Du 1er au 20 novembre 1687.
Le samedi 1er novembre 1687, le père Tachard vint dîner avec nous. Nous le félicitâmes sur son nouveau caractère. Il nous répondit fort modestement devant tout le monde qu'il n'avait garde d'accepter cet honneur sans avoir pris conseil de nous, et nous lui dîmes avec une égale modestie qu'il n'avait pas besoin de nos conseils, et il s'en est tenu là, car il ne nous en a jamais parlé depuis. Il nous rendit une lettre du seigneur Constance et demanda en même tenps que le père d'Espagnac, qui était avec lui, en put prendre copie. — Mais, dîmes-nous, est-il vrai que le sieur Constance n'ait pas été bien content de la nôtre ? — Il est vrai, dit le père, qu'il n'a pas été content de la première période. — On ne peut pas tout dire en une période, reprîmes-nous, et la seconde accommodait fort obligeamment la première période, sans compter que la première est toujours vraie. — Vous verrez, vous verrez, dit le père, par sa lettre. — Vous voudrez bien, dit le sieur de La Loubère, que je ne la voie pas, car j'ai résolu de ne plus me fâcher à Siam.
Alors, il rendit la lettre au père d'Espagnac pour en prendre copie. Le père me la fit lire en particulier et la trouvai pleine d'aigreur. M. de La Loubère en fit prendre copie. L'après-dînée se passa à voir les présents du roi et, comme le père s'en voulut retourner, le sieur de La Loubère lui dit que quatre jésuites avaient vu et approuvé notre lettre de la veille et qu'ils rendraient témoignage des bonnes intentions que nous avions eues en l'envoyant et, pour lui faire voir à quel point elles étaient bonnes, après que j'eus dit à M. de La Loubère ce que contenait cette lettre, il la rendit au père Tachard sans l'avoir lue et le père la rendit à M. Constance qui la reprit dans le moment qu'il s'en allait chez le roi. Cependant, les honneurs demeurèrent toujours sur le même pied, que nous parlerions nu-tête et assis, et parce que les gentilshommes avaient été négocier à Siam pour aller à 1 audience, il avait été réglé que nous mènerions les officiers des vaisseaux et quelques volontaires, mais que pour les officiers de la garnison de Bangkok, ils accompagneraient le sieur Desfarges à une audience particulière que le roi lui donnerait au sortir de la nôtre. Le soir, plusieurs officiers revinrent à la tabanque pour nous accompagner le lendemain à l'audience.
Le 2 novembre 1687, dès le matin, on nous avertit que les balons destinés pour porter les présents de Sa Majesté, sa lettre et nos personnes avec notre suite, étaient prêts dès la nuit. Le premier ambassadeur et quelques mandarins eurent soin avant le jour d'embarquer ce qui restait à la tabanque des présents du roi et il est à remarquer que quelques jours avant notre audience les officiers du roi étaient venus prendre une partie des présents pour les porter au palais, ce qui se fit avec beaucoup de cérémonie et d'exactitude dans la description desdits présents jusqu'à compter la quantité des pierres qui étaient sur la selle et le harnais.
Nous n'avions point encore alors aucune nouvelle du navire la Normande depuis notre séparation après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance (1), et ce navire portait les armes et les étoffes d'or et d'argent qui faisaient partie des présents de Sa Majesté. Ainsi lesdites étoffes et armes ne purent être présentées à cette audience. Sur les six heures du matin, Oya pracedet (2) et plusieurs autres grands mandarins nous firent avertir par l'ambassadeur que toutes choses étaient disposées pour notre audience, que nous pouvions nous mettre en marche quand nous voudrions. Nous lui répondîmes que nous étions prêts, et un moment après ils entrèrent dedans la salle où nous étions assis dans des fauteuils posés sous un dais avec une table au-devant de nous sur laquelle était posée la lettre du roi avec sa boîte d'or mise dans une grande soucoupe aussi d'or, élevée sur un gradin d'environ de deux pieds de haut. En entrant dans la salle, les mandarins se prosternèrent dès la porte et en s'avançant vers la table firent chacun trois fois la zombaye (3), et puis se rangèrent debout aux deux côtés de la table, chacun selon leur rang. Après quoi Oya Pracedet, que l'on nous dit commander à Siam en l'absence du roi, nous fit compliment.
Le premier ambassadeur nous ayant averti qu'il était temps de partir, les mandarins sortirent de la salle en faisant de nouveau la zombaye à la lettre. Ils marchèrent deux à deux vers les balons qui étaient au bord de l'eau. M. de La Loubère prit la soucoupe où était la lettre du roi, me la remit entre les mains et je la donnai à porter à mon fils qui marchait devant nous jusqu'aux balons où, étant arrivés, je pris la lettre et la remis entre les mains d'un mandarin qui la plaça sur un trône qui était au milieu d'un balon d'État qui était destiné à cet usage seulement. Nous fûmes suivis de douze officiers de marine et volontaires, nos domestiques et gens de livrée au nombre de trente ou environ. Nous nous embarquâmes dessus un balon qui était le même qui avait servi à l'entrée de M. de Chaumont. Toute notre suite s'embarqua dans d'autres balons de suite. Les mandarins qui étaient venus faire la zombaye à la lettre du roi, et plusieurs autres qui devaient servir d'escorte, commencèrent à marcher chacun à leur rang. Après eux, suivaient les balons qui portaient les présents, lesquels étaient suivis du balon qui portait la lettre. Mon fils fut placé dans ce balon sur une estrade au pied du trône sur lequel la lettre était élevée. Nous suivions immédiatement ce balon, après quoi marchait toute notre suite. Cette marche était disposée en une file entre deux rangs de balons du roi qui étaient seulement là par magnificence. Comme nous commencions à marcher, nous aperçûmes une quantité prodigieuse de balons de mandarins de toutes sortes de rangs et encore les balons des chefs de toutes les nations à la réserve des Hollandais, lesquels chefs des nations étaient accompagnés d'une grande suite. Nous fûmes salués, dans notre marche du canon de quelques vaisseaux du roi de Siam et d'un vaisseau anglais qui était dans la rivière. En arrivant a Siam, nous fûmes salués du canon de la ville et ensuite de celui du vaisseau le Saint-Louis et de la loge de la Compagnie. Nous entrâmes dans la ville par un canal où aboutit une fort grande rue qui conduit au palais du roi. Nous trouvâmes, en débarquant, un chariot fort doré, sur lequel était une pyramide en forme de trône, destinée pour porter la lettre jusques au palais. Nous mîmes pied à terre en cet endroit. Nous prîmes la lettre dans le balon du roi pour la mettre sur une pyramide que des mandarins portèrent sur leurs épaulés jusques au chariot où elle fut placée avec quantité de parasols à plusieurs étages portés par des mandarins autour du chariot. Il y avait un nombre infini de peuple faisant la zombaye devant la lettre. Nous nous plaçâmes chacun sur un fauteuil de bois doré porté par des Siamois. Les officiers de notre suite montèrent à cheval pour nous suivre et nos gens de livrée à pied étaient rangés aux côtés de nos chaises. Nous marchâmes en cet ordre le long d'une grande rue entre deux haies de soldats siamois. Nous arrivâmes après deux heures de marche, quoique le chemin soit fort court, parce qu'outre que nous marchions fort lentement, nous faisions de longues et fréquentes haltes causées par l'embarras du peuple qui était en très grande abondance (4).
Étant arrivés à la porte du palais, nous mîmes pied à terre, retirâmes la lettre du roi qui était sur le chariot et la donnâmes à porter a mon fils qui marchait devant nous. Les sombrere (5) que l'on portait devant nous nous quittèrent à la porte du palais et nous marchâmes à pied depuis cette première porte, accompagnés des principaux mandarins vêtus d'une veste de toile d'argent toute unie, avec un bonnet fait en pyramide à la manière de Siam et de la même étoffé, sur lequel il y avait trois couronnes d'or l'une sur l'autre par étage, garnies de pierreries, et une aigrette en figure de flamme aussi d'or garnie de pierreries, laquelle aigrette était du côté gauche du bonnet. Aux deux côtés de la fenêtre il y avait des parasols a sept, huit et neuf étages, et au bas de la fenêtre trois marches. Toute la salle était couverte de tapis de Perse fort beaux sur lesquels étaient prosternés les principaux mandarins du royaume ayant leurs bossettes d'or et d'argent devant eux qui est la marque de leur dignité. M. Constance était aussi prosterné à notre droite faisant la fonction d'interprète. Mgr de Métellopolis était assis à notre gauche sur les tapis et le père Tachard derrière nous (6).
Après avoir fait la troisième révérence, nous fîmes notre harangue prononcée par M. de La Loubère (7). Nous nous tînmes debout pendant toute la harangue parce que nous étions bien informés que cette posture est moins soumise que d'être assis sur des petits placets d'un pied en carré, sur lesquels on avait placé un tapis de Perse à fond d'or qui était la même chose que le siège qu'on avait préparé pour M. de Chaumont. Après que M. de La Loubère eut prononcé la harangue, M. Constance l'expliqua au roi en fort peu de mots en tenant une copie devant lui écrite en portugais. Après l'explication de la harangue, je pris la boîte où était la lettre du roi, qui avait été entre les mains de mon fils jusqu'alors et qui était debout un peu à côté de nous, et la remis à M. de La Loubère qui la présenta au roi après l'avoir mise sur sa tête (8). Aussitôt que le roi eut sa lettre entre les mains, il la porta à la hauteur de sa bouche en faisant une manière de salut et la posa devant lui, un peu à côté sur la droite. Il nous demanda ensuite l'état et la santé du roi son bon ami, qu'il avait appris avec beaucoup de regret que Sa Majesté avait été indisposée (9). Nous lui répondîmes qu'à la vérité le roi avait été incommodé, mais que lors de notre départ nous avions laissé Sa Majesté en très parfaite santé. Il nous demanda aussi des nouvelles de toute la Maison royale et nous connûmes, dans son discours et dans sa manière, qu'il avait pour le roi une amitié très sincère et une vénération très particulière. Après quoi le roi nous fit dire par M. Constance qu'il donnerait ses ordres au barcalon auquel nous pouvions nous adresser pour ce que nous avions à faire à Siam, ce qui n'est qu'une pure cérémonie (car le dit barcalon ne décide aucune affaire et c'est M. Constance qui fait tout). L'audience finit par un bruit de tambour et de trompettes et le roi se retira après avoir fermé sa fenêtre.
M. Constance nous pria de rester un moment dans la salle de l'audience pendant qu'il irait trouver le roi, devant lequel il devait accompagner le sieur Desfarges avec les officiers des troupes qui devaient saluer Sa Majesté, et qu'il viendrait nous joindre aussitôt. Après avoir attendu quelque temps dans cette salle en compagnie de M. de Métellopolis, pendant, lequel temps les mandarins demeurèrent toujours prosternés, de même que si le roi avait été présent, M. Constance nous vint trouver et nous conduisit en un lieu qui avait été préparé pour nous donner à dîner où, étant arrivé, je priai M. Constance de trouver bon que je me retirasse parce que j'étais malade (10) et que j'avais beaucoup souffert pendant la marche et l'audience, outre que je n'étais pas en état de manger. Le sieur Constance me témoigna beaucoup de déplaisir de mon indisposition et me vint conduire jusqu'au balon. Je trouvai en allant m'embarquer M. Desfarges qui venait de l'audience du roi et me parut fort satisfait de la réception de Sa Majesté.
Un moment après que je fus arrivé au logis qu'on nous avait préparé, qui était le même où M. de Chaumont avait été logé, on me vint avertir qu'un mandarin du palais désirait me parler de la part du roi et, l'ayant fait entrer avec l'interprète, il dit que Sa Majesté avait appris avec déplaisir mon indisposition et qu'elle l'avait envoyé pour savoir l'état de ma santé et m'offrir en même temps de sa part ses médecins et tout ce qui était dans son royaume qui pourrait contribuer à ma guérison. Je témoignai la reconnaissance des bontés qu'avait Sa Majesté, ensuite de quoi le mandarin se retira. M. de La Loubère me dit le soir à son retour que le roi de Siam l'avait parfaitement bien régalé, ainsi que tous les officiers français, et qu'on y avait bu avec beaucoup de cérémonie et de respect la santé de toute la Maison royale. L'on m'a assuré depuis que le roi était posté en un endroit d'où il voyait tout ce qui se passait.
Le 3, M. Constance nous vint rendre visite le soir. Nous le conviâmes à souper, ce qu'il accepta. Le 4 dudit, les ambassadeurs de Patani, ceux du Cambodge et de l'empereur de Java, le chef des Mores accompagné d'une grande suite de sa nation, vinrent nous rendre visite, ce qui occupa une partie de la journée. Sur le soir, nous allâmes voir M. Constance et lui présentâmes le sabre et le portrait du roi dont Sa Majesté lui faisait présent (11), qu'il reçut avec beaucoup de démonstrations de respect et de reconnaissance. Nous soupâmes chez mon dit sieur, et après le souper nous entrâmes dans son cabinet. Dans la conversation, il nous dit plusieurs choses à la louange du roi de Siam et sur la forte inclination qu'il a d'entretenir une parfaite amitié avec le roi, et même nous voulut lire son journal des deux ou trois premières conférences qu'il a eues avec le roi son maître depuis la nouvelle de notre arrivée. C'était un galimatias portugais qu'il avait de la peine à lire et qui ne s'entendait point du tout en quelque endroit. Nous y remarquâmes, néanmoins, qu'à la fin de la première conversation, le roi lui donnait ordre de nous faire traiter en toutes choses comme il fallait, de sorte que cela seul aurait suffi pour nous faire voir que personne que lui seul ne s'est mêlé des honneurs de notre réception. Nous remarquâmes aussi dans toute cette lecture deux choses principales : la première était pourquoi le roi ne s'était pas fait instruire dans la religion chrétienne, et la seconde pourquoi le traité fait en faveur de la religion par M. de Chaumont n'était pas encore publié (12). Quant au premier point, il paraissait que le roi ne s'était pas fait instruire dans la religion chrétienne faute d'instructeur, car il faisait dire au roi que Sa Majesté n'entendait pas le langage de Mgr de Métellopolis quoiqu'il soit à Siam depuis près de vingt-cinq ans et qu'il parle très bien la langue siamoise. Le père Tachard, qui était de la conversation, nous dit sérieusement : — Le roi n'entend pas M. l'évêque. Il faut attendre pour l'instruire que les jésuites aient appris le siamois (13).
Quant au second point, le roi disait à M. Constance comment il se pourrait justifier auprès de nous de n'avoir pas fait publier le traité de la religion, Sa Majesté disant qu'elle l'avait permis et que le sieur Constance seul s'y était opposé. Les raisons qu'il nous allégua pour ce défaut de publication nous parurent très frivoles, cependant, nous fîmes semblant d'estimer beaucoup ces conversations et nous en demandâmes copies. Mais nous croyons que le révérend père Tachard en a voulu enrichir ses mémoires. L'esprit du roi nous parut n'être pas si attaché à sa religion qu'il ne voulût bien la quitter pour une meilleure, mais il ne nous sembla pas fort attaché à la religion chrétienne. Nous ne pûmes nous empêcher de dire au sieur Constance qu'il nous paraissait beaucoup d'esprit dans ces discours du roi, mais peu d'espérance de conversion, et pour lui faire sentir qu'il ne convenait point à la gloire du roi que ses troupes fussent dans Bangkok de la manière qu'elles y étaient, nous lui dîmes que si nous pouvions porter la nouvelle en France de la conversion du roi de Siam, le roi trouverait tout le reste bon et, de quelque manière que ses troupes fussent aux Indes, il lui serait toujours glorieux de les avoir données à un roi pour s'enhardir à se faire chrétien.
Ce qui nous surprit le plus en cela fut le soin de M. Constance de prendre les devants sur les reproches que nous pouvions lui faire au sujet de la religion. La conversation tomba ensuite sur des mines qu'un Provençal, nommé Vincent, a découvertes en ce royaume (14) et dont il prétend tirer de l'or, de l'argent et autres métaux en abondance. Sur quoi, M. Constance nous fit entendre qu'il avait dit à son roi que, si ces mines réussissaient, Sa Majesté pouvait espérer tant de Français qu'elle en voudrait. Nous lui répondîmes que le roi avait ignoré ces mines en nous envoyant à Siam, et que nul autre intérêt que celui de la religion n'y avait résolu Sa Majesté. Il nous répliqua qu'il ne doutait point du désintéressement du roi et qu'il n'entendait parler que des particuliers français. Le discours des mines étant fini, qui n'est encore qu'une chose en idée, nous voulûmes prendre congé pour nous retirer, étant déjà fort tard, mais il fallut encore s'arrêter dans la salle pour prendre du thé, et le sieur Constance s'approchant du sieur de La Loubère lui dit qu'il fallait rendre l'alliance des deux royaumes éternelle. — Mais por isso, ajouta-t-il, e [mister] subordinação (15). — Senhor, lui répondit le sieur de La Loubère, dormo, per certo outra dia falarema disso (16). Après quoi, nous nous retirâmes chez nous. M. de La Loubère finit ainsi brusquement cette conversation pour ne pas s'engager avec ledit sieur Constance. J'ai rapporté ici la fin de cette conversation de la même manière qu'elle s'est passée parce qu'elle nous a paru que Monsieur Constance avait dit ce mot de subordinaçâo à dessein, parce qu'il n'était pas content que M. Du Bruant, étant à Mergui, ne reçut d'autres ordres que ceux de M. Desfarges, comme il est porté par les articles, ledit sieur Constance ayant extrêmement à cœur de pouvoir ordonner directement au sieur Du Bruant à Mergui sans la participation du sieur Desfarges. J'ai découvert aussi depuis que la prétention de M. Constance est de donner ses ordres directement à tous les officiers français sans se servir du canal de M. Desfarges et c'est ce que mon dit sieur Constance entendait par ce mot de subordinaçâo.
Le 5, le roi qui était venu à Siam pour nous donner la première audience s'en retourna à Louvo. M. Constance, le même jour, nous donna à dîner avec la comédie chinoise, les danseuses de Siam, les marionnettes mores, les sauteurs de bambous et, sur le soir, un feu d'artifice. Cette fête, quoique bizarre, ne laissait pas d'avoir quelque magnificence (17). Outre le repas qui était à l'européenne, on couvrit la table de plus de 80 plats préparés à la mode de la Chine, chose vraiment extraordinaire, car de ces 80 mets différents, il n'y en avait aucun dont on pût goûter, tant ils étaient mauvais, quoiqu'ils ne fussent pas désagréables à la vue, avec de la propreté. Sur le soir, M. Constance nous fit voir tous les appartements de son logis qu'il a fait bâtir à Siam depuis le départ de M. de Chaumont, et nous conduisit sur une terrasse qui fait la couverture d'un des corps de logis d'où on découvre la rivière sur laquelle il y avait plusieurs balons qui couraient les uns contre les autres pour gagner le prix de la vitesse (18).
Le lendemain 6, M. Constance vint nous voir pour nous dire adieu, s'en allant à Louvo où il amena avec lui le sieur Desfarges et les autres officiers d'infanterie qui étaient à Siam, et nous dit qu'il allait faire achever de préparer notre logement afin que nous y puissions venir incessamment. Le 7 et le 8 se passèrent sans qu'il se passât rien, à la réserve que nous allâmes voir les pagodes qui sont toute la beauté de la ville de Siam. On ne nous proposa point à nous montrer la grande pagode d'or qu'on avait fait voir a M. de Chaumont et j'ai appris depuis qu'ils n'avaient pas voulu en parler davantage parce que nous savions certainement qu'elle n'était que très bien dorée (19).
Le 9, Mgr l'évêque de Métellopolis vint dîner avec nous accompagné de Mgr de Rosalie (20) et de quelques-uns de ses missionnaires. Nous avions été le 5 lui rendre visite à la maison de la mission où ils sont assez bien établis, et nous vîmes leur église neuve qui est presque achevée. Elle est passablement grande et belle, faite en forme de pagode.
Le 10, nous partîmes pour Louvo avec les mêmes balons et la même suite que nous avions eue en entrant à Siam. Nous allâmes coucher à un logis que l'on avait bâti exprès comme les autres de notre route, à moitié chemin. Les deux ambassadeurs nous accompagnèrent toujours en toutes occasions et ordonnaient ce qu'il fallait pour notre subsistance, les voitures et généralement toutes choses, ayant sous eux quelques mandarins du palais pour exécuter leurs ordres.
Le 11, nous arrivâmes à Louvo sur les huit heures du soir. Nous avions marché toute la journée dans un canal tiré à droite ligne pour abréger le chemin, lequel a plus de dix lieues de France de longueur. Nous fîmes notre entrée aux flambeaux. Une très grande quantité de mandarins nous vinrent recevoir à la descente du balon où nous trouvâmes des chaises que les Siamois portaient sur leurs épaules et des chevaux pour notre suite. Le gouverneur de Louvo nous vint faire compliment à la descente du balon et nous précédait à pied pendant la marche, accompagné de quatre grands mandarins tenant chacun une bougie allumée. Cette marche était précédée d'un nombre infini de flambeaux et de mandarins de tous les ordres marchant en bon ordre. Nous arrivâmes à l'hôtel qui nous avait été préparé. Nous trouvâmes devant la porte tous les officiers français et M. Desfarges à leur tête accompagné des révérends pères jésuites, lesquels nous reçurent, et le père Tachard nous dit que M. Constance désirait nous donner à souper. Quoique nous fussions fatigués du chemin et de la chaleur qui était excessive, nous allâmes chez M. Constance dont le logis était joignant celui qui nous était destiné. Nous le trouvâmes à sa porte dehors en la rue. Il nous fit beaucoup d'honnêtetés et nous convia de souper chez lui, ce que nous acceptâmes. Le soir se passa en conversations indifférentes et fort honnêtes de part et d'autre. Dans tous les repas on buvait toujours les santés des rois de France et de Siam et des maisons royales avec beaucoup de cérémonies. Après le souper et quelques heures de conversation qui nous engagèrent bien avant dans la nuit, M. Constance nous conduisit chez nous où il nous mena dans nos appartements qui étaient assez beaux et meublés à la chinoise. Cet hôtel est très beau et grand, ayant trois cours l'une en suite de l'autre, toutes entourées de bâtiments de briques. Il y a en entrant une salle d'une grandeur prodigieuse qui était éclairée d'un grand nombre de lustres et de lanternes de la Chine. Nous reconduisîmes M. Constance jusques à la porte de notre logis où nous prîmes congé de lui.
Le 12, il ne se passa rien. Nous prîmes ce jour de repos pour travailler, M. de La Loubère et moi, à ce qui nous restait à faire. Le 13, M. Constance nous convia à la dédicace d'une chapelle qu'il a fait bâtir dans son palais qui, quoique petite, est magnifique et très bien ornée (21). Il y eut pendant huit jours prédication et une messe en musique (22).
Le 14, M. de La Loubère me fit ressouvenir qu'il avait confié au père Tachard, lorsqu'il alla à Siam à sa première descente, la relation particulière de M. le chevalier de Chaumont qu'il avait faite de son voyage de Siam, pour servir de mémoire au père en cas qu'il en eût besoin dans la négociation qu'il avait à faire avec M. Constance, qu'il l'avait demandée plusieurs fois audit père sans avoir pu la retirer, qu'il lui avait envoyé son secrétaire, étant à Siam, auquel il avait promis de la rendre dans un moment, feignant qu'il ne se souvenait pas où il l'avait mise, et qu'enfin, après plusieurs délais et faux-fuyants, le père avait déclaré qu'il l'avait donnée à M. Constance, ayant eu ordre de M. de La Loubère de le faire ainsi (23). Ledit sieur de La Loubère ajouta que c'était l'original que Mgr le marquis de Seignelay lui avait confié, et qu'il était absolument nécessaire qu'il le retirât, et ensuite me pria de me joindre avec lui pour retirer cette pièce.
Nous avions une chose de conséquence à demander à mon dit sieur Constance, qui était l'expédition de M. Du Bruant pour Mergui où nous désirions passionnément de le voir établi avec les troupes du roi. Ainsi, nous convînmes, M. de La Loubère et moi, qu'il fallait demander audience à mon dit sieur Constance pour cette affaire de Mergui, et ensuite que M. de La Loubère lui demanderait la relation de M. le chevalier de Chaumont que le père lui avait remise par un malentendu. Nous allâmes sur le soir chez mon dit sieur Constance où M. de La Loubère commença par demander ce mémoire à M. Constance, se servant du père Tachard pour interprète de la langue portugaise, lequel fut fort surpris de cette demande, et au lieu d'expliquer à M. Constance la demande de M. de La Loubère, lui répondit que M. Constance ne la pouvait ni devait point rendre puisqu'elle lui avait été donnée par ordre de M. de La Loubère qui se récria sur cela. M. Constance qui était présent entra dans la conversation qui s'échauffait beaucoup. Dans le moment, on nous vint avertir que le roi, qui ce jour-là faisait une grande fête, nous attendait au palais pour nous faire voir une illumination qu'il y avait et dont Sa Majesté nous avait fait convier dès le matin, ce qui interrompit la conversation pour un moment car nous commençâmes à marcher.
Cependant, M. Constance et M. de La Loubère recommençaient, par le chemin, à parler de ce mémoire avec assez d'aigreur de part et d'autre. Le père Tachard me tira à quartier dans le palais pour me dire l'inquiétude où le mettait l'impatience de M. de La Loubère et le mécontentement que cette demande, au fond et en la manière de la faire, donnait à M. Constance. Il me conta que M. de La Loubère lui avait envoyé à Siam son secrétaire pour demander ce mémoire et qu'il lui avait donné ordre de ne point se retirer sans le rapporter, que le secrétaire avait déclaré son ordre à lui, père Tachard, en présence de M. Constance qui en avait été outré de déplaisir, disant que ce n'était que par méfiance de lui que l'on voulait retirer un papier que l'on lui avait donné, qu'il ne l'avait encore pu lire, ne croyant pas qu'il y eût rien de conséquence, mais que l'empressement que l'on faisait voir de le retirer lui faisait croire qu'il y avait quelque chose de considérable, et que si M. de La Loubère ne se fût pas tant pressé, lui, père Tachard, l'aurait retiré de M. Constance et l'aurait rendu. Cela était dit avec véhémence.
Je ne fis pour toute réponse au père que j'ignorais que M. de La Loubère lui eût confié ce mémoire, aussi bien que l'usage qu'il en devait faire, mais que M. de La Loubère m'ayant assuré ne lui avoir confié que pour s'en servir d'instruction ou de mémoire, il ne devait pas l'avoir donné à M. Constance, que je ne pouvais douter que M. de La Loubère n'eût dit vrai, ainsi que Sa Révérence me pardonnerait si je lui représentais qu'elle avait tort en cela, et quant à l'empressement qu'avait M. de La Loubère de le demander à M. Constance même, ce n'était que pour en décharger le père et lui faciliter les moyens de le retirer, et bien loin de se gendarmer sur cela, il devait se joindre avec nous pour engager M. Constance à le rendre honnêtement. Le père et moi nous joignîmes à la compagnie pour voir l'illumination qui serait peu de chose en France mais qui ne laissait pas d'avoir quelque beauté aux Indes.
Nous revînmes ensuite chez M. Constance où il recommença le premier à parler de ce mémoire et témoigna beaucoup de chagrin de ce qu'on lui redemandait ce papier. Je ne comprenais pas de quelle conséquence il pouvait être et, pour le peu de cas qu'il en faisait, il allait tout présentement le rendre avec tous les autres papiers que lui avait remis le père, et en effet il se leva pour aller dans son appartement et revint un moment après avec plusieurs papiers à la main qu'il remit entre les mains du père Tachard, en disant que puisque M. de La Loubère et moi désavouions ce qu'avait fait le père, il lui rendait tous ses papiers. Le père, au même instant, remit à M. de La Loubère la relation de M. de Chaumont. Cela se passa avec beaucoup de chaleur et d'aigreur de la part de M. Constance, quoique de notre part il n'y en eût aucune et que nous en agissions toujours fort honnêtement. Le révérend père ne témoignait pas moins d'aigreur ni de chagrin que M. Constance et nous dit même, pendant le temps que M. Constance était allé chercher ses papiers, que inutilement voulions-nous faire des mystères à M. Constance puisqu'il lui avait déclaré toute chose et qu'il en avait eu ordre du roi d'en avoir usé ainsi, ce qui nous surprit beaucoup et qui nous obligea de lui répondre que nous doutions beaucoup qu'il eût tels ordres, que cependant, puisqu'il revenait en France comme on le disait, qu'il y rendrait compte de sa conduite. M. Constance me fit entendre fort clairement qu'il n'avait eu aucun égard en toute la négociation pour la lettre de créance du roi pour notre envoi et qu'il s'était seulement attaché à une lettre de créance de Mgr le marquis de Seignelay pour le père Tachard. Il nous dit aussi qu'il savait bien qu'il avait beaucoup d'ennemis en France et que plusieurs personnes avaient essayé de le noircir dans l'esprit du roi. Sur quoi nous ne lui répondîmes autre chose, sinon qu'il avait assez de preuves effectives de la considération que le roi avait pour lui pour être entièrement désabusé de ces discours qui ne pouvaient venir que des gens mal intentionnés. Ensuite de quoi, nous nous retirâmes pour n'être pas davantage exposés à une conversation si désagréable et remîmes à une autre fois à parler de l'affaire de Mergui.
Étant arrivé au logis, je jetai les yeux sur ce mémoire de M. de Chaumont et je fus fort surpris de voir que ce n'était qu'une copie non signée. Je ne pus m'empêcher de dire alors à M. de La Loubère que ce papier étant de très peu de conséquence, il ne méritait pas qu'on en eût fait tant de bruit. À quoi il me répondit qu'il avait cru que c'était l'original.
Le 15, les révérends pères de Bèze et Richaud vinrent voir M. de La Loubère. Le premier lui demanda : — D'où vient que Monsieur Constance était si fâché ? M. de La Loubère lui répondit qu'il ne le pouvait croire et qu'il était temps, après cinq ou six semaines que le sieur Constance avait un papier qu'il n'estimait pas et qu'il avait promis de rendre. — Pour ce qui est de cette promesse, répliqua le père de Bèze, le sieur Constance ne l'a jamais faite et jamais il n'a eu envie de vous rendre ce papier sans qu'on en puisse deviner la raison. Mais il valait mieux ne lui demander qu'en partant, au hasard de rompre avec lui. — Nous espérons, répondit M. de La Loubère, nous séparer de lui en bonne amitié, mais voilà ce que c'est : quand nous demandions ce papier au père Tachard, il nous disait pour nous endormir que le sieur Constance lui a promis de le lui rendre, et il n'en est rien, et nous avons fait sur ce faux fondement ce que nous n'aurions peut-être pas fait si tôt, si nous eussions su la vérité.
Dans la suite, le sieur de La Loubère lui fit remarquer que le père Tachard ne nous était pas encore venu voir sur cette affaire. Le père de Bèze dit que c'était par distraction et qu'assurément il viendrait, puis, retouchant de lui-même plusieurs choses qui s'étaient passées depuis le commencement, dit que toutes les brouilleries étaient venues du malentendu qui arriva sur l'article de Mergui (24). Le sieur de La Loubère, sans convenir que ce fût là la cause de la division, l'appela à témoin de ce qu'en sa présence il avait dit au père Tachard, au sortir de la salle pour s'en retourner à Siam, que le sieur Constance ne savait ce qu'il voulait en voulant avoir affaire immédiatement au sieur Du Bruant, qui était un homme raide et ne réglait sa conduite que sur ses instructions, et que le seul moyen de jouir de lui était que les ordres passassent par les mains du sieur Desfarges son général. — Il est vrai, dit le père de Bèze, mais cependant le père Tachard demeura si persuadé que vous vouliez, en réformant les articles, réserver celui de Mergui, pour le traiter séparément avec le sieur Constance même, qu'il me dit d'abord que nous vous eûmes quittés : « Le sieur de La Loubère se charge là d'un os à ronger dont il ne viendra pas à bout aussi aisément qu'il pense » — Voilà justement, mon père, lui dit le sieur de La Loubère, le grand sujet de plainte que nous avons contre le père Tachard. Il ne nous a jamais proposé que des os à ronger au lieu de nous aider fidèlement de ses conseils. Il n'a jamais songé qu'à nous tendre des embûches.
Le dimanche 16, le père Tachard est venu nous voir dès le matin, mais sans aucune ouverture, et nous n'avons su que par le bruit public qu'il prétend mener dix-huit mandarins en France, douze petits pour le collège et six grands pour lui faire honneur (25). Il a dit au sieur de La Loubère, en particulier, que malgré le chagrin du sieur Constance, les affaires du roi n'en iraient pas plus mal. Nous avons interprété cela que le sieur Constance ne changerait rien aux ordres qu'il donnerait au père Tachard pour la France, mais qu'il ne changerait pas la résolution qu'il a prise dès le commencement de ne rien faire de bon avec nous.
Un moment après le départ du père, nous sommes allés à la messe. Au retour de la messe, le premier et le second ambassadeur, avec le mandarin que les Français ont nommé le Major, nous sont venus prendre sans autre cortège pour nous mener à l'audience en laquelle nous devions parler au nom de Monseigneur (26). Nous n'avons eu à notre suite que mon fils, parce qu'il n'y avait que lui et le père Tachard qui dussent entrer à l'audience, et le père Tachard nous attendait déjà au palais. Nous sommes montés en chaise et les trois mandarins, et nos principaux domestiques à cheval. Deux hommes à pied nous portaient nos parasols à l'ordinaire. Nous sommes entrés ainsi dans l'avant-cour du palais où il y avait des mandarins en grand nombre à cheval, plusieurs éléphants et les soldats de la garde sous les armes. Cette avant-cour n'a point de porte ; on y entre par une manière de pont ou de chaussée. À la première porte de la cour, on nous a fait mettre pied à terre et nous avons traversé trois cours, à pied et sans parasols, où nous avons trouvé partout des éléphants, des officiers à cheval et des soldats sous les armes. Du milieu de la dernière cour, on nous a fait faire la première révérence au roi qui était en perspective devant nous au fond d'un petit salon dont les portes étaient ouvertes, de sorte que nous discernions déjà le roi à l'entrée du salon auquel nous sommes montés par huit ou dix marches, où nous avons fait notre seconde révérence, et la troisième au lieu ou nous avons parlé. Nous avons cru le devoir faire debout comme à la première audience.
Le roi était élevé d'un étage ; il était dans une tour carrée de bois verni de rouge et doré ; les pilastres qui en soutenaient le comble étaient garnis de glaces de miroir et le devant du comble aussi. Cette tour était attachée au mur du salon par-derrière, et quand le roi en est sorti, il est entré de plain-pied dans une chambre qui est derrière le mur, à laquelle on peut monter par deux petits escaliers qui sont aux deux coins du salon, c'est-à-dire à droite et à gauche de la chaise, ou tour, où était le roi (27). Aux deux côtés de cette tour étaient quatre parasols de cinq étages chacun, un rouge et un jaune de chaque côté. Les présents étaient sur deux tables comme a la première audience. Le sieur Constance a été le traducteur de la harangue (28), après laquelle nous nous sommes assis. Le roi nous a répondu par un simple remerciement pour Mgr le dauphin. Nous lui avons répondu par un autre. Il nous a dit ensuite la joie qu'il avait eue d'apprendre la naissance de Mgr le duc de Berry (29). Nous lui avons répondu que Sa Majesté devait être persuadée que quand il naissait un fils de France, il naissait un bon ami et allié de Sa Majesté, et que le roi et Mgr le dauphin ne désiraient autre chose sinon que cette alliance fût éternelle. Il nous a demandé après cela si Mgr le dauphin nous avait donné ordre de lui dire quelque autre chose, et en même temps ont commencé de se faire entendre ces instruments guerriers qui finissent les audiences, et sur ce que nous avons répondu que nous n'étions pas chargés d'autre chose, il nous a dit qu'après ces audiences de cérémonie, qui ne sont que des préliminaires d'amitié, Sa Majesté trouverait des occasions de s'entretenir plus longtemps avec nous. Puis il a fermé, en se retirant tout doucement, les fenêtres de sa tour, et le sieur Constance nous a priés de demeurer là un moment pendant que le roi s'en allait d’un autre côté se montrer aux sieurs de Vaudricourt et Duquesne (30).
Nous n'y avons pas resté l'espace de deux miserere que les deux ambassadeurs et notre mandarin major nous sont venus prendre pour nous mener dans un salon du jardin où nous avons dîné. Cette audience a été moins célèbre que la première, premièrement en ce que nous n'avons eu nul cortège et qu'on ne nous a pas même envoyé aucun mandarin d'un caractère éminent pour nous venir chercher, ce que nous attribuons à ce que nous ne portions point de lettre, en second lieu, il n'y a que les audiences données à Siam, capitale du royaume, qui soient véritablement célèbres, et le sieur Constance m'a dit aujourd'hui, ce que je savais déjà, que le roi de Siam n'eût osé recevoir la lettre du roi à Louvo. Les parasols mêmes du roi marquaient moins de cérémonie, car ils n'étaient que de cinq étages, et des trois qui étaient à l'audience de Siam, celui du milieu avait neuf étages et les deux des côtés en avaient sept (31). En une seule chose cette seconde audience nous paraissait plus honorable que la première, au moins selon notre goût, c'est que le roi était en quelque sorte dans le même salon où nous lui parlions, au lieu qu'à Siam, il était tout à fait dans une autre pièce, de laquelle il nous écoutait à la fenêtre, mais nous doutons qu'ils aient fait cela pour le mieux.
Nous avions déjà fait des instances pour obtenir audience de la princesse-reine (32), et même M. Constance nous l'avait fait presque espérer, nous ayant fait dire par le père Tachard que la princesse était brouillée avec le roi, pourquoi elle était restée à Siam, mais que si elle se raccommodait, nous pourrions la voir. En attendant le dîner, nous fîmes de nouvelles instances auprès de M. Constance pour l'audience de ladite princesse et pour lui présenter les présents de Mme la dauphine. Il nous dit qu'elle était à Siam, malade d'une espèce d'asthme et d'une vieille entorse au pied dont on ne l'a jamais su guérir, et qu'il craignait qu'elle nous enverrait de ses principaux officiers pour recevoir les présents. Il nous a exagèré ensuite le courage de cette princesse, aux libéralités de laquelle le roi, son père, ne peut suffire. Le roi lui a fait sa maison comme les reines de Siam ont accoutumé de l'avoir, et c'est une marque, dit le sieur Constance, qu'il ne la veut pas marier. Elle rend justice à ses femmes comme toutes les reines de l'Orient, parce que ses femmes ne sortent point du palais pour aller demander justice ailleurs, mais il n'est pas vrai que cette princesse ait ni royaume ni province à gouverner. Elle rend aussi justice aux eunuques de sa maison, mais bien loin d'être sévère, elle ne refuse jamais aucune grâce (33), de sorte qui ses eunuques sont fort insolents et cette indulgence et cette prodigalité l'ont souvent brouillée avec le roi son père, mais elle ne change point pour cela de conduite. Le roi lui ayant un jour envoyé la gouvernante de ses enfants quand il en avait, la princesse lui refusa audience parce qu'elle n’avait point de lettre du roi son père. Nous avons ouï dire qu'elle n'est pas trop aise de l'établissement des Français en ce royaume (34).
Au repas étaient avec nous les sieurs de Vaudricourt et Duquesne, M. Desfarges et plusieurs autres Français qui venaient de voir le roi. Sa Majesté avait dit à chacun des principaux officiers quelque chose d'honnête et avait donné une veste au sieur de Vaudricourt et un sabre garni d'or, une chaîne d'or et une autre veste audit sieur Duquesne. M. Desfarges dit au roi qu'étant bien persuadé de l'amitié des deux rois, il était aussi bien aise en voyant Sa Majesté que s'il voyait le roi son maître. Le roi lui a répondu que le roi très chrétien était présent et s'il pouvait ouvrir son cœur on l'y verrait.
Comme nous avions ouï dire qu'on avait dit au sieur Constance que les ambassadeurs d'Europe parlaient assis devant le roi, et à cause de quoi l'on ajoutait que le roi de Siam avait été fâché que ses ambassadeurs eussent parlé debout, pour voir ce qu'il en était nous avons trouvé moyen de glisser dans la conversation que nul ambassadeur ne s'assoit devant le roi. Il nous a dit qu'il le savait bien et nous a dit que le roi se tenait debout. Nous lui avons soutenu qu'il s'assoit devant l'ambassadeur d'Angleterre et lui avons dit qu'a la Cour de France, on avait trouvé un peu étrange que le roi de Siam eût reçu de telle sorte le chevalier de Chaumont, qu'on ne pouvait bien juger si Sa Majesté était assise ou à demi couchée, parce que derrière cette fenêtre où elle se tient, on ne lui voit pas la moitié du corps. — Jésus Maria ! la plus grande incivilité que peut faire le roi de Siam, c'eût été de se tenir debout, et que la situation la moins respectueuse devant le roi de Siam, c'était de se tenir debout, surtout en parlant longtemps. — Nous le croyons bien, lui avons-nous dit, car il nous semble que la posture la moins respectueuse doit être la plus éloignée de la prosternation.
Pendant le dîner, il nous dit que notre harangue avait plu au roi et qu'il lui avait dit sur-le-champ la traduction qu'il en avait préparée, que pour ce qui est de la première harangue, il en avait donné la traduction à Sa Majesté quand elle était entrée dans son salon pour aller à Louvo, que Sa Majesté lui avait dit depuis que cette harangue convenait fort à la lettre du roi et disait ce que la lettre ne pouvait dire, et que le sieur de La Loubère était un ingénieur de paroles, qu'au reste le roi ne nous nommait jamais par le mot d'envoyés, mais par nos noms particuliers, soit que le sieur Constance nous ait voulu faire entendre que le roi ne prenait pas plaisir que nous ne fussions pas ambassadeurs, ou qu'il avait eu la bonté de s'appliquer à retenir nos noms.
Tout le repas s'est passé avec beaucoup de joie et force verres cassés. Il a tâché même pour la première fois à deviner des santés qui nous pussent être plus agréables que les autres. Le sieur Constance et le père Tachard nous accompagnèrent, avec tous ceux qui avaient été du dîner, jusqu'à la porte du palais où nous avons retrouvé nos chaises. Nous avons fait quelques façons de monter devant ledit sieur Constance et il s'est fort bien retiré sans nous voir monter, et tous les Français avec lui, et nous en sommes retournés au logis avec le petit accompagnement qui nous avait menés au palais.
Aujourd'hui, sur le soir, le sieur Véret (35), nous étant venu voir, a confirmé à M. de La Loubère ce qu'il m'avait dit il y a quelques jours en particulier: que le père Tachard lui avait dit, dès la première fois qu'il descendit à terre, qu'il s'en retournait en France avec la qualité d'envoyé extraordinaire du roi de Siam, et qu'il fallait que le père l'eût dit à d'autres parce que cela lui était revenu d'autre part.
Le lundi 17, le sieur de Vaudricourt a reçu une lettre du sieur de Courcelles (36), datée du cap Détain le 31 octobre 1687. Ils dérivent, à l'île de Combana, à quatre cents lieues au vent du détroit de la Sonde (37). Ce matin, les jésuites ont eu audience particulière du roi. Ils sont partis avec le sieur Constance au nombre de treize, le père d'Espagnac qui fait le quatorzième étant demeuré à Siam, malade. Le sieur Desfarges et toute sa cour d'officiers ont accompagné le sieur Constance jusqu'au palais. Le sieur Constance en a été surpris et leur a dit en partant qu'ils n'avaient que faire de suivre et qu'ils n'entreraient pas à l'audience, mais ils n'ont pas laissé de le suivre jusques à la porte du palais qu'on a fermée sur eux (38).
L'audience a duré une heure avec beaucoup de bontés de la part du roi pour tous les jésuites et principalement pour le révérend père de La Chaize, mais il n'a rien répondu toutes les fois qu'ils lui ont parlé de prier Dieu pour lui ou qu'ils ont touché, en passant, quelque chose de la religion. L'après-dînée, les pères Tachard, Le Royer et De Bèze nous sont venus voir chacun en notre particulier pour nous rendre compte de leur audience. Dans la conversation, le sieur de La Loubère a dit au père Tachard s'il n'y avait rien à faire pour la publication du traité de la religion (39). Il nous a répondu que si nous le voulions, le traité se publierait, mais que c'était à nous à voir si nous avions ordre de le demander, et il ajouta qu'il avait représenté au roi les inconvénients de cette publication qui pouvait causer beaucoup de nouveautés, n'étant pas naturel de donner des privilèges à des nouveaux chrétiens où il n'y en a pas, et qu'il fallait faire des chrétiens avant de leur donner des privilèges (40). Le sieur de La Loubère lui a demandé ensuite qu'est-ce que nous porterions au roi touchant la conversion du roi de Siam, qu'il savait bien que le roi de Siam avait promis de se faire instruire et que nous étions chargés de voir sur cela avec le sieur Constance les diligences utiles qu'il y aurait à faire. Le père Tachard a répondu que dans une visite que nous rendîmes au sieur Constance à Siam, nous avions touché avec lui ces matières et que le sieur Constance nous avait lu une ou deux conversations qu'il avait eues avec son roi, par lesquelles il paraissait que Sa Majesté ne se pouvait faire instruire parce qu'elle n'entendait pas le langage de Mgr de Métellopolis, et qu'il fallait attendre qu'elle eût quelqu'un dont elle entendît le langage et qui fut capable de l'instruire (41).
Les pères se sont retirés sur la fin du jour, auquel temps M. de Métellopolis nous est venu voir. Nous recommençâmes à lui parler des affaires de la religion, sur lesquelles nous avions eu déjà plusieurs conversations, et lui avons lu cet article de nos instructions par lequel le roi nous ordonne de suivre son conseil en ce qui regarde l'avancement de la religion en ce royaume. Il nous a d'abord dit qu'il fallait demander la publication du traité sur la religion fait par M. de Chaumont. Nous lui avons représenté que le sieur Constance n'y paraissait pas disposé, et que c'était un homme bien difficile à manier sur ce qu'il ne voulait pas. — Cela est étrange, nous a-t-il dit, on assure que le roi de Siam croit le traité publié et que c'est le sieur Constance seul qui en empêche la publication. Il dit pour toutes raisons qu'il ne faut point donner des privilèges à des chrétiens imaginaires, comme si ces privilèges n'étaient pas absolument nécessaires pour enhardir ces bonnes gens à embrasser le christianisme. Le sieur Constance ajoute que le roi favorise assez les chrétiens en leur bâtissant des églises et des couvents, mais c'est une illusion. Les églises ne marquent dans le royaume aucune prédilection pour les chrétiens, puisqu'il donne des mosquées aux Mores et des temples aux Chinois, et tout cela ne fait ni Mores, ni Chinois, ni chrétiens ; et avant le départ du chevalier de Chaumont pour s'en retourner en France, il lui envoya le père Tachard pour lui dire beaucoup de raisons contre la publication du traité. Le chevalier de Chaumont s'irrita fort contre le père et néanmoins on lui fit trouver bon que le traité ne fût publié que d'abord après son départ, et dès qu'il fut parti, il ne s'en parla pas davantage.
Nous avons répondu à Mgr de Métellopolis que nous n'avions pas de peine à croire que la publication du traité ne fût utile à la religion, mais que nous lui demandions le secret de l'obtenir. Il nous dit qu'il consulterait Dieu et dirait demain la sainte messe à cette intention ; puis, achevant de nous ouvrir son cœur : — Plusieurs personnes, nous a-t-il dit, me sont venues dire une grande folie qui est que le sieur Constance craint que je ne prisse sa place auprès du roi si je le convertissais, et il dit partout que le roi ne m'entend pas quand je lui parle, et pourtant le roi me répond toujours fort juste ; et m'étant informé exprès si le roi m'entendait bien, deux ou trois officiers du roi m'ont assuré que le roi leur avait dit qu'il n'avait point vu d'Européens parler si bien le siamois que moi.
À la fin de cette conversation, il est convenu avec nous que nous ne devions parler de rien au roi immédiatement, qu'autant que le voudrait le sieur Constance, qui est l'interprète, et qui ferait parler le roi à sa fantaisie. — Je vous dirai en confidence, nous a-t-il dit, que lorsque la lettre du roi que vous avez apportée fut traduite à Sa Majesté par le sieur Constance, moi présent, il voulut s'appliquer les louanges que le roi donne aux trois ambassadeurs, car au lieu de dire, comme la lettre du roi, que Sa Majesté jugeait de la prudence de Sa Majesté le roi de Siam « pour le choix de ses ambassadeurs », le sieur Constance traduisait « pour le choix de ses ministres », et je le redressai là-dessus devant le roi même.
Sur le soir, le père Saint Martin est venu voir le sieur de La Loubère et lui a confirmé, sur ce qu'il en a ouï dire au père Tachard, le bruit qui est déjà bien public que le sieur Desfarges doit faire sa demeure ordinaire à la Cour. J'en parlai à M. Desfarges pour savoir si cela était véritable ; il me répondit qu'il était venu à Louvo par ordre de la Cour, entendant parler de la cour de Siam, et qu'il n'en partirait que par ses ordres.
Le 18, le roi nous envoya convier à voir prendre un éléphant sauvage (42). Toute la noblesse française y est venue en éléphant ou à cheval. Sa Majesté y arriva un moment après nous sur un éléphant d'où elle n'est point descendue. Nous nous levâmes pour la saluer, elle nous manda de nous asseoir. Le sieur Constance vint nous demander une fois, de la part du roi, comment nous nous étions trouvés de la voiture de l'éléphant. Nous lui répondîmes que nous étions infiniment obligés à Sa Majesté de l'honneur qu'elle nous faisait et que cette voiture nous paraissait tout à fait royale. Au sortir de là, nous donnâmes à dîner à M. Constance et à Mgr de Métellopolis et tout le repas s'est passé en choses agréables, tant de part que d'autre. Sur le soir, le père de Bèze est venu voir M. de La Loubère et lui dit que M. Constance songeait à mettre pour six mois de riz dans Bangkok, ce qui nous fit conjecturer que le capitaine portugais qui est resté à Bangkok l'avait promptement averti de nos diligences, car j'avais reçu la veille une lettre du sieur Véret par laquelle il donnait avis que le riz que je lui avais ordonné d'envoyer à Bangkok y était arrivé et qu'il avait été chargé et mis en magasin suivant les ordres qu'en avait donnés Mgr le marquis de Seignelay. Le même jour, au soir, M. Constance nous donna à souper à son jardin hors la ville où Monsieur de La Loubère n'y vint qu'après le repas. Le roi de Siam alla cette même nuit à Thlée Pousson (43), maison qu'il a nouvellement fait bâtir près de Louvo.
Le 19, sur les quatre heures du soir, nous avons envoyé demander audience à M. Constance pour lui offrir les grâces que le roi lui fait (44). Le père Tachard a répondu pour lui que Son Excellence était en retraite parce qu'elle faisait le lendemain ses dévotions. Nous allâmes voir Mgr de Métellopolis pour le consulter sur l'affaire de la religion mais nous n'y résolûmes pas grand chose. Au sortir de là, nous vîmes un feu d'artifice à la manière des Chinois que M. Constance faisait faire pour la fête de la dédicace de son église (45). Nous ne lui parlâmes point d'affaires et l'avons quitté sous prétexte qu'il était en retraite. M. de La Loubère me dit le même soir que le sieur Vollant l’avait assuré que les officiers s'étaient faits à Bangkok, avaient été pourvus et nommés sans la participation du sieur Desfarges.
Le 20 novembre, nous allâmes dîner chez les pères jésuites. Les révérends pères Le Royer et Duchatz, supérieurs, nous vinrent chercher le matin. Nous leur fîmes part de la conversation que nous avions eue la veille avec Mgr de Métellopolis et leur avons expliqué comme nous l'avions trouvé en disposition d'une parfaite union avec eux. Ils se sont fort loués des amples pouvoirs que ledit évêque leur avait envoyés, aussitôt après que nous l'eûmes quitté (46). M. Constance, les sieurs Desfarges, Du Bruant et Vollant dînèrent aussi chez les pères jésuites. Mgr de Métellopolis en fut aussi par occasion. Après le dîner, comme M. Constance se séparait de nous, nous lui dîmes que nous lui avions fait demander audience la veille pour lui aller présenter de la part du roi les honneurs que Sa Majesté lui faisait. Il nous dit que nous y serions les très bienvenus à toutes heures. Sur les quatre ou cinq heures du soir, nous allâmes à l'hôtel de mon dit sieur Constance avec toute notre suite et avec un compliment dans toutes les formes. Nous lui avons présenté le brevet de comte que le roi lui donne avec les lettres patentes de Sa Majesté portant permission de porter dans ses armes le chef de France. Après avoir mis l'un et l'autre sur notre tête à la manière orientale, il reçut ce présent avec le même respect et le mit dans un bassin d'or qu'il plaça sur un fauteuil au-dessous du tableau du roi, placé sous un dais, que mon dit sieur Constance a fait tendre depuis qu'il est oya, quoique cela ne se soit jamais pratiqué dans le royaume de Siam. Nous convînmes ensuite qu'il recevrait l'ordre de Saint-Michel le dimanche en suivant. Les pères jésuites vinrent encore le remercier de l'audience du roi qu'il leur avait procurée.
NOTES
1 - Le manuscrit anonyme BN ms. fr. 17.239 indique qu'on eut des nouvelles de ce navire beaucoup plus tard : Ce même jour 11 novembre, on eut nouvelle du vaisseau la Normande, dont on était en peine, ce vaisseau n'ayant point arrivé à la rade de Siam avec les autres. L'on sut qu'il était arrivé vis-à-vis de Ligor [aujourd'hui Nakhon Si Thammarat, au sud de la Thaïlande] avec un vaisseau hollandais qui portait des chevaux au roi de Siam. (f° 106r°). ⇑
2 - Okya Phra Sedet (ออกญาพระเสด็จ). Il s'agit là d'un titre et non d'un nom. Voir page précédente, note 3. L'étymologie donnée par La Loubère contient une part de vérité. Le mot sedet, utilisé comme verbe, s'emploie pour un déplacement du roi, synonyme de marcher, ou aller. l'Okya Phra Sedet pourrait être celui qui accompagne le roi. Ce dignitaire, qui occupait par commission les fonctions de Premier ministre (Phra Khlang), était l'un des deux représentant siamois signataires du traité de commerce conclu le 11 décembre 1687 avec les envoyés extraordinaires. ⇑
3 - Les mots sombaye, ou zombaye, fréquemment employés dans les relations françaises, sont des transpositions du portugais sumbra çumbaya, sumbaïa sumba, etc. L'origine en reste obscure. Il pourrait s'agir d'une déformation du mot malais sěmbah, une salutation, une respectueuse adresse, l'acte de salutation ou d'hommage consistant à élever les mains au visage, (Dictionnaire anglais-malais de R. J. Wilkinson, Singapour, 1901, p. 404) ou de son dérivé sěmbah-yang (vénération de dieu, prière, rituel). Le dictionnaire Hobson-Jobson de Yule et Burnell (p. 850) cite les mots Somba, et Sombay, du malais présent, cadeau. Peut-être est-ce le même mot que le Sěmbah de Wilkinson, les cadeaux, les présents étant habituellement offerts en Asie aux personnes à qui l'on souhaite rendre hommage. ⇑
4 - Le manuscrit anonyme B.N. ms. fr. 17.239 fournit d'autres détails de cette procession (f° 105) : Sortant d'un bras de la rivière, lequel bras entre dans la ville de Siam, on entre dans une grande rue fort large et longue, au bout de laquelle est le palais du roi. Ce fut à l'entrée de cette rue qu'on fit asseoir dans des chaises dorées MM. les envoyés, chacun dans la sienne, lesquelles chaises étaient portées sur les épaules de plusieurs Siamois. Au-devant, marchait une machine en forme de pyramide, toute dorée et ornée de petits guidons et choses semblables, où avait été mise la lettre du roi de France au roi de Siam. Cette machine était en bas comme un chariot, il avait ses roues et deux chevaux travestis en dragons le tiraient. D'un côté et d'autre étaient les plus considérables mandarins avec leur bonnet pointu en tête, leur veste de mousseline pendante et autres marques de leur dignité, tous à cheval, comme aussi plusieurs officiers français qui tous ensemble escortaient par honneur les envoyés. La rue dont j'ai parlée était toute remplie de peuple, qui avait accouru de toutes parts à ce spectacle, et d'un côté et d'autre de la rue, en quelques endroits, étaient rangés des soldats siamois, comme aussi de grands et forts beaux éléphants superbement harnachés, ce qui nous parut à tous une des choses les plus magnifiques set les plus majestueuses de cette pompe. Les choses étant dans cet état, les envoyés furent menés au palais, où le roi les attendait, et où il leur donna leur première audience. La pyramide mentionnée par Céberet, que l'auteur de la relation anonyme appelle une machine était un mondop, (มณฑป), la déclinaison siamoise du mandapa hindouiste, une construction carrée avec un toit pyramidal soutenu par quatre piliers. Un même mondop avait été utilisé par les ambassadeurs siamois en France en 1686 pour porter la lettre du roi de Siam à Louis XIV.
5 - Très certainement les parasols. ⇑
6 - Dans sa relation Du royaume de Siam (1691, I, p. 420), La Loubère présente une gravure représentant le plan de la salle d'audience avec la place tenue par les différents protagonistes.
7 - Le texte de cette harangue a été transcrit par le père Tachard dans son Second voyage du père Tachard […], p. 214 et suiv. On pourra le lire ici : Harangue de M. de La Loubère au roi de Siam prononcée le 2 novembre 1687. ⇑
8 - La Loubère respectait là une coutume siamoise découlant de la hiérarchie des hauteurs qu'il explique dans son livre Du royaume de Siam (1691, I, p. 220) : Comme le lieu le plus éminent est toujours chez eux le plus honorable, la tête comme la partie du corps la plus haute, y est aussi la plus respectée. Toucher quelqu'un à la tête ou aux cheveux, ou lui passer la main par-dessus la tête, c'est lui faire le plus grand de tous les affronts. Et plus loin (p. 223) : Mettre sur sa tête une chose que l'on donne ou que l'on reçoit, c'est à Siam et en beaucoup d'autres pays une très grande marque de respect. On imagine mal le très rigide chevalier de Chaumont agir de même. ⇑
9 - Louis XIV avait une santé somme toute assez fragile et était sujet à de nombreuses indispositions. Céberet semble faire allusion à une affection survenue peu avant son départ de France, qui eut lieu le 1er mars 1687. À part la fistule qui fut opérée avec succès le 18 novembre 1686, on ne peut guère relever que quelques accès de fièvre quarte qui l'empêchèrent de recevoir les ambassadeurs siamois après leur entrée à Paris le 12 août 1686, audience qui fut remise au 1er septembre. ⇑
10 - Le père Tachard révèle que Céberet souffrait alors d'une fâcheuse colique. (Op. cit., p. 220). ⇑
11 - Une liste des présents envoyés par Louis XIV à Phaulkon a été publiée par le Mercure Galant dans son numéro de mai 1687. On pourra la consulter ici : Présents du roi à M. Constance. ⇑
12 - Ce traité ne sera jamais publié. On peut lire ici la transcription que l'abbé de Choisy en a donnée dans son Journal du 30 novembre 1685 : Traité religieux conclu entre M. de Chaumont et M. Constance Phaulkon.. ⇑
13 - Sur ordre du roi Naraï, trois jésuites avaient été envoyé dans un monastère pour y apprendre le Siamois. Il [le roi] avait souhaité que trois d'entre eux allassent demeurer dans les pagodes pour apprendre mieux le langage de la Cour auprès des prêtres des idoles, afin disait-il, qu'il pût entendre ces pères sans le secours des interprètes qui ne rendent pas fidèlement les pensées. (Le Blanc, Histoire de la révolution du royaume de Siam, 1692, I, p. 35). Les trois prêtres désignés étaient Marcel Le Blanc, Charles de la Breuille et Jean Venant Bouchet. ⇑
14 - Ce sieur Vincent, qui retournera en France avec l'ambassade, est évoqué à plusieurs reprises par La Loubère, et présenté ainsi : Nous avons ramené de Siam M. Vincent, médecin provençal. Il était sorti de France pour aller en Perse avec le feu évêque de Babylone, et le bruit de l'arrivée des premiers vaisseaux du roi de Siam l'y fit aller, autant par l'envie de voyager que par celle de chercher son retour en France. Il entend les mathématiques et la chimie, et le roi de Siam l'a retenu quelque temps pour travailler à ses mines. (Du royaume de Siam, 1691, I, pp. 47-48). Le sieur Vincent est également mentionné par le père Tachard dans son Second voyage […], p. 232 : … deux ou trois de nos père ayant appris que le roi de Siam faisait travailler à quelques mines d'or et d'argent, ils eurent la curiosité de les aller voir, pour informer MM. de l'Académie royale si en effet on y trouverait des minéraux, comme ils nous en avaient chargés par leurs instructions. Le sieur Vincent, Français de nation, à qui le roi de Siam avait donné mille écus pour l'encourager à la recherche de ces métaux, les y mena lui-même et leur fit voir une partie des travaux qu'il avait commencés pour les faire fondre. ⇑
15 - Nous n'avons pu trouver une traduction plausible de cette phrase. Dans les notes de son Étude historique et critique du Journal du voyage de Siam de Claude Céberet (1992, p. 267), Michel Jacq-Hergoualc'h propose : Il est sage d'agir ainsi, ce qui nous paraît très improbable et peu cohérent en regard du contexte. La suite du texte nous induirait plutôt à envisager une traduction du type : Mais pour cela, il faut de l'obéissance. ⇑
16 - Ici, le sens est beaucoup plus clair : Monsieur, je vais me coucher, nous en parlerons un autre jour. ⇑
17 - Le jésuite auteur du manuscrit anonyme BN ms. fr. 17.239 rapporte ces festivités qui avaient déjà été offertes au chevalier de Chaumont deux ans plus tôt : Cependant M. Constance faisait toute sorte d'honneur à MM. les envoyés et aux officier français arrivés avec eux à Siam, à qui il tenait tous les jours table ouverte avec beaucoup de magnificence et de propreté. Il leur donna même chez lui une ou deux fois le divertissement de la comédie chinoise, des danses à la siamoise, des marionnettes, des feux d'artifice et autres jeux semblables, parmi lesquels j'admirai l'adresse et la souplesse du corps de certains, qui ayant monté tout au bout d'un grand bambou extrêmement élevé et s'appuyant seulement sur un petit rebord de bois attaché au bout du bambou, s'y renversaient le corps, et s'y tenaient assez longtemps tout droits, les pieds en haut et la tête en bas. (f° 105v°). ⇑
18 - Le 5 novembre 1687 était jour de la nouvelle lune, moment important dans le calendrier bouddhiste. Cette mention d'une régate sur le Chao Phraya pourrait laisser penser qu'il s'agissait du jour de Katina (กฐิน), qui marque la fin du carême bouddhiste, et qui se terminait par une course de bateaux. ⇑
19 - Dans ses Mémoires, Claude de Forbin assurait que dans les temples, de nombreuses statues prétendument en or massif n'étaient en réalité qu'en plâtre recouvert de dorure, et il rapportait une anecdote qui le démontrait : À peu près dans ce temps-là, un accident imprévu mit au jour un trait de fourberie que M. Constance avait fait à M. de Chaumont et à sa suite. J'ai dit qu'en leur étalant les richesses de Siam, il avait eu grand soin de leur montrer les plus belles pagodes du royaume, et qu'il avait assuré qu'elles étaient toutes d'or massif. Parmi ces statues, il y en avait une de hauteur colossale, elle était de quinze à seize pieds de haut. On l'avait fait passer pour être de même métal que les autres. Le père Tachard et l'abbé de Choisy y avaient été trompés aussi bien que tous nos Français, et avaient cru ce fait si constant qu'ils l'ont rapporté dans leur relation. Par malheur la voûte de la chapelle où la statue était renfermée fondit et mit en pièces la pagode, qui n'était que de plâtre doré. L'imposture parut, mais les ambassadeurs étaient loin. Je ne pus pas gagner sur moi de ne pas faire sur ce sujet quelque raillerie à M. Constance, qui me témoigna n'y prendre pas plaisir. (1729, I, pp. 138-139). ⇑
20 - L'abbé de Lionne avait été nommé évêque de Rosalie le 5 février 1687 mais avait refusé cette charge, qu'il n'accepta qu'en 1696 (Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 205, note 1). ⇑
21 - Le jésuite auteur du manuscrit anonyme BN ms. fr. 17.239 indique pour sa part : Environ ce temps-là [vers le 11 novembre 1687], M. Constance, qui avait fait bâtir une fort belle chapelle dans un des appartements de sa maison de Louvo, en fit faire l'ouverture avec l'approbation de M. l'évêque. La célébrité dura huit jours avec sermon chaque jour. Le père Maldonat, qui était monté avec M. Constance de Siam à Louvo, fit le premier sermon, presque tous les autres furent faits par nos pères, nouvellement arrivés de France. Afin que la fête fût plus grande, il y eut pendant les trois derniers jours des feux d'artifice le soir devant la chapelle. Des Chinois, qui s'entendent admirablement bien à cette sorte de feux, les avaient composés et en avaient le soin. (f° 106r°). ⇑
22 - Sur la liste des passagers embarqués pour le Siam figuraient trois musiciens pour M. Constance sans compter le tout jeune André-Cardinal Destouches, qui deviendra surintendant de la musique du roi, mais n'envisageait pas encore à cette époque une carrière musicale. Au moins l'un de ces musiciens resta au Siam après le départ de l'ambassade, puisqu'on trouve un Launay, musicien, dans la liste des Français emprisonnés après le coup d'État de Phetracha. La liste des ballots embarqués dans les navires comportait un clavessin. Dans une lettre écrite au cap de Bonne-Espérance et datée du 24 juin 1687, le jésuite Charles Dolu, qui avait fait le voyage de Siam à bord de l'Oiseau, indique qu'on y faisait des prières en musique avec chants, violons, flûtes douces et hautbois. (BN, ms. fr. 15476, f° 33r°). ⇑
23 - Cette relation manuscrite comportait-elle des éléments et des révélations qui ne figuraient pas dans la relation imprimée qui fut publiée par Seneuse et Hortemels en 1686 ? Tachard, dans son journal, affirme qu'il n'y avait que deux points très secondaires. Néanmoins, on peut comprendre l'irritation de La Loubère. Quel que soit le contenu de ce manuscrit, il était particulièrement maladroit de le remettre à Phaulkon. Ce différend au sujet du mémoire de Chaumont sera une autre pomme de discorde – une de plus – qui empoisonnera pendant plus d'un mois les relations entre les envoyés, Tachard et Phaulkon, et tout cela pour pas grand-chose. Lorsque Phaulkon finira par remettre le document au père Tachard, qui le remettra à son tour à La Loubère, tout le monde conviendra qu'il n'y avait rien dans ce texte fort anodin qui justifiât cet embrouillamini, ces cachotteries et ces emportements. ⇑
24 - Phaulkon faisait tout pour retarder le départ pour Mergui de du Bruant et de sa garnison, considérant que la question du commandement de cette place forte n'était pas réglée. En effet, un des points du traité en négociation avec les Français stipulait que Le gouverneur français de Mergui étant dépendant du général français, les ordres de Sa Majesté de Siam et de son dit seigneur ministre et de ses successeurs seront donnés à ce gouverneur par l'entremise du général français, à moins que la nécessité ne demandât qu'on en décidât autrement […] Cette disposition mettait Du Bruant sous le commandement direct de Desfarges, et créait entre lui et Phaulkon un intermédiaire hiérarchique que le ministre n'acceptait pas. Par ailleurs, restait toujours en suspens la question du serment d'obéissance qu'il exigeait des officiers français et de leurs troupes, non seulement au roi de Siam, mais également à lui-même. Si les instructions des Français leur permettaient de prêter serment au roi de Siam, il était inenvisageable pour eux de le prêter à un particulier, fût-il ministre. ⇑
25 - Dans sa relation imprimée, Tachard ne mentionne ni les 18 mandarins, ni les 6 grands siamois destinés à lui faire honneur. Il avoue simplement qu'il n'eut pas le temps de s'occuper des douze enfants que le roi lui avait demander d'emmener en France : Ce prince m'avait chargé d'emmener douze enfants de mandarins siamois en France, mais j'étais si pressé que je n'en pus prendre que cinq, qu'on mit sur deux vaisseaux différents. (Second voyage du père Tachard […], 1691, p. 301. ⇑
26 - Monseigneur, ou le Grand dauphin, était le titre de Louis de France (1661-1711), fils aîné de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche. ⇑
27 - Ce qui reste de cette salle d'audience est encore visible dans le pavillon Dusitsawan Thanya Mahaprasart (ดุสิตสวรรค์ธัญญมหาปราสาท) du palais Phra Narai Ratchanivet (พระนารายณ์ราชนิเวศน์) de Lopburi.
28 - Le texte de cette harangue a été reproduit par le père Tachard dans son Second voyage […], 1691, pp. 209-210). On pourra le lire sur ce site : Harangue de La Loubère au nom du Dauphin de France. ⇑
29 - Charles de France, duc de Berry, était né le 31 août 1686. C'était le petit-fils de Louis XIV et le troisième fils de Louis de France, le Grand Dauphin, et de Marie-Anne de Bavière. ⇑
30 - Vaudricourt était le capitaine du Gaillard, le vaisseau-amiral de l'escadre, et Duquesne était le capitaine de l'Oiseau. ⇑
31 - Ces parasols à étages, appelés chatra (ฉัตร), et hérités de la mythologie hindoue, sont les symboles de la royauté en Thaïlande. Quaritch Wales indique que le nombre de niveaux symbolise le degré d'honneur et distingue le parasol du vice-roi (titre aujourd'hui aboli), à cinq étages, celui du prétendant à la Couronne (prince en attente d'être couronné), à sept étages, et celui du roi à 9 étages (Siamese States Ceremonies, 1931, pp. 93 et suiv.). La gravure de la relation de La Loubère représentant la salle des audience du palais royal à Ayutthaya montre effectivement un parasol à neuf étages flanqué de deux parasols à sept étages.
32 - Princesse Sudawadhi (สุดาวดี) Krom luang (princesse de 3ème rang) Yothathep (กรมหลวงโยธาเทพ), 1656-1735, fille unique du roi Naraï et de la Princesse Suriyong Ratsami (สุริยงรัศมี), une de ses concubines. Après la mort du roi son père, elle épousa son successeur, Phetratcha (เพทราชา).
33 - Cette affirmation de Céberet est en contradiction avec les autres relations qui mentionnent la rigueur, voire la cruauté de la princesse. L'abbé de Choisy écrivait dans son Journal du 30 octobre : Sa justice est très sévère. Quand quelque dame a trop parlé, elle lui fait coudre la bouche, et quand elle n'a pas assez parlé, elle lui fait fendre la bouche jusqu'aux oreilles. Ce n'est point une plaisanterie. On trouve également cette information chez Chaumont (Relation de l'ambassade de M. le chevalier de Chaumont […], 1686, p. 173) : Il y est arrivé quelquefois que lorsque quelques femmes de sa maison ont été convaincues de médisances d'extrême considération, ou d'avoir révélé des secrets de très grande importance, elle leur a fait coudre la bouche. Quant à Gervaise, il considérait qu'il n'y a qu'une chose qu'on lui puisse justement reprocher, c'est que sa vertu est un peu trop austère, car on l'a vu pour les moindres fautes et pour de simples médisances dont ses filles d'honneur s'étaient rendues coupables envers leurs compagnes, les faire raser en sa présence, et par ce châtiment les déshonorer pour le reste de leurs jours. (Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, 1688, p. 249). ⇑
34 - La princesse Yothathep, de l'avis de tous les Français, n'approuvait pas la politique d'ouverture du royaume aux étrangers menée par son père. De plus, elle détestait Phaulkon. L'abbé de choisy écrivait dans son Journal du 30 octobre : Il [Phaulkon] prit l'année passée 2 000 hommes dans les terres de son apanage pour les faire marcher à Cambodge. Elle gronda fort et fut longtemps sans vouloir écouter les raisons que Mme Constance lui disait pour excuser son mari.. Desfarges, pour sa part, notait : Cette princesse, âgée d'environ vingt-huit ans, était d'un naturel fier et hautain, attachée à la religion et aux coutumes de ses ancêtres. Elle s'était aussi retirée de la Cour, pour quelque mécontentement qu'elle avait reçus de son père, et elle était portée de haine contre le sieur Constance qu'elle croyait en être l'auteur. (Relation des révolutions arrivée dans Siam en l'année 1688, 1691, pp. 4-5). Quant à Beauchamp, ses révélations sur les sentiments de la princesse pendant le coup d'État sont plus précises encore : La princesse reine, la fille du roi, qui était dans le palais lorsque tout cela se faisait, disait tout haut qu'il fallait exterminer tous les chrétiens qui étaient dans le royaume. (BN fr. ms. 8210, f° 523r°). ⇑
35 - Le directeur du comptoir de la Compagnie française à Ayutthaya. ⇑
36 - Le sieur de Courcelles commandait la flûte la Normande, qui avait été séparée de l'escadre lors d'une tempête au début de mois de juillet, quelques jours après avoir quitté le cap de Bonne-Espérance, et dont on était jusqu'ici sans nouvelle. L'auteur de la relation anonyme B.N., ms. fr. 17.239, f° 106r° (sans doute le jésuite Jean Richaud) indique que les Français avaient reçu des nouvelles du navire le 11 novembre, six jours plus tôt : Ce même jour 11 novembre, on eut nouvelle du vaisseau la Normande, dont on était en peine, ce vaisseau n'ayant point arrivé à la rade de Siam avec les autres. L'on sut qu'il était arrivé vis-à-vis de Ligor [aujourd'hui Nakhon Si Thammarat] avec un vaisseau hollandais qui portait des chevaux au roi de Siam. ⇑
37 - Aujourd'hui Sumbaya, une des petites îles de l'archipel de la Sonde occidentale, à l'est de Bali. On trouve sur les cartes anciennes les épellations Combava, Cambava, Camboüa, Cumbava, etc. et parfois Bima, du nom d'une ville de l'île. L'île de Combava a donné son nom au combava (Citrus hystrix), agrume aromatique souvent utilisé dans la cuisine thaïlandaise, où il est appelé makrut (มะกรูด). Nous n'avons pu identifier le cap Détain (d'Étain ? d'Estaing ?)
38 - L'auteur de la relation anonyme B.N. ms. fr. 17.239 relate ainsi cette entrée à l'audience, sans mentionner l'indisposition du père d'Espagnac et semblant avoir oublié que le 14ème jésuite, Louis Rochette, était mort en mer : Ce fut un lundi 17 novembre que M. Constance, qui nous devait servir d'introducteur et d'interprète, nous mena tous au palais pour cela. Nous allâmes tous 15 ensemble, le père Tachard à la tête, faisant porter devant nous les présents que nous devions faire au roi avec la lettre du révérend père de La Chaize à Sa Majesté siamoise. Nous entrâmes de la sorte dans le palais, seize personnes y comptant M. Constance. Après avoir passé deux ou trois cours, nous nous trouvâmes auprès d'un petit appartement séparé qui pouvait, outre une salle assez grande, contenir une chambre au bout de la salle. Cet appartement était un peu élevé et on y montait par cinq ou six marches de pierre, mais auparavant qu'y monter, M. Constance ôta ses soulier qu'il laissa en bas, nous marquant qu'il n'était pas nécessaire que nous en fissions de même, le roi, par une grâce spéciale, nous permettant d'entrer avec nos souliers au lieu où il nous recevait. (f° 106r°). Tachard explique que c'est avant le repas que Pierre d'Espagnac, qui avait bien assisté à l'audience, fut obligé de se retirer : À peine nous fûmes-nous mis à table que Sa Majesté envoya un mandarin demander à M. Constance si nous n'avions pas été treize jésuites à l'audience, et pourquoi il n'y en avait que douze à table. Ce soin est bien singulier en un prince païen de l'Inde. Nous l'en remerciâmes, et on lui fit dire qu'un des pères s'étant trouvé malade avait été obligé de sortir. (Second voyage du père Tachard […], 1691, pp. 223-224). ⇑
39 - Ce traité ne fut jamais publié. Le chevalier de Chaumont l'avait signé le 20 décembre 1685, juste avant son départ du Siam, et malgré les nombreux amendements de dernière minute que Phaulkon y avait ajoutés et qui en restreignait grandement la portée. Mais les navires mettaient à la voile, il n'était plus temps de négocier. On peut lire dans une note anonyme conservée aux Missions Étrangères et citée par Launay (Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, p. 171) : Si M. Constance eût donné ce traité de bonne heure, M. de Chaumont eût eu le temps de discuter ces sortes de conditions mais on lui donnait ce traité lorsqu'il partait, et la crainte sans doute que son ambassade n'aboutît pas, le lui fit recevoir tel qu'il était ; encore lui donna-t-on si mal écrit, avec tant de ratures, qu'à peine eut-on le temps d'en faire une copie nette. ⇑
40 - Phaulkon, suivi en cela par Tachard, fit tout pour que le traité ne soit jamais publié, soit qu'il craignait que les privilèges accordés aux chrétiens ne provocassent des troubles dans le royaume, soit qu'il eût rédigé le document à l'insu du roi Naraï. Les archives des Missions Étrangères conservent des Réflexions de M. de Lionne sur le traité religieux qui portent de graves accusations en ce sens : On dit que le P. Tachard, étant encore à la rade de Siam, s'était mis à genoux devant M. l'ambassadeur pour tâcher de le faire consentir qu'on ne publiât pas ces privilèges, mais que cela soit vrai ou non, ce qui est au moms bien sûr, c'est qu'il était convenu secrètement avec M. Constance qu'ils ne seraient pas publiés, et qu'il était chargé de faire agréer la chose en France. Car ce ne put être que par lui qu'on sut en France qu'ils ne le seraient pas, M. de Chaumont étant fort éloigné de se persuader que M. Constance, après lui avoir promis de le faire, eût la hardiesse d'y manquer. Connaissant M. Constance comme je le connais, il ne me paraissait point impossible qu'il n'eût jamais proposé au roi de Siam d'accorder ces privilèges, et au moins, il ne [conteste] nullement que le roi de Siam ait jamais eu la pensée de les accorder, et il est encore même fort possible que M. Constance, qui a paru toujours avoir bien plus de zèle pour sa fortune que pour la religion, fût d'accord en cela même avec le roi de Siam pour se jouer de M. de Chaumont, en lui montrant d'un côté beaucoup de bonne volonté, et en ne lui accordant néanmoins aucun privilège. (Launay, op. cit., I, pp. 173-174). ⇑
41 - Louis Laneau, l'évêque de Métellopolis, était arrivé au Siam en janvier 1664 et, en vingt-trois ans, il avait eu largement le temps d'apprendre le siamois, qu'il comprenait, parlait et écrivait très correctement d'après les témoignages. Dans une lettre adressée à François Pallu en octobre 1667, Pierre Lambert de la Motte notait : Il semble que la grâce veuille opérer quelque chose dans le cœur du roi de Siam, car depuis peu il a voulu voir à fond ce qu'enseigne la religion chrétienne, ce qui nous ayant été rapporté, nous crûmes lui devoir faire présent d'un recueil d'images en taille douce, de tous les mystères de la vie et passion de Notre-Seigneur, des douze apôtres, des quatre évangélistes, des fondateurs des ordres religieux et de deux saints des plus illustres de chaque ordre, et des quatre fins dernières, que nous avions fait relier en France, avec des feuillets blancs entre les images, pour y écrire ce qu'elles signifient. C'était dans la pensée qu'il en demanderait une explication. En effet, deux ou trois jours après qu'il l'eut reçu, il envoya dire qu'il désirait extrêmement savoir ce que signifiaient ces portraits, et qu'on lui ferait plaisir de lui en écrire dans les feuillets blancs l'explication en langue de Siam. Cet ouvrage a occupé environ deux mois M. Laneau, qui sait lire, écrire et parler cette langue ; il a eu cet avantage de s'être bien fait entendre dans les choses de la religion, pour en avoir appris les termes dans le temps qu'il a demeuré avec les prêtres des idoles. Sitôt que cette pièce fut en sa perfection, elle fut présentée au roi, qui en donna la communication aux plus considérables docteurs de la Cour, lesquels après avoir lu et examiné ce livre en firent leurs rapports au roi, et lui dirent que la religion chrétienne était bonne, qu'elle enseignait des choses fort relevées, et cependant, que celle dont le roi faisait aussi profession était aussi bonne. (Cité par Launay, Histoire de la Mission de Siam, 1920, I, pp. 18-19). Il semble donc que ce soit ici une nouvelle pique – injustifiée – du père Tachard à l'encontre des missionnaires. ⇑
42 - La chasse à l'éléphant, avec le combat d'un tigre contre un éléphant, la comédie chinoise et les feux d'artifice faisait partie des divertissements traditionnels offerts aux ambassadeurs. L'auteur de la religion anonyme B.N. ms. fr. 17.239 note : Cependant M. Constance faisait toute sorte d'honneur à MM. les envoyés et aux officier français arrivés avec eux à Siam, à qui il tenait tous les jours table ouverte avec beaucoup de magnificence et de propreté. Il leur donna même chez lui une ou deux fois le divertissement de la comédie chinoise, des danses à la siamoise, des marionnettes, des feux d'artifice et autres jeux semblables (f° 105v°). Deux dessins coloriés sont consacrés à la chasse aux éléphant dans le recueil anonyme intitulé Usages du Royaume de Siam, cartes, vues et plans : sujets historiques en 1688 conservé à la Bibliothèque nationale. Ils sont ainsi est ainsi légendés : Chasse pour prendre les éléphant. On fait une estacade ou palissade de gros pieux ou arbres entiers dont l'enceinte est triangulaire et a quelquefois deux lieues de tour ou de circuit. On laisse la base de ce triangle ouvert pour la fermer quand on veut, on a des pieux tout prêts à terre. Vis à vis de cette enceinte, on fait dans la forêt une battue de plusieurs milliers d'hommes à quelques lieues de cette palissade ; il font un très grand cercle et avec des tambours, des trompettes et des mousquets il épouvantent et font fuir les éléphants sauvages, les conduisant vers l'estacade où, les ayant réduits, ils les renferment avec les pieux préparés et pour les prendre et les apprivoiser on a une porte à l'endroit le plus étroit et l'on y fait entrer un éléphant docile qui va badiner avec le premier éléphant sauvage auquel on jette une corde au col et l'on le joint à l'éléphant domestique. On les fait sortir de cette enceinte et l'on les laisse ainsi jusqu'à ce qu'ils soient apprivoisés.
43 - Thale Chubson (ทะเลชุบศร), une île au milieu d'un ancien lac à trois kilomètres de Lopburi, où le roi Naraï avait fait construire une résidence, le pavillon Kraisorn-Sriharaj (ตำหนักไกรสรสีหราช). On peut penser que la fraîcheur de l'eau rendait cette retraite agréable pendant les mois chauds. Elle était également connue sous le nom de Pratinang yen (พระตี่นั่งเย็น), la Résidence fraîche. Elle servait au roi Naraï pour les réceptions et pour séjourner lors de ses parties de chasse ou de ses promenades en forêt.
44 - La Loubère apportait à Phaulkon, de la part de Louix XIV le brevet de l'ordre de Saint-Michel, des lettres de naturalité, le droit de porter trois fleurs de lys d'or dans ses armes, et pour son fils, le don d'une terre de trois mille livres de rente avec le titre de comte. (Lanier, Étude historique..., 1883, p. 96). ⇑
45 - La relation anonyme B.N. ms. fr. 17.239 indique : Environ ce temps-là [11 novembre], M. Constance, qui avait fait bâtir une fort belle chapelle dans un des appartements de sa maison de Louvo, en fit faire l'ouverture avec l'approbation de M. l'évêque. La célébrité dura 8 jours avec sermon chaque jour. Le père Maldonat, qui était monté avec M. Constance de Siam à Louvo, fit le premier sermon, presque tous les autres furent faits par nos pères, nouvellement arrivés de France. Afin que la fête fût plus grande, il y eut pendant les trois derniers jours des feux d'artifice le soir devant la chapelle. Des Chinois, qui s'entendent admirablement bien à cette sorte de feux, les avaient composés et en avaient le soin. (f° 106r°).
Un autel en ruine se dresse devant ce qui reste de l'église dans la résidence de Phaulkon. À droite était la résidence des prêtres catholiques, et à gauche un autre bâtiment à l'usage des résidents. ⇑
46 - Par décision du pape, les jésuites étaient sous l'autorité des évêques de Propaganda fide, devaient leur prêter serment et ne pouvaient agir que selon leurs instructions. ⇑
28 février 2020