frontispice

 

Livre I - Début.
Voyage de Brest jusqu'au Cap de Bonne-Espérance.

lettrine Page de la relation du père Tachard

e principal motif qui m'avait obligé de revenir la première fois en France, comme je l'ai dit dans la relation que je donnai alors au public, était pour demander au roi de la part du roi de Siam douze jésuites mathématiciens. Les ambassadeurs siamois étaient expressément chargés de prier le père de La Chaize (1) de s'intéresser auprès de Sa Majesté, et de se joindre à eux pour obtenir cette grâce si souhaitée du roi leur maître, et que ce prince regardait comme un grand avantage pour ses peuples.

Dès la première visite que le père de La Chaize rendit aux ambassadeurs, ils lui parlèrent des instructions qu'ils avaient de leur roi sur ce point, et comme ils n'étaient pas informés du gouvernement de notre Compagnie, ils lui dirent en propres termes que les jésuites dépendant de lui, et que le roi leur maître en demandant douze, ils avaient ordre de ce prince de s'adresser d'abord à lui pour les choisir, et de le prier ensuite de joindre ses sollicitations aux leurs pour demander à Sa Majesté qu'elle voulût bien permettre à ces pères de sortir du royaume (2).

Le père de La Chaize prit volontiers la commission d'en parler au roi, et il ne lui fut pas difficile d'obtenir cette grâce d'un monarque si zélé pour la religion. Sa Majesté n'attendit pas que les ambassadeurs lui en parlassent. Dès la première audience qu'elle me donna, où j'eus l'honneur de lui expliquer plus à fond les bonnes intentions du roi de Siam pour la religion et pour cet État, elle ordonna au père de La Chaize d'écrire de sa part aux Provinciaux des cinq provinces que nous avons en France (3), de lui choisir des sujets capables de remplir les desseins de ce prince et de bien exécuter les siens. Le père de La Chaize n'eut pas plutôt écrit qu'on s'offrit en foule de toutes parts, et l'on peut dire que les emplois les plus éclatants et les plus relevés n'ont jamais eu plus de prétendants et fait tant de jaloux que celui-là. De tout ce grand nombre on en choisit quatorze, dont la vertu et les talents parurent propres à cette entreprise. Il y en eut quatre de la province de France, qui furent les pères Le Royer, de Bèze, Thionville et Dolu ; quatre autres de la province de Guyenne, les pères Richaud, Colusson, Bouchet et Comilh, deux de Toulouse, qui furent les père d'Espagnac et de Saint-Martin, deux de Champagne, les père Le Blanc et Duchatz. Le père Rochette et le père de la Breuille furent pris de la province de Lyon.

Dès que ce choix fut fait, on fit venir à Paris cette heureuse troupe d'élus, afin que par le commerce qu'ils auraient avec MM. de l'Académie des Sciences (4), ils se rendissent plus capables de faire de bonnes observations. En effet, dès qu'ils furent arrivés, ils trouvèrent dans ces savants hommes beaucoup de zèle à les aider, et beaucoup de lumières, dont je puis dire que ces pères ont fait un bon usage. Les conversations qu'ils eurent avec eux leur servirent extrêmement pour les observations mathématiques, pour la connaissance de l'anatomie et des simples, pour apprendre à peindre les plantes et les animaux, pour la navigation et pour diverses autres remarques qu'ils avaient à faire dans les pays étrangers.

Il n'y eut personne dans cette savante académie qui ne s'empressât de leur fournir tous les mémoires dont ils jugeaient qu'ils pourraient avoir quelque besoin dans l'exécution de leurs projets. Les instruments leur furent fournis par la libéralité du roi : deux quarts de cercle, deux pendules d'observation, un anneau astronomique, une machine parallactique, divers demi-cercles et beaucoup d'autres moindres instruments, dont j'omets le détail.

Le temps de partir étant venu et la saison même paraissant déjà un peu avancée, les ambassadeurs demandèrent au roi leur audience de congé. S'ils furent satisfaits des bontés que le roi leur avait témoignées, Sa Majesté le fut aussi de leur bonne conduite, et on dit même qu'elle prit plaisir au compliment du chef de l'ambassade, et qu'elle assura que depuis longtemps elle n'en avait guère entendu de plus agréable ni de mieux tourné. Cette louange si glorieuse d'un monarque dont le jugement règle les sentiments de la cour la plus spirituelle du monde fit qu'on imprima toutes les harangues qu'avait faites cet ambassadeur à toutes les personnes de la famille royale. Comme elles ont été imprimées dans les Mercure de ce temps-là, je ne les répèterai point ici (5).

Le roi ayant aussi voulu voir les jésuites que l'on envoyait à Siam et leur donner lui-même ses ordres, le père de La Chaize les y mena. Sa Majesté eut la bonté de nous faire entrer dans sa chambre, où elle était avec Monseigneur et Monsieur (6), et après que je lui eus rendu grâces de cette faveur, dont nous étions tous confus, le roi prenant cet air agréable dont il sait si bien tempérer la grandeur et la majesté : J'ai été bien aise, nous dit-il, mes pères, de vous voir ensemble avant votre départ. Je sais qu'on vous a choisis parmi plus de cent cinquante autres, auxquels vous avez obtenu par vos sollicitations d'être préférés. L'entreprise que vous faites est difficile, et vous y trouverez plus d'obstacles que vous ne vous imaginez. Car n'est-il pas vrai, me dit-il en s'adressant à moi, mon père, que c'est un voyage pénible ? Vous l'avez fait, personne n'en peut parler plus savamment et plus sûrement que vous. Je pris la liberté de répondre que si l'entreprise était difficile, les motifs qui nous y portaient nous l'adouciraient aussi beaucoup. Oui, j'en suis sûr, répliqua le roi, quelque difficile qu'elle soit, les motifs qui vous y engagent sont trop pressants pour ne vous y pas soutenir, puisque vous y allez pour la gloire de Dieu et pour l'honneur de la France. Allez, mes père, remplissez bien les espérances que nous avons de vous, je vous souhaite un heureux voyage et me recommande à vos prières.

Le roi nous ayant congédiés avec ces marques de bonté, nous en donna encore un autre dans la lettre qu'il écrivit au roi de Siam en notre faveur. Comme cette lettre a été la première source des grâces que nous avons reçues de Sa Majesté siamoise, j'ai cru devoir la mettre ici, et faire part à mes lecteurs d'un témoignage si précieux de l'affection de notre grand monarque. La voici telle que je l'ai lue dans l'original à Siam.

À très haut, très excellent, très puissant et très magnanime Prince le roi de Siam.

Très haut, très excellent, très puissant et très magnanime prince, notre très cher et bon ami, Dieu veuille augmenter votre grandeur avec une fin très heureuse. L 'arrivée de vos ambassadeurs à notre Cour nous a été d 'autant plus agréable qu'outre les preuves certaines que nous donne une si célèbre ambassade du désir sincère qu 'a Votre Majesté d 'établir avec nous une étroite amitié et une correspondance parfaite, rien ne pouvait aussi nous confirmer davantage la haute estime que nous faisons de la sagesse et du juste discernement de Votre Majesté, que le digne choix qu 'elle a fait de ministres si prudents et si capables de bien exécuter ses ordres. Nous leur devons la justice de dire qu 'ils s'en sont acquittés à notre entière satisfaction et qu 'ils nous ont parfaitement persuadé de votre affection royale et de la confiance que nous y devons prendre dans tout ce qui peut regarder les intérêts et avantages de notre Couronne.

C 'est aussi pour affermir d 'autant plus cette bonne union, et renouveler souvent à Votre Majesté les assurances de notre estime et amitié, que nous avons jeté les yeux sur les sieurs de La Loubère et Céberet, pour en qualité de nos envoyés extraordinaires se rendre auprès de Votre Majesté, lui témoigner combien nous souhaitons sincèrement sa prospérité et ses avantages, y concourir même de notre part en la manière qu 'elle croira être la plus convenable au bien de ses affaires, et nous faire savoir ce qu 'elle pourra désirer de notre amitié pour détourner ses ennemis d 'effectuer les mauvais desseins qu 'ils pourraient avoir contre vos États.

Comme nous ne doutons pas que Votre Majesté n 'ajoute une entière croyance à ce qu 'ils lui diront de notre part, il ne nous reste qu 'à l 'assurer que nous avons été très satisfaits des beaux présents que ses ambassadeurs nous ont apportés de sa part. Nous les avons reçus comme des preuves indubitables de la sincérité de vos intentions pour le maintien d 'une bonne correspondance avec nous, et nous nous promettons aussi qu 'elle agréera ceux que nous lui envoyons par lesdits sieurs de La Loubère et Céberet, comme des gages certains de notre affection et de la véritable estime que nous avons pour Votre Majesté. Nous nous sentons encore obligés de lui témoigner que nous avons d 'autant plus agréable la demande qu 'elle nous a fait faire par ses ambassadeurs et par le père de La Chaize, notre confesseur, de douze père jésuites mathématiciens français, pour les établir dans les deux villes royales de Siam et de Louvo, qu 'ayant toujours éprouvé le zèle, la sagesse et la capacité de ces religieux, nous espérons que les services qu 'ils rendront à Votre Majesté et à ses sujets contribueront encore beaucoup à affermir de plus en plus notre alliance royale et à unir les deux nations par le soin qu 'ils auront de leur inspirer le même esprit, et les mêmes connaissances. Nous les recommandons aussi à Votre Majesté comme des personnes qui nous sont chères, et pour lesquelles nous avons une considération particulière. Sur ce, nous prions Dieu qu 'il veuille augmenter votre grandeur avec fin heureuse.

Écrit à Versailles, le vingtième jour de janvier 1687. Votre très cher et bon ami.

Signé, Louis, et plus bas : Colbert.

Après qu'on eut pris congé du roi et que nous eûmes reçu les patentes par lesquelles Sa Majesté envoyait à Siam les douze nouveaux jésuites, comme les premiers qui étaient partis deux ans auparavant avec moi, en qualité de ses mathématiciens destinés par son ordre à faire des observations propres à perfectionner les sciences, après cela, dis-je, nous nous rendîmes à Brest, où tandis que l'on travaillait à l'équipement des vaisseaux, nous nous occupâmes à prendre le plan de la ville et du port. Nous n'en eûmes que trop le temps. Les ambassadeurs siamois, les deux envoyés du roi, un corps considérable de troupes que Sa Majesté envoyait au roi de Siam selon la demande qu'il en avait faite, et les importants projets de ces deux monarques pour le bien de la religion et l'établissement d'un bon commerce ne furent pas sitôt assemblés. Par-dessus cela, les ballots furent très longtemps à venir. Il vinrent enfin, les uns par mer, les autres par terre par des rouliers. Les derniers furent les plus tôt venus, mais soit qu'ils fussent mal emballés, soit que les charrettes eussent versé, soit qu'on ne les eût pas choyés en les déchargeant, ils arrivèrent en si mauvais état qu'il n'y avait presque rien d'entier ; surtout les miroirs, les pendules, les ouvrages d'ambre et de corail furent extrêmement endommagés. Ceux qui vinrent par mer ne furent pas exempts d'accidents. On trouva en les déballant à Siam beaucoup de glaces brisées en morceaux, des pièces d'étoffe et des tapisseries toutes gâtées, en quoi Messieurs de la Compagnie perdirent près de quarante mille livres.

Parmi les présents des particuliers, il nous en vint un du père de La Chaize pour le roi de Siam, qui lui avait envoyé un crucifix d'or sur une croix de tambac (7). Ce présent, qui était une nouvelle machine de Rœmer (8), fut un des plus agréables qu'on fit à ce prince, et la lettre que le père lui écrivait lui plut encore beaucoup plus. Le public la trouvera sans doute digne de sa curiosité. La voici fidèlement copiée de l'original que j'ai eu.

Sire,

J'ai satisfait avec bien du respect et de la joie aux désirs de Votre Majesté, en procurant l'envoi de douze pères mathématiciens de notre Compagnie, considérables par leur vertu et par leur doctrine, pour aller occuper les deux maisons avec les églises et les observatoires qu'elle daigne leur donner dans ses deux villes royales de Siam et de Louvo. J'ai pris sur cela les ordre du roi mon maître, qui a consenti au départ de ces pères d'autant plus volontiers qu'il ne pouvait envoyer à Votre Majesté des gages plus chers ni plus sûrs de son amitié royale. Il a renvoyé le père Tachard à leur tête (9), afin qu'étant mieux informé sur cela des intentions de Votre Majesté, il puisse aussi lui rendre un meilleur compte de l'exactitude et du soin avec lequel on a tâché d'y correspondre. Si j'osais, Sire, mêler mes très humbles recommandations à celles du plus grand roi du monde, je prierais Votre Majesté de donner à ces pères, qui sont mes frères, et que je chéris plus que moi-même, les marques de bonté et de protection que leur mérite ne peut manquer de leur attirer partout où ils seront connus.

J'ai reçu, Sire, avec toute la respectueuse reconnaissance que je devais, le présent du crucifix d'or dont Votre Majesté m'a honoré, et il demeurera toujours dans cette première et principale maison de notre Compagnie en France, exposé aux yeux de tous mes frères, afin qu'ils en soient tous excités du zèle d'aller rendre leurs services très humbles à Votre Majesté, et de porter à ses sujets la science du salut et la connaissance du vrai Dieu, qui seul mérite d'être adoré de tout l'univers. Je les suivrai de cœur et j'unirai tous mes vœux à ceux qu'ils feront sans cesse pour la gloire solide de Votre Majesté, et pour les prospérités de son règne.

J'ai pris la liberté, Sire, de les charger de quelques petits présents, tels qu'un homme de ma profession peut les faire à un grand roi. J'espère que la curiosité du travail ne lui déplaira pas, et je prie le roi du Ciel qui a réglé par sa sagesse profonde pour l'instruction des hommes les mouvements des cieux et des astres, les conjonctions des planètes, les éclipses du soleil et de la lune, que ces machines représentent par une invention nouvelle, mettre dans l'esprit sublime de Votre Majesté par les ouvrages les plus éclatants de la main du seul Dieu que nous adorons, la connaissance et l'amour de celui qui est auteur de ces merveilles, et à qui les rois doivent encore plus de vénération et de soumission que le reste des hommes.

Je dois au reste, Sire, ce témoignage à vos ambassadeurs, et surtout à celui qui est chef de l'ambassade, qu'ils se sont comportés en toutes rencontres avec une prudence et une sagesse extrême, qu'ils ont trouvé moyen, en soutenant l'honneur de leur caractère et la gloire de Votre Majesté, de satisfaire tout le monde, et de plaire surtout à notre grand roi et à toute son auguste Maison. Je crois qu'ils se loueront des soins que j'ai pris de leur obtenir du roi mon maître toutes les marques de considération pour Votre Majesté qu'ils pouvaient désirer, de sorte que je puis dire que jamais ambassadeurs n'ont été traités en France avec plus d'honneur et de distinction. Je pris le Roi des rois, qui tient le cœur des souverains entre ses mains, de lier de telle sorte celui de Votre Majesté avec celui du roi mon maître, que n'ayant l'un et l'autre que les mêmes sentiments pour cet Être suprême, vous conspiriez tous deux à le faire également adorer par toutes les nations de l'Orient et de l'Occident. Comme rien ne contribue tant à élever le nom du roi mon maître au haut point de gloire où il est aujourd'hui, que ce zèle qu'il a pour le pur culte du vrai dieu, rien aussi ne donnera plus de réputation au règne de Votre Majesté, ni plus de bonheur à toutes ses entreprises. Ce sont les souhaits que m'engagent de faire pour elle la reconnaissance infinie que j'aurai toute ma vie de ses bontés royales, et l'ardeur très respectueuse et très vive avec laquelle je suis,

Sire, de Votre Majesté,

Le très humble et très obéissant serviteur
De La Chaize.

Pendant que nous recevions nos ballots, et le reste des commissions, qui nous venaient tous les jours de Paris, M. Descluzeaux, intendant de Brest, faisait incessamment travailler à équiper les bâtiments qui nous devaient porter aux Indes. Nous n'en devions avoir d'abord que trois, mais M. le marquis de Seignelay ayant, par un effet de ce zèle si éclatant pour les intérêts de la religion et de l'État, représenté à Sa Majesté que l'importance de l'affaire de Siam méritait qu'on fît quelque chose de plus, il en fit ajouter deux autres ; et ce nombre n'étant pas encore suffisant, on y en joignit un sixième, ce ministre n'épargnant rien pour une entreprise si utile à la gloire de Dieu et à celle du roi (10).

Tout étant prêt, on s'embarqua en cet ordre. Le premier vaisseau nommé le Gaillard, de cinquante-deux pièces de canon, et de cent cinquante hommes d'équipage, était monté par M. de Vaudricourt, qui commandait toute l'escadre, ayant sous lui M. de Saint-Clair, capitaine de frégate légère, M. de la Lève, lieutenant, MM. de Chamoreau, de Joncous et de Lonbus pour ses enseignes. M. Desfarges, que le roi avait si sagement choisi pour être général des troupes qu'il envoyait au royaume de Siam, s'embarqua sur ce premier vaisseau avec MM. ses enfants (11), MM. de la Salle, commissaire des troupes et de la marine, Beauchamp, major de la première place, Le Brun, trésorier, Du Laric, enseigne et commandant des bombardiers. Les ambassadeurs de Siam y entrèrent aussi, et avec M. l'abbé de Lionne nommé évêque de Rosalie et vicaire apostolique de Sa Sainteté (12), les pères de Bèze, Le Blanc, Comilh et moi, qui nous tînmes fort honorés d'être plus immédiatement que les autres sous la conduite de ce prélat (13).

Le second de nos vaisseaux s'appelait l'Oiseau, celui qui avait déjà fait le voyage. Il était monté de quarante-six pièces de canon et commandé par M. Duquesne (14), qui avait sous lui MM. Descartes et de Bonneuil, lieutenants, MM. de Tivas et de Fretteville. MM. de La Loubère et Céberet, envoyés de Sa Majesté au roi de Siam, M. du Bruant, lieutenant général sous M. Desfarges, et avec eux les pères Richaud, Le Royer, d'Espagnac et Dolu prirent leur place dans ce second vaisseau.

Le troisième était une flûte (15) nommé la Loire, de vingt-quatre pièces de canon, commandée par M. de Joyeux, qui avait M. de Brêmes pour lieutenant et M. de Questily pour enseigne. Les pères Duchatz, Thionville et Colusson y furent placés.

Le quatrième était une autre flûte nommée la Normande, commandée par M. de Courcelles, ayant sous lui M. du Tertre et M. de Machefolière. Ce bâtiment eut le bonheur de porter trois zélés missionnaires dont M. Morlot était le chef (16).

Le cinquième fut le Dromadaire, flûte beaucoup plus grande que les autres, commandée par M. d'Andennes, qui avait sous lui MM. de Marcilly et Beauchamp. On y destina les pères Rochette, de la Breuille, Saint-Martin et Bouchet. Je ne dis rien de la Maligne qui ne vint que pour soulager l'équipage, et qui ne nous accompagna que jusqu'au Cap.

Chacun étant ainsi placé et le vent paraissant favorable, nous levâmes l'ancre un samedi 1er mars sur les sept heures du matin, l'an 1687. Quoiqu'on jugeât bien que ce vent ne devait pas être de longue durée, on ne laissa pas de mettre à la voile, afin de se tirer de la rade et se mettre en lieu où les vents se pussent mieux faire sentir qu'auprès des terres. Notre diligence nous fut peu utile, car à peine eûmes-nous fait six lieues que le vent cessa tout à coup, et nous fûmes contraints de mouiller auprès de la pointe de Saint-Mathieu. Nos vaisseaux demeurèrent en ce poste le reste du jour jusqu'au lendemain environ six heures du matin. Nous n'avions pas voulu nous servir du vent du nord, qui s'était élevé le soir que nous avions mouillé, parce qu'il était déjà tard, et qu'il est dangereux de sortir dans l'obscurité des côtes de Bretagne, qui sont pleines de rochers et de brisants ; mais le lendemain il nous fut de grand usage. Sur les quatre heures, M. de Vaudricourt fit tirer un coup de canon pour avertir les vaisseaux de lever l'ancre, et à la petite pointe du jour nous remîmes tous à la voile.

Comme le vent était fort favorable, nous eûmes bientôt perdu la terre de vue, et quoique les jours suivants le vent devînt variable et soufflât souvent de divers côtés, nous sûmes si bien nous en servir que nous allâmes toujours vite.

De si heureux commencements nous firent renaître l'espérance que la saison avancée, la pesanteur de nos flûtes, la charge excessive de nos vaisseaux nous avait déjà fait perdre, d'arriver cette année-là aux Indes. Nous rendîmes grâces à la providence d'une protection si visible, et pour en mériter la continuation, nous nous appliquâmes de tout notre pouvoir tout ce que nous étions d'ecclésiastiques dispersés dans les cinq vaisseaux à y bien faire servir Dieu.

Les bonnes dispositions que nous trouvâmes dans la plus grande partie de ceux que nous avions l'honneur d'accompagner, et en particulier l'exemple que donnèrent ceux qui tenaient les premiers rangs parmi eux, secondèrent heureusement nos bonnes intentions et rendirent nos travaux fructueux. En peu de temps, on vit un grand ordre, non seulement parmi les officiers, mais même parmi les soldats, qui passa jusqu'aux matelots. Il était rare d'entendre ni jurer, ni dire des paroles libres, et si quelqu'un plus libertin osa se licencier là-dessus, on en témoigna tant d'horreur, et on en fit si bonne justice, qu'on retint les autres dans le devoir. On ne joua pas même excessivement, quoique le jeu soit le divertissement le plus ordinaire des vaisseaux. Au contraire, la piété, le respect pour les choses saintes, la prière et la lecture des bons livres devinrent les exercices ordinaires de la plupart de nos officiers, de nos soldats et des gens de marine. Dans chaque vaisseau on prêchait toutes les fêtes et tous les dimanches, et en quelques-uns deux fois la semaine, et l'on faisait partout tous les jours une instruction plus familière aux soldats et aux matelots. Le bonheur de la première navigation, dans laquelle l'on s'était mis sous la protection de la sainte Vierge et de saint François Xavier, fit qu'on renouvela en celle-ci la coutume de dire tous les soirs les Litanies de Notre-Dame, et une prière de l'apôtre des Indes, pour en obtenir un pareil succès. Après les Litanies de la sainte Vierge, on récitait le chapelet, et cette pratique fut si générale qu'elle devint un exercice d'obligation, les soldats et les matelots se faisant scrupule d'y manquer en quelques endroits.

On faisait en quelques vaisseaux tous les soirs à haute voix les actes de l'examen, et tant s'en faut que ces exercices de piété parussent lasser ceux qui les pratiquaient, qu'ils s'assemblaient encore souvent au pied du grand mât, pour y entendre raconter une histoire de dévotion, qu'on accompagnait de réflexions propres à faire l'effet qu'on en prétendait.

Tous les matins, dans tous les vaisseaux, on célébrait le sacrifice de la messe, où l'on assistait avec un grand respect, et qui était toujours suivi d'une prière pour le roi et pour le bon succès du voyage.

À ces occupations de notre ministère nous avons toujours joint l'étude, et nous pouvons dire que nous y avons vaqué avec la même régularité, et employé autant de temps que nous eussions fait dans nos maisons les plus éloignées du commerce du monde. Nous en avons rendu le fruit public, car nous établîmes des conférences où l'on apprenait les éléments d'Euclide, la géométrie, la navigation, et quelque chose même des fortifications. C'est ainsi que dans tous nos vaisseaux nous tachâmes de charmer l'ennui d'une longue navigation en encore plus d'en bannir l'oisiveté, qui est la source de tous les désordres. Reprenons le cours de notre voyage.

Nous passâmes le cap de Finistère sans nous apercevoir des orages et de l'agitation qui y est ordinaire, et ceux qui n'avaient jamais été sur la mer se félicitaient déjà eux-mêmes de se trouver exempts des grandes incommodités que cause la navigation dans ces endroits-là. Peu de temps après, le vent fraîchit, les vaisseaux commencèrent à rouler avec beaucoup de violence ; l'agitation devint si fort qu'on fut obligé de serrer toutes les voiles à la réserve de la misaine. Alors les maux de tête et de cœur furent violents dans tous les vaisseaux. Il y en avait peu de ceux que l'intérêt ou la curiosité avait fait embarquer qui ne se repentissent de l'avoir fait. L'esprit de l'apostolat soutenait ceux qui par de plus nobles motifs avaient entrepris le voyage, et regardaient ces incommodités comme les premières épreuves dont Dieu se servait pour affermir leur courage contre de plus grand obstacles. Il n'y eut personne qui n'avouât ce qu'on s'en imagine, quand on n'en a pas l'expérience. Ces maux néanmoins sont de ceux dont on n'a pas trop de pitié, ceux qui sont déjà amarinés, c'est-à-dire accoutumés à la mer, ne s'en étonnant pas beaucoup et les regardant comme des remèdes qui redonnent la santé.

Nous n'en fûmes pas quittes pour des maux de cœur ; quelques-uns de nos vaisseaux pensèrent périr. L'Oiseau, chargé outre mesure, se trouva quelque temps entre deux flots qui le heurtèrent à droite et à gauche et l'agitèrent si violemment que ne pouvant plus être gouverné, les plus habiles manœuvriers se crurent absolument perdus, et c'en était effectivement fait, si comme il arrive d'ordinaire, les vagues eussent donné une seconde attaque. Le Dromadaire ne courut pas tant de risque, quoiqu'il souffrît aussi beaucoup ; mais la Loire, après avoir perdu sa grande voile emportée par le vent, pensa perdre encore son grand mât, qui éclata, et qui causa par-là beaucoup de désordre et d'appréhension. Il fallut toute l'habileté et toute l'expérience de M. de Joyeux, capitaine dans ce bâtiment, pour remédier à cet accident. La flûte fut obligée de céder à la fureur de l'orage, et faire vent arrière pour remettre une voile ; manœuvre fâcheuse à la vérité, parce qu'elle sépara ce vaisseau des autres, mais nécessaire en cette occasion, ce qui n'empêcha pas que ce bâtiment n'arrivât au cap de Bonne-Espérance deux jours avant le reste de l'escadre.

Les pilotes avaient dressé leur route pour passer à la vue de Madère, qu'ils voulaient laisser à main gauche, mais soit que la longitude de cette île soit mal marquée sur les cartes marines, ou que les courants par ces parages portent vers l'est, comme je l'ai remarqué quelque autre fois, nous la laissâmes à droite le 15 mars, et nous ne la reconnûmes que d'assez loin. Nous aperçûmes le même jour à six heures du matin Porto Santo à huit lieues de nous. Ce fut la plus septentrionale de toutes les Canaries, et la première terre que nous rencontrâmes après être sortis de Brest. Elle est marquée sur les cartes hollandaises à 23° 10' de latitude nord, et à 1° de longitude, ce qui se rapporte assez à l'estime de nos pilotes et à la hauteur du soleil, que nous prîmes ce jour-là aussi exactement qu'on le peut faire sur mer, et avec les seuls instruments dont on se peut servir en naviguant. Le vent était alors au nord et favorable à notre route, mais comme il était faible, nous ne pûmes doubler cette île que la nuit. Les jours suivants, les vents changèrent souvent entre l'ouest et le sud, ce qui nous fit faire de petites journées, c'est-à-dire vingt ou vingt et une lieues en vingt-quatre heures.

Cette inconstance du temps dura jusqu'au 18, que le vent se fixa vers le nord, et le nord-est. L'on découvrit cet jour-là l'île des Sauvages (17), du côté de l'ouest à trois ou quatre lieues. Elle est marquée sur les cartes les plus fidèles) 30° 2' de latitude et à 20° de longitude. Cette situation fut vérifiée de nouveau.

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De Brest au cap de Bonne-Espérance
2ème partie

NOTES

1 - François d'Aix de la Chaise (1624-1709), rejoint les jésuites en 1649, et succède au père Ferrier en 1675 en tant que confesseur de Louis XIV, rôle qu'il exercera jusqu'à sa mort. Si son influence réelle sur le roi demeure du domaine de la conjecture, on peut penser qu'il n'est pas entièrement étranger à l'extrême dévotion dont fait preuve le souverain, ni à la décision de révocation de l'Édit de Nantes. 

2 - Le père de La Chaize n'avait aucun pouvoir hiérarchique sur les jésuites, qui étaient placés sous l'autorité de leur provincial (responsable d'une région), lui-même sous les ordres du Prӕpositus Generalis, le supérieur général de la Compagnie. 

3 - Ces cinq provinces étaient : La province de France, la plus importante, qui comprenait Paris, le Val-de-Loire, l'ouest breton et normand, le Berry, le Blésois, l'Orléanais, le pays chartrain, le Beauvaisis, la Picardie, l'Artois et le Boulonnais, la province de Lyon, la province de Toulouse, la province de Champagne et la province d'Aquitaine (Guyenne). 

4 - En 1666, Colbert crée une Académie qui se consacre au développement des sciences et conseille le pouvoir en ce domaine. Il choisit des savants, mathématiciens (astronomes, mathématiciens et physiciens) et des physiciens (anatomistes, botanistes, zoologistes et chimistes) qui tiennent leur première séance le 22 décembre 1666 dans la bibliothèque du roi, à Paris. Histoire de l'Académie des Sciences.

ImageL'Académie des Sciences et des beaux-arts dédiée au roi. Estampe de Sébastien Le Clerc, 1698. 

5 - On pourra lire ici le texte de la harangue prononcée par Kosapan à Versailles lors de l'audience de congé des ambassadeurs siamois le 14 janvier 1687. 

6 - Monseigneur, ou le Grand dauphin, était le titre de Louis de France (1661-1711), fils aîné de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche. Monsieur désignait Philippe d'Orléans (1640-1701), frère puîné de Louis XIV.

ImageLa famille royale de Monseigneur, Dauphin de France, estampe de Nicolas Arnoult.
ImageMonsieur. Estampe de 1694. 

7 - Alliage d'or et de cuivre. Voir sur ce site l'article qui lui est consacré : Le tambac

8 - Ole Christensen Rœmer (1644-1710), était un astronome danois, qui travailla à l'Observatoire de Paris dès 1671. Il donna notamment la première preuve du caractère fini de la vitesse de la lumière par une série d'observations des éclipses de Io, satellite de Jupiter. 

9 - Après le 3 janvier 1688, date du départ du Siam du père Tachard, c'est le père Abraham Le Royer qui lui succèdera comme supérieur des jésuites. 

10 - Entre les ballots, les provisions, les hommes d'équipage, les soldats, leurs officiers et leurs armes, le chargement était tellement important que cinq navires ne suffisaient pas à le contenir. C'est ce qu'explique Céberet dans son Journal : En arrivant à Brest, je trouvai les vaisseaux du roi le Gaillard, l'Oiseau, la Loire, le Dromadaire et la Normande en rade et prêts à faire voile pour le voyage de Siam. Ils étaient si chargés d'eau et de vivres qu'il était impossible d'y rien embarquer, et cependant tous les ballots des présents du roi, les provisions pour les troupes qui devaient rester à Siam , les ballots des commissions que la Compagnie avait faits pour le roi de Siam, le bagage de MM. les ambassadeurs du dit roi et ceux de M. de La Loubère, et le mien, étaient encore à Brest en partie, et le reste était attendu de moment en moment du Havre-de-Grâce où il avait été embarqué sur la frégate de la Compagnie, le Champluysant, pour y être rendu à Brest. Le lendemain de mon arrivée, après avoir entretenu M. Desclouzeaux, intendant de Brest, et MM. les capitaines des vaisseaux, j'allai à bord avec le sieur de Vaudricourt et, après avoir vu l'état où étaient les vaisseaux, et qu'il était impossible que l'on y embarquât tout ce qui était absolument nécessaire pour le voyage de Siam, il fut résolu dans un conseil tenu à cet effet chez le dit sieur intendant que M. de La Loubère, mon collègue, et moi, ferions équiper le vaisseau la Maligne qui sortait de carène afin d'y embarquer ce qui ne pouvait entrer dans les cinq autres vaisseaux, ne pouvant attendre des ordres de la cour sur cela sans manquer le voyage, ce qui fut exécuté avec tant de diligence que le dernier jour de février les vaisseaux se trouvèrent en état de lever l'ancre pour entreprendre le voyage. (Journal du voyage de Siam de Claude Céberet, Michel Jacq-Hergoualc'h, 1992, pp. 45-46). Une bonne partie des vivres ayant été consommée et nombre de soldats et d'hommes d'équipage étant morts en route, la Maligne n'accompagna l'escadre que jusqu'au cap de Bonne-Espérance. 

11 - Desfarges s'embarqua avec ses trois fils, l'abbé, le marquis et le chevalier. L'abbé revint en France avec l'ambassade de La Loubère. Dangeau note dans son Journal du vendredi 10 novembre 1690, à Versailles : L'abbé de Farges est mort ; il est fils de ce de Farges qui était à Siam, et que l'on ne sait ce qu'il est devenu. (Journal du marquis de Dangeau, III, 1854, p. 247). Le marquis et le chevalier restèrent au Siam avec leur père et périrent le 27 février 1691 lors du naufrage de l'Oriflamme sur lequel ils s'étaient embarqués pour revenir en France. 

12 - Artus de Lionne (1655-1713), fils du secrétaire d’État Hugues de Lionne. M. de Lionne, nommé coadjuteur de Mgr Laneau le 20 mai 1686 et évêque de Rosalie le 5 février 1687, refusa cette double nomination. Il n'accepta qu'en 1696 d'être évêque. (Adrien Launay, Histoire de la Mission de Siam, I, p.205). Voir également sur ce site la page consacrée à l'abbé de Lionne

13 - De belles paroles qui ne parvenaient pas à masquer la rivalité féroce, voire haineuse, qui opposait les prêtres des Missions Étrangères aux jésuites. 

14 - Abraham de Bellebat de Duquesne-Guitton, parfois orthographié Duquesne-Guiton, né vers 1653 et décédé en 1724 à Rochefort, est un officier de marine et explorateur français. Capitaine de vaisseau, puis amiral, il terminera sa carrière gouverneur général des Isles du Vent, après sa conversion au catholicisme. Ce que son grand-oncle le « grand Duquesne » (1610-1688) ne se résolut jamais à faire. (Wikipédia). 

15 - Bâtiment de charge, appareillé comme les autres vaisseaux, mais étroit, fort plat de varangues, aussi rond à l'avant qu'à l'arrière, et dont le ventre est si gros, qu'il a une fois plus de bouchin vers le franc tillac, qu'au dernier pont. (...) En France, le mot flûte ne désigne pas seulement un bâtiment particulier. C'est le nom général qu'on donne à tous vaisseaux qu'on fait servir de magasin ou d'hôpital à l'armée navale, ou qui font employés à transporter des troupes. (Savérien, Dictionnaire de marine, 1758, pp. 420-421).

ImageFlûte. Estampe de P. J. Gueroult du Pas, 1710. 

16 - Jean-Bénigne Morelot, originaire de Beaune (Côte-d'Or), partit en janvier 1687 du Séminaire des Missions Étrangères pour le Siam. Il n'y fut pas plus tôt arrivé, en 1688, qu'il revint en Europe et quitta la Société des Missions Étrangères. (Sources : Archives des Missions Étrangères de Paris). 

17 - Sans doute Selvagem Grande, la plus grande des îles qui constituent le minuscule archipel des Ilhas Selvagens, littéralement îles Sauvages, entre Madère et les îles Canaries. 

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5 avril 2019