Claude de Forbin

Je viens de jouer aux échecs contre le chevalier de Forbin. Il n'est pas bon joueur, puisque je lui donne une tour ; mais il est vif, une imagination de feu, cent desseins, enfin Provençal et Forbin. Il fera fortune ; ou s'il ne la fait pas, ce ne sera pas sa faute. Il est notre lieutenant, et sait tout le détail du vaisseau. Il a la clé de l'eau ; c'est une belle charge parmi nous. En un mot, c'est un fort joli garçon, qui a la mine de n'être pas longtemps lieutenant. (Journal de Choisy du 16 mars 1685).

Né en 1656 à Gardanne, en Provence, Claude de Forbin fait preuve dès l'enfance d'un caractère intrépide et bien trempé. Il raconte dans ses Mémoires comment, à l'âge de dix ans, il affronte un chien enragé et l'éventre à coups de couteau. Condamné à mort en 1677 pour avoir tué en duel le chevalier de Gourdon, il est gracié et libéré : Dès que je fus en liberté, ma famille, qui avait ses raisons pour ne vouloir pas de moi dans le pays, me pourvut d'un petit mulet, avec quoi il fallut songer à repartir au plus tôt pour aller me faire rétablir dans mon emploi. (Mémoires, I, p. 20-21). On peut imaginer et comprendre les raisons qu'avait une paisible et respectable famille de province d'envoyer le galopin turbulent le plus loin possible. C'est un homme, dirions-nous aujourd'hui qui n'a pas « froid aux yeux ». Lorsqu'il s'embarque sur l'Oiseau avec le chevalier de Chaumont en 1685, il a déjà un glorieux passé. Il a combattu à Messine en 1675, en Flandre en 1676, aux Antilles en 1680, à Alger en 1682, il a servi sous Vivonne, sous Duquesne, sous d'Estrée et il s'est déjà maintes fois illustré par son courage. C'est à la demande du chevalier de Chaumont qu'il participe à l'ambassade en tant que major.

Forbin n'aime pas le Siam, il le fait largement savoir, il en étale sans complaisance la pauvreté, il ironise sur l'aveuglement du père Tachard et de l'abbé de Choisy, tous deux éblouis par les démonstrations d'opulence organisées par Phaulkon. C'est que, peuchère, le Marseillais connaît l'esbrouffe, il ne s'y laisse pas prendre. Comble de malchance pour lui, le roi Naraï émet le souhait qu'il demeure à Bangkok pour en commander la garnison. C'est bien contre son gré, sur l'ordre du chevalier de Chaumont, qu'il doit renoncer à rentrer en France avec l'ambassade. Il passera ainsi deux années entières dans un pays qu'il exècre.

La relation de voyage du chevalier de Forbin publiée dans ses Mémoires apparaît comme un long réquisitoire contre l'ingratitude, la fourberie, les manœuvres quasi diaboliques de Phaulkon qui, assure-t-il, cherche à se débarrasser de lui par tous les moyens. Sa théorie est simple : lui seul a vu clair quant aux réelles perspectives du Siam, il sait que Phra Naraï ne se convertira pas à la religion chrétienne, il ne manquera pas, dès son retour en France, de contredire auprès du roi les propos enthousiastes et les belles promesses du père Tachard, il constitue donc une menace pour les projets de Phaulkon. C'est la raison pour laquelle celui-ci cherche, dans un premier temps, à le retenir au Siam, et dans un second temps à l'éliminer, soit en le perdant auprès du roi, soit en l'assassinant purement et simplement. En démonstration de cette théorie, il énumère les innombrables pièges, embuscades, guet-apens dans lesquels l'entraîne Monsieur Constance. Il évoque même une tentative d'empoisonnement : Un jour que j'avais la fièvre, ignorant mon indisposition, il m'envoya du lait caillé qu'il savait que j'aimais beaucoup. Quand je me serais bien porté je n'aurais eu garde d'y toucher. Ayant eu l'imprudence de le laisser à mes esclaves, il y en eut quatre qui en mangèrent et qui moururent presque sur-le-champ. (Mémoires, I, 1730, p. 153).

Théorie simple, certes, crédible, pourquoi pas, mais on peut pourtant éprouver un certain malaise à la lecture des Mémoires du chevalier : une telle haine manifestée à l'encontre de Phaulkon est trop forte pour ne pas prendre des allures d'idée fixe, on pourrait suspecter un possible délire de la persécution, pressentir quelques symptômes de paranoïa. On ne peut contester que Forbin reçut au Siam tous les honneurs dus à son rang, et qu'il fut nommé « Généralissime de la flotte ». Ses faits d'arme sont d'ailleurs héroïques, il participe à l'écrasement des Macassars révoltés (cette population musulmane venue de l'archipel des Célèbes s'était installée près d'Ayutthaya et projetait d'assassiner le roi pour porter sur le trône un de ses demi-frères, préalablement converti à l'Islam.)

Au demeurant, les commentateurs et les exégètes, s'ils ont salué l'incontestable valeur du marin, ont été nombreux à souligner sa vanité et sa mauvaise foi :

On remarque en outre, avec peine, que Forbin s'attache presque toujours à dénigrer les officiers avec lesquels il a servi, surtout lorsqu'il peut craindre que leur réputation n'égale ou ne surpasse la sienne, et qu'il laisse rarement échapper l'occasion de se faire valoir à leur dépens. (Petitot et Monmarqué, Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, tome 74, 1829, p.  247).

Ces mémoires sont écrits avec plus de feu et plus d'imagination que de justesse et de vérité. (...) Peut-être pourrait-on lui reprocher un peu trop d'amour propre. Il traite avec indécence quelques personnes de mérite, et surtout le chevalier Jean Bart, dont l'air grossier cachait un grand sens et une valeur exquise. (Boureau-Deslandes : Essai sur la marine des anciens, 1768, p.  25).

Quant à Anderson, son jugement est sans appel : Forbin seems to have been a vain man and a slanderer  : Forbin semble avoir été un vaniteux et un calomniateur. (English Intercourse with Siam in the Seventeenth Century, 1890, p.  284).

Les circonstances du départ de Siam du chevalier ne sont pas non plus très claires. Selon sa version, il demande son congé au roi, qui accepte, et déjouant une dernière tentative d'assassinat de Phaulkon, il s'embarque sur un vaisseau de la compagnie d'Orient qui rejoint Pondichéry. Je m'estimais si heureux de quitter ce mauvais pays que j'oubliai dans le moment tout ce que j'avais eu à y souffrir. (Mémoires, I, 1730, p. 219). Toutefois, dans son ouvrage Un Jésuite à la Cour de Siam (France Empire, 1992), Raphaël Vongsuravatana note  : Pourtant il est clair, à partir des notes de François Martin [le directeur de la Compagnie française des Indes orientales et gouverneur du comptoir de Pondichéry] qu'il [Forbin] a été expulsé du Siam et qu'il cherche par tous les moyens à y retourner. (p. 282). Si Forbin évoque bien François Martin dans son récit (M. Martin, pour lors directeur de ce comptoir, m'accueillit le plus gracieusement du monde et ne cessa de me combler de politesses pendant tout le temps que je demeurai dans le pays), il ne mentionne nulle part ce fait.

De retour en France, Forbin ne mâche pas ses mots devant Louis XIV : Sire, le royaume de Siam ne produit rien, et ne consomme rien…, et quant aux chances de convertir le roi Naraï : Sire, ce prince n'y a jamais pensé, et aucun mortel ne serait assez hardi pour lui en faire la proposition, propos qu'il répète au père de La Chaize, confesseur du roi, et au marquis de Seignelay, ministre de la marine.

La carrière glorieuse du chevalier ne s'arrête pas ici. On le retrouve en 1689 corsaire aux côtés de Jean Bart. Tous deux sont faits prisonniers par les Anglais, et c'est sur une chaloupe, avec un chirurgien et deux mousses, qu'ils accomplissent une incroyable évasion et traversent la manche à la rame. L'affaire avait été superbe : Jean Bart et Forbin, tous deux grièvement blessés, ne s'étaient rendus qu'après avoir vu tomber autour d'eux les trois-quarts de leurs gens. Et l'évasion avait été si prompte que les deux héros saignaient encore quand ils reprirent pied sur le sol français. (Claude Farrère, Histoire de la Marine Française, Flammarion, 1934). Il est également à la célèbre bataille de la Hougue. Plusieurs fois blessé, il devient chevalier de Saint-Louis en 1700. Il se retire à Marseille en 1715 et se consacre à la rédaction de ses mémoires. C'est là qu'il meurt en 1733.

 

La rue Siam à Marseille

À l'angle de la Grand-Rue et de celle de l'Aumône est une maison à trois façades, car elle donne aussi sur la rue Siam, et les yeux des passants aiment à s'arrêter sur cet édifice remarquable qui, au milieu de toutes les habitations voisines, produit le contraste et l'effet que ferait un vieillard chargé d'ans et vêtu du costume des anciens jours au sein d'une jeune société contemporaine et soumise à l'empire des modes inconstantes. Cette maison, par son style semi-féodal, par sa couleur que le temps a noircie, accuse la date du commencement du seizième siècle. C'est là que demeura la famille de Forbin.

Oh ! que de grands souvenirs vous réveillez, et que de belles choses vous donnez à l'histoire, famille ancienne et illustre parmi les plus illustres et les plus anciennes de notre chère et poétique Provence ! On vous voit partout où les citoyens peuvent se distinguer au service de leur pays ; on vous y voit, et vous y occupez toujours les places les plus honorables.

Il y avait des Forbins à Marseille dès le quatorzième siècle, et tout prouve que le commerce les enrichit et les éleva. Les gentilshommes ne dérogeaient pas alors en le faisant, et Marseille ressembla à Venise, à Gênes, à Florence, à toutes les républiques italiennes du Moyen-âge où les premières familles trouvaient dans les professions commerciales les éléments d'une fortune et d'une grandeur qu'elles savaient mettre au service de la patrie, et qui leur permirent de faire des choses glorieuses au profit des beaux-arts et de la politique.

Guillaume de Forbin était pelletier à Marseille en 1404, et Dragon de Forbin y exerçait la même industrie en 1436. Dans la fatale invasion de Marseille par les Aragonais, en 1423, on coula à l'entrée du port, pour le fermer, un grand vaisseau appartenant à Jean de Forbin. Diverses chartes du quinzième siècle attestent que plusieurs membres de cette famille figuraient, à cette époque, au nombre des négociants marseillais.

Charles de Forbin se distingua, en 1524, dans la défense de la ville de Marseille contre l'armée du connétable de Bourbon ; sa famille avait une chapelle dans l'église des frères mineurs.

Les Forbins de Marseille eurent la gloire de compter seize inscriptions dans les fastes du consulat ; et pendant que cette maison jouait ainsi un beau rôle sur notre scène municipale, elle se montrait avec éclat sur le théâtre plus vaste et plus retentissant de la monarchie française.

On sait que sous Louis XIV, le comte Claude de Forbin, déjà distingué dans la marine, fut attaché à l'ambassade envoyée, en 1685, au roi de Siam, qui le nomma grand amiral et général de ses armée. Claude de Forbin, au milieu d'une cour déchirée par des factions barbares, ne posséda pas longtemps ce titre plus pompeux que réel, et il eut hâte de retourner en France sur la fin de juillet 1688. Il y devint l'un des plus grands hommes de mer, et fut l'émule de Jean-Bart. En 1710, mécontent du ministre, il demanda sa retraite, dans un moment d'impatience et de mauvaise humeur, après quarante ans de services. Il n'avait que cinquante-six ans, mais il souffrait de ses blessures, et il se retira dans son château de Saint-Marcel, près de Marseille, où le repos rendit à sa santé sa première vigueur. Je passe, dit-il dans ses mémoires, une vie douce et tranquille, uniquement occupé à servir Dieu et à cultiver des amis dont je préfère le commerce à tout ce que la fortune aurait pu me présenter de plus brillant. J'emploie une partie de mon revenu au soulagement des pauvres, et je tâche de remettre la paix dans les familles, soit en faisant cesser les anciennes inimitiés, soit en terminant les procès de ceux qui veulent s'en rapporter à mon jugement.

Ce fut là, dans la pratique des vertus bienfaisantes, que cet ancien chef d'escadre mourut, en 1733, à l'âge de soixante-dix-sept ans.

L'arrivée en France de mandarins siamois et l'envoi d'une ambassade française à Siam n'avaient été qu'une mystification pour Louis XIV, et le comte de Forbin n'avait vu qu'une déception amère dans son titre d'amiral et de général des armées du roi de Siam. Ces deux ambassades firent pourtant beaucoup de bruit en France où les esprits sont toujours émus des hommes et des choses qui viennent de loin ; et à Marseille on donna le nom de Siam à la rue qui le porte encore, et sur laquelle la maison de Forbin avait l'une de ses façades.

Cette rue ne fut jamais belle, mais les croyances superstitieuses lui firent une grande célébrité. (...) La rue, nommée Siam plus tard, fut celle qui, selon les rumeurs populaires, compta le plus d'actes de sorcellerie. Les démons prenaient plaisir à lui faire de fréquentes visites, et il semblait que plusieurs y avaient élu domicile. On en fit des récits variés qui ne devinrent que plus effrayants en passant de bouche en bouche. Cette rue en porte encore un témoignage public. On y voit une fontaine qui n'est connue dans tout le quartier que sous le nom de la Fontaine du Diable, et l'on y appelle aussi Four du Diable un très ancien four de boulangerie qui n'est fermé que depuis peu de temps.

(Augustin Fabre, conseiller municipal de Marseille, Notice historique sur les anciennes rues de Marseille démolies en 1862 pour la création de la rue Impériale, Marseille : J. Barile, 1862, p. 75 et suiv.)

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30 novembre 2022