paix. On pouvait penser à autre chose.
L'ambassade fut décidée à l'automne 1684. On nomma un ambassadeur, au grand dam de l'abbé de Choisy qui resta persuadé qu'il aurait décroché ce poste de haute main s'il l'avait su plus tôt et s'il était arrivé à temps, mais rien ne sert de courir, le chevalier de Chaumont, ancien parpaillot converti, major de la marine, fut désigné le 10 novembre 1684. L'abbé dut se contenter, et à ses frais, d'un poste d'ambassadeur en second. Le choix n'était pas heureux. Chaumont était un imbécile, bigot, influençable et versatile, constamment empêtré dans les détails protocolaires au détriment des véritables négociations. Sa première préoccupation fut de se constituer une suite voyante de douze gentilshommes emperruqués, jeunes gens des meilleures familles, petits marquis en dentelles, bibelots enrubannés aussi décoratifs qu'inutiles.
On ne lésina pas sur les moyens, comme l'atteste la liste des présents que Louis XIV envoyait au roi Naraï, son ami lointain, parmi lesquels se trouvaient deux miroirs d'argent pesant ensemble 95 marcs et six douzaines de chapeaux de castor, accessoires indispensables à ceux qui veulent sillonner avec quelque élégance les rizières siamoises. De jésuites, il n'était pas encore question.
Ils s'invitèrent au tout dernier moment, après de secrètes tractations, et la visite du père Couplet en France en septembre 1684 y contribua grandement. Ce prêtre flamand était venu battre le rappel des vocations, faisant miroiter les bénéfices que la religion avait déjà retirés, et pouvait encore engranger dans le Céleste empire. Les savants de l'Académie des Sciences prirent le relais, soulignant l'immense intérêt qu'on pourrait tirer de l'observation des astres depuis la Chine. Un nom était dans tous les esprits : Ferdinand Verbiest, le jésuite flamand devenu Président du Tribunal des mathématiques de l'empereur Khang Xi, et fondateur d'un observatoire qu'on visite encore aujourd'hui.
Six astronomes mathématiciens jésuites furent nommés par Louis XIV le 6 janvier 1685, donc à peine deux mois avant le départ de l'ambassade. L'affaire était politiquement délicate, puisque le roi prenait ainsi le risque d'indisposer le Portugal qui, en vertu du vieux Padroado, conservait encore, sinon dans les faits, au moins en théorie, le monopole de l'évangélisation dans les Indes orientales. Lutte d'influence à trois protagonistes, le Portugal et son monopole historique, le pape et ses vicaires apostoliques, le roi de France et ses jésuites. La difficulté fut tournée habilement, même si le subterfuge ne devait tromper personne : il suffisait d'affirmer que les jésuites-mathématiciens étaient plutôt des mathématiciens-jésuites, et d'appliquer la stratégie de la chauve-souris : je suis souris, voyez mes poils, je suis oiseau, voyez mes ailes.
Là encore, pour cette mission scientifique, on ouvrit grand les caisses de l'État. Une pension fut accordée aux six jésuites et une somme de 20 000 livres fut allouée pour les menus frais. Le roi paya tous les instruments d'observation et de mesure, qu'on alla se procurer chez les meilleurs spécialistes parisiens : quarts de nonante, globes terrestres et célestes, lunettes parallactiques de chez Butterfield, quai de l'Horloge, ou de chez Chapotot, petits bijoux de technique, de précision et de beauté où les reflets du cuivre et de l'argent se noyaient dans les profondeurs vernies des bois précieux, acajou, ébène ou palissandre. Les montres et les horloges étaient signées Thuret, horloger du roi.
J'appris que les Jésuites seraient de la partie, et qu'on en avait déjà nommé six pour le voyage : les Pères de Fontaney, Tachard, Lecomte, Bouvet, Gerbillon et Visdelou ; ils furent reçus de l'Académie des Sciences, et on les fit agréger aux Messieurs de l'Observatoire, écrit dans ses mémoires, et sans doute avec beaucoup de dépit Bénigne Vachet, qui détestait les jésuites. C'était en effet une épreuve de plus pour le malheureux missionnaire à l'origine de cette ambassade, déjà au bord de la dépression, épuisé par les menaces et les remontrances qu'il devait quotidiennement adresser à ses deux Siamois pour les inciter à mettre, au propre comme au figuré, un peu d'eau dans leur vin. L'expression on en avait déjà nommé six peut laisser entendre qu'il redoutait par-dessus tout qu'on en nommât davantage. C'était ignorer que les jésuites-mathématiciens, pardon, les mathématiciens-jésuites, comme les huîtres, les œufs, les gentilshommes décoratifs ou les chapeaux de castor, vont par douzaines ou demi-douzaines. Ceci se vérifiera lorsque le roi Naraï, ébloui par les connaissances de ces doctes et saints hommes, chargera plus tard le père Tachard de lui en envoyer une douzaine.
Bénigne Vachet avait d'autant moins de raisons de s'inquiéter que, passés les sept mois de promiscuité inhérente à l'exiguïté du navire, les jésuites n'étaient investis d'aucune mission au Siam. Ils n'y devaient rester que le temps d'une escale, avant de gagner la Chine, but de leur voyage. S'il faut en croire l'abbé de Choisy, la plus délicate courtoisie et la plus exquise politesse régnèrent d'ailleurs entre jésuites et missionnaires tout le temps de la traversée.
A priori, rien ne destinait donc Guy Tachard à jouer le moindre rôle dans les relations franco-siamoises. Il en sera pourtant désormais le principal acteur, mais toujours depuis les coulisses. Tachard n'était à l'aise que dans le secret, le mystère et la conspiration.
L'homme n'était guère aimé. Si les plus modérés – ou les plus prudents – adoptèrent à son égard une politesse de convenance, les plus démonstratifs ne lui ménagèrent ni leur rancœur, ni leurs sarcasmes. Parmi ces derniers, Vachet, Céberet et Challe ne l'épargnèrent pas. Toutefois, c'est sans doute plus son comportement que ses actions qui le rendirent insupportable, voire odieux aux yeux de beaucoup. Comme le Celse de la Bruyère, le père Tachard était un homme né pour les allées et venues, pour écouter des propositions et les rapporter, pour en faire d'office, pour aller plus loin que sa commission. Comme Celse, il en irritait beaucoup en arborant l'air l'important et mystérieux d'un homme revenu d'une ambassade. Là s'arrête pourtant la comparaison, car Celse n'était pas savant, alors que Guy Tachard était un mathématicien de talent, enseignant au prestigieux collège de Louis-le-Grand. C'était également un astronome de tout premier plan, un latiniste et un casuiste, rompu aux tortueuses subtilités de l'opinion probable, cette démarche typiquement jésuite grâce à laquelle une contre-vérité peut se transformer en vérité pourvu qu'on la laisse mûrir assez longtemps.
L'ambassade française arriva au Siam le 28 septembre 1685. Lorsqu'elle en repartit le 22 décembre, elle avait, sans le savoir, changé d'ambassadeur. L'abbé de Choisy l'avoue dans ses mémoires, Chaumont et lui-même n'étaient plus que des personnages de théâtre ; le père Tachard avait désormais entre les mains tout le secret de la négociation.
C'est donc que, pendant ces trois mois, quelque chose avait basculé, quelque chose s'était noué. Une secrète alchimie s'était opérée entre le jésuite doux, souple, rampant, et pourtant hardi, pour ne pas dire téméraire, selon le portrait de l'abbé de Choisy, et M. Constance, qui avait trouvé l'instrument idéal pour faire aboutir ses desseins. On peut accorder à Phaulkon une admirable capacité à jauger et à juger très vite les hommes et les situations. On ne peut non plus lui dénier une grande lucidité quant au sort qui l'attendait à la mort du roi Naraï. Lorsque l'ambassade française arriva au Siam, sa décision de livrer le royaume aux Français n'était peut-être pas prise, du moins pas aussi précisément. Ce n'était sans doute encore qu'une possibilité, une option parmi d'autres. M. Constance était un pragmatique, et s'il connaissait le but du voyage, il savait, comme un navire utiliser au mieux les vents et les courants pour parvenir à bon port.
L'affaire fut réglée de main de maître. Le pauvre Chaumont ne pesait pas lourd, c'était, nous l'avons dit, un imbécile, il fut proprement roulé dans la farine, étourdi, gavé de divertissements, de spectacles, de chasses et de banquets, jusqu'au tout dernier moment où les traités lui furent remis signés, mais tellement affaiblis et édulcorés qu'ils ne servaient plus à rien. Il n'était, de toute façon, plus temps de négocier. Bénigne Vachet fut écarté des négociations, lui qui pourtant y aurait eu sa place. Hors jeu également, l'abbé de Choisy, mais on peut penser qu'il en fut plutôt soulagé. Forbin, l'ennemi déclaré, fut retenu au Siam contre son gré, en application du sage principe qui préconise de ne jamais perdre ses adversaires de vue.
Le père Tachard fut chargé de revenir en France, officiellement pour recruter douze mathématiciens que le roi Naraï désirait prendre à son service. L'idée, bien entendue, fut suggérée au souverain par Phaulkon. Le jésuite assure que cette mission lui causa beaucoup de peine, lui qui ne désirait rien tant que suivre ses compagnons en Chine. Je sentis alors, écrit-il, une extrême douleur de me voir encore pour longtemps éloigné de la Chine, après laquelle je soupirais depuis tant d'années, mais il fallut obéir, car il était nécessaire que quelqu'un allât en France. Il était effectivement nécessaire que quelqu'un allât convaincre Louis XIV, par l'intermédiaire de son très influent confesseur, le père de La Chaize, d'entreprendre ce qu'il faut bien appeler la colonisation du Siam. Lorsqu'il quitta le royaume, Tachard avait en poche les instructions secrètes de M. Constance, son grand ami. Quant à ses soupirs de regret, après tout, rien ne nous autorise à mettre en doute leur sincérité, comme rien ne nous autorise à insinuer que le jésuite n'a pas agi, tout au long de cette affaire, dans l'intérêt de ce qu'il pensait sincèrement être la plus grande gloire de Dieu, même si ses efforts devaient se solder, quelques années plus tard, par un désastre.
Le Voyage de Siam des pères jésuites envoyés par le roi aux Indes et à la Chine, avec leurs observations astronomiques et leurs remarques de physique, de géographie, d'hydrographie et d'histoire de Guy Tachard est d'abord un beau livre et sa cote chez les bibliophiles ne faiblit pas. Il est vrai que quelques-uns des dessins qui l'illustrent contribuent grandement à l'agrément de l'ouvrage. Les animaux du cap de Bonne-Espérance, dus au crayon de Claudius de Breslau, sont de petits chefs-d'œuvre de précision et de poésie, dont les reproductions ne peuvent hélas donner qu'une piètre idée. Pour le style, le jésuite, n'a certes ni la facilité, ni l'élégance, ni surtout l'humour de l'abbé de Choisy ; si sa relation n'échappe pas aux conventions du genre (les marsouins, les bonites, la pompe de mer, les poissons volants ou les Hottentots du Cap sont autant de passages obligés que Tachard n'élude pas) elle fait preuve en revanche d'un esprit scientifique et d'un goût de l'investigation dont Choisy était largement dépourvu. Les informations réunies sur le système bouddhiste, quelque parcellaires et fantaisistes qu'elles nous paraissent parfois aujourd'hui, étaient certainement, pour le lecteur de 1686, la source la plus complète et la plus cohérente dont il pouvait disposer, en attendant les ouvrages de La Loubère.
La relation de Tachard est également passionnante par tout ce qu'elle ne dit pas. Destinée au grand public, elle garde un silence pudique sur les enjeux et les difficultés politiques, les tractations, les intrigues, les rivalités entre jésuites et missionnaires. Dans nos annotations, nous nous sommes appliqués de notre mieux à dévoiler le dessous des cartes et à reproduire les documents susceptibles d'éclairer les coulisses de l'ambassade.
Le texte que nous reproduisons est celui de l'édition Arnould Seneuze et Daniel Horthemels de 1686. Nous en avons modernisé l'orthographe et la ponctuation. Afin de faciliter le chargement des pages, nous avons divisé chacun des six livres de l'ouvrage en trois parties que nous avons tâché de l'éclairer par quelques notes.
5 février 2019