I. Géographie - Climat.
Monsieur et cher ami (1),
Vous me demandez quelques notions sur le pays où je me trouve maintenant ; sur les mœurs, les usages, la religion des habitants, etc. Vous exigez de moi un travail immense. Cependant, afin de vous prouver qu'il n'est rien que je ne sois disposé à entreprendre pour vous faire plaisir, je vais mettre la main à l'œuvre. Je tâcherai d'abréger autant qu'il me sera possible, sans omettre rien d'essentiel. Mon intention est de ne rien dire d'incertain ou de douteux. Il est très possible, toutefois, qu'il m'échappe quelques inexactitudes, mais elles seront bien involontaires. Je suis témoin oculaire du plus grand nombre de faits que contient cette relation. Peut-être trouverez-vous peu d'ordre dans ma narration ; veuillez me pardonner cette négligence. J'ai écrit à différentes reprises et dans les seuls moments de loisir, or il est fort rare que j'en aie.
Le vicariat apostolique qui forme notre mission renferme toutes les provinces du royaume de Siam. L'évêque (2) a même sous sa juridiction plusieurs États voisins. Il y enverra certainement des missionnaires quand la France en fournira un plus grand nombre.
Le royaume de Siam s'étend depuis le 5ème jusqu'au 18ème degré de latitude septentrionale (3). Sa largeur est fort inégale ; il est très étroit dans la partie du midi, et assez large dans celle du nord. Il est borné au sud par différents peuples malais peu considérables, au nord par quelques peuplades peu connues, dont le territoire se prolonge jusqu'à la Chine, à l'est par le Cambodge, la Cochinchine (4) et la mer, à l'ouest par la mer et par les royaumes de Pégou et d'Ava. Bangkok est aujourd'hui la ville capitale de cet empire, depuis que Juthia a été brûlée par les Birmans, il y a environ 80 ans (5). Bangkok est située à l'extrémité du golfe de Siam, à peu près au centre du royaume, c'est-à-dire au 13ème degré ½ de latitude septentrionale, et au 90ème degré de longitude orientale (méridien de Paris) (6). Je dois vous faire observer que dans la description du royaume de Siam telle que je viens de l'indiquer, se trouvent compris bien des petits royaumes qui ont un nom particulier dans les cartes géographiques. Mais ils relèvent tous de Siam ; tels sont : le royaume de Kedah, de Ligor (7), de Laos, etc.
Le climat est bien chaud à Siam, mais il l'est beaucoup moins que de l'autre côté du Gange. (Toutes les fois que je parlerai de la presqu'île au-delà du Gange, j'entendrai la presqu'île que les Européens appellent presqu'île en-deça du Gange ou Indoustan ; cela est relatif aux différents pays où l'on se trouve). Par une égale latitude depuis l'équateur jusqu'au 8ème degré, soit au nord, soit au sud, la chaleur est excessive et constante. On ne ressent jamais ni le froid de l'hiver, ni la douce température du printemps. Le soleil, comme un poêle ardent, embrase l'atmosphère. Le relâchement des nerfs et des organes, une sueur abondante et continuelle réduisent le corps à un tel état de faiblesse qu'on n'a pas le courage de faire le moindre mouvement. On commence à respirer lorsque le soleil se rapproche du zénith ; alors le ciel se couvre d'épais nuages qui forment pendant plusieurs mois comme un immense parasol. Des pluies abondantes rafraîchissent l'atmosphère et font renaître les forces du corps. Ces nuages accompagnent toujours le soleil du nord au sud, jusque vers le 20ème degré de latitude. Au commencement, et quelquefois à la fin de la saison des pluies, le ciel paraît en feu ; on entend pendant plusieurs heures sans interruption des éclats de tonnerre effrayants. La foudre tombe souvent, ensuite l'air devient plus calme. Ce ne sont plus que des tonnerres sourds et qui ne sont point à craindre. Dans toutes les contrées qui sont entre les deux tropiques, les rivière se débordent périodiquement au moins une fois l'année. Celle de Bangkok offre un phénomène singulier : elle ne déborde qu'un mois après que les pluies ont cessé. À mesure que la rivière croît, l'eau devient limpide, et elle redevient bourbeuse lorsque la rivière décroît, c'est-à-dire lorsque les pluies ont cessé. Il n'est pas facile de découvrir la cause de ce phénomène (8).
À l'extrémité du golfe de Siam, les marées sont en sens inverse de celles de l'Europe. Tous les ans, les grandes marées ont lieu au mois de novembre, et les plus faibles au mois de mai. Tous les mois, les plus hautes marées n'ont pas lieu, comme en France, le 1er et le 13ème de la lune, mais le 5ème et le 19ème. Enfin, dans les marées qui ont lieu tous les jours, ce n'est point lorsque la lune passe au méridien que la marée est à son plus haut période, mais environ cinq heures après. Vers le temps de la nouvelle et de la pleine lune, la marée monte pendant près de douze heures et descend pendant autant de temps. La seconde marée est presque imperceptible pendant les autres jours de la lune. La marée monte et descende deux fois dans les 24 heures, de même qu'en France. Vous pouvez écrire à Messieurs les membres du bureau des longitudes, pour leur demander l'explication de ce phénomène (9).
Le royaume de Siam est un pays plat. On trouve partout de vastes plaines, des forêts immenses, des marais. Il y a peu de rivières considérables. Quelques collines ou quelques montagnes escarpées interrompent de loin en loin cet aspect monotone. Ces collines ne sont guère qu'une masse de rochers recouverts d'une légère couche de terre. Dans les lieux élevés, la végétation est très vigoureuse, mais elle est faible et presque nulle dans les endroits marécageux. Les arbres ne sont jamais dépouillés de leurs feuilles ; à mesure que les anciennes tombent, il en naît de nouvelles. Il y a cependant deux espèces d'arbres qui sont entièrement effeuillés pendant l'espace de deux ou trois mois : ce sont le cassier (10) et une espèce de cotonnier différente de celle qui produit le coton en Europe. Enfin, j'ai vu un arbre qui perd toutes ses feuilles à la fois, et au même moment, il en pousse d'autres. C'est un arbre de haute futaie : il produit au bout des branches de petits bouquets de fleurs jaunes fort odoriférantes. Les femmes malaises en extraient une huile ou essence dont elles oignent leurs cheveux (11).
Les forêts abondent en bois de construction. On y trouve des arbres d'une hauteur prodigieuse. Quoique ces arbres soient très gros, leur grosseur ne répond pas à leur hauteur. On rencontre assez souvent dans ces bois des troncs pourris, restes des anciens arbres que le temps a renversés, auprès desquels naissent de nouveaux jets qui doivent les remplacer. Il y a peu d'arbres qui produisent du fruit bon à manger. Les fruits que l'on trouve sont ordinairement acerbes et quelquefois dangereux. Quand on voyage au milieu des forêts, il faut porter des provisions avec soi. Il n'est pas prudent de porter de l'argent, on court risque d'être assassiné.
NOTES
1 - cette relation est adressée, sur sa demande, à Benoît Bousquet, vicaire général, chanoine d'Aire. ⇑
2 - Esprit Marie Florens, évêque de Sozopolis (1762-1835). ⇑
3 - En ce début du XIXe siècle, le Siam ne comprend pas encore les principautés du nord, Chiang Raï, Chiang Maï, Nan, Phayao, qui ne seront officiellement annexées que plus tard au royaume. En revanche, il s'étend au sud jusqu'à Kedah, aujourd'hui en territoire malais. Du nord au sud et de ses points les plus extrêmes, la Thaïlande actuelle est comprise entre 20° 26' 16" et 5° 36' 50" de latitude nord. ⇑
4 - Annotation de l'éditeur : Le royaume de Siam n'est point contigu avec la Cochinchine ; il est en séparé, au midi, par la mer et par le Cambodge, et au nord par le Laos. C'est à tort que Mgr de Capse compte le royaume de Laos comme faisant partie du royaume de Siam. Le Laos est très étendu ; ce pays est fort peu connu ; il est partagé en plusieurs petits royaumes. Sur la fin du siècle dernier, on en comptait sept. Y en a-t-il un qui soit supérieur à tous les autres ? C'est ce qu'on ne sait point. Le roi de Cochinchine et du Tonkin exerce un droit de suzeraineté sur une partie de ce pays, celle qui confine avec ses États. Sans doute le roi de Siam veut aussi exercer les mêmes droits sur la partie du Laos qui touche son territoire. M. de la Bissachère comprenait le Laos dans ce qu'il appelait l'empire d'Annam (voyez : État actuel du Tongking et de la Cochinchine, etc., 1ère partie, chapitre 4). Mgr Bruguière en fait une partie du royaume de Siam. Ni l'un ni l'autre n'est dans le vrai, au moins pleinement. Le fait est que, jusqu'à nos temps, on a toujours distingué le Laos du royaume de Siam et du royaume dit Annam, qui comprend maintenant le Tonkin et la Cochinchine. Il y a cependant une portion du Laos qui est comprise dans la nomenclature des provinces du Tonkin qui fut faite, dans le 15e siècle, par le roi du Tonkin, Lê Thânh Tông, quatrième de la dynastie Lê (Voyez les Nouvelles lettres édifiantes, tome VI, pages XIV et XXXI. Voyez aussi le XXIème cahier des Annales de l'Association de la Propagation de la Foi, p. 370). Les petits rois de Kedah, de Ligor et autres sont en quelque sorte plutôt de simples gouverneurs que de vrais souverains. Le roi de Laos ne doit pas être dans une aussi grande dépendance du roi de Siam que ces petits rois. ⇑
5 - Annotation de l'éditeur : Ce fut en 1767 que la ville de Juthia [Ayutthaya] fut détruite par les Birmans. (Voyez Nouvelles Lettres édifiantes, tome V, p. 444). ⇑
6 - Si le calcul des latitudes était depuis longtemps très précis, les longitudes restaient encore à cette époque très approximatives. Bangkok se trouve en réalité à 98° 13' 15" du méridien de Paris, soit près de 900 kilomètres plus à l'est que ce qu'indiquait Barthélemy Bruguière. ⇑
7 - Aujourd'hui Nakhon Si Thammarat (นครศรีธรรมราช), sur le golfe de Siam, au sud de l'isthme de Kra. ⇑
8 - Annotation de l'éditeur : Mgr Bruguière généralise trop ce qu'il dit des pluies, des tonnerres, des inondations et autres phénomènes météorologiques qui ont lieu dans les contrées situées entre les tropiques. Il y a de très grandes diversités : la saison des pluies n'est point partout la même ; les tonnerres ne sont point partout également fréquents ; les fleuves qui se débordent régulièrement ne sont, pour la plupart, que ceux qui sont d'un long cours, et qui prennent leur source dans les montagnes de la Chine ou du Tibet. Ces fleuves reçoivent, avant de se jeter dans la mer, un grand nombre de rivières : leur débordements sont causés moins par les pluies abondantes qui tombent dans les lieux voisins de leurs embouchures, que par celles qui tombent dans les montagnes d'où ils descendent, et d'où coulent les rivières qui se réunissent à eux. C'est ce qui explique pourquoi les inondations arrivent quelque temps après les grandes pluies ; quelquefois même, ces fleuves se débordent quoiqu'il ait tombé peu de pluie dans les régions qu'ils couvrent de leurs eaux. Les fleuves dont la source est moins éloignée de la mer causent aussi quelquefois des inondations, mais moins fréquemment et moins régulièrement. Le grand fleuve de Tonkin se déborde presque tous les ans, et romp les digues construites pour le retenir dans son lit, et alors il inonde toute la province du midi. Il est cependant des années où ce désastre n'arrive pas. ⇑
9 - Annotation de l'éditeur : L'on remarque dans le fond du golfe du Tonkin à peu près les mêmes particularités par rapport au flux et reflux de la mer, que dans le golfe de Siam ; les plus hautes marées y ont aussi lieu au mois de novembre ; c'est également le 5ème et le 19ème de chaque lune que la marée est la plus haute, mais il y a une différence remarquable entre les marées du golfe de Tonkin et celles du golfe de Siam : c'est que dans le premier, la marée ne monte ordinairement qu'une fois dans 24 heures ; elle monte pendant 6 ou 7 heures, et descend pendant tout le reste du jour : deux fois seulement dans chaque lune, un peu avant la nouvelle et la pleine lune, il y a deux flux par jour, d'où il résulte que les jours où l'eau monte et descend deux fois dans les 24 heures dans le golfe de Siam, elle ne monte et ne descend qu'une fois dans le golfe du Tonkin ; et que vice versa les jours où, par extraordinaire, le flux et le reflux ne se fait sentir qu'une fois dans le golfe de Siam, il se fait sentir deux fois dans le golfe du Tonkin. ⇑
10 - Peut-être le Cassia fistula (ton kun : ต้นคูน). Cet arbre à feuilles caduques, très répandu en Asie, est aujourd'hui l'arbre national de la Thaïlande.
11 - Peut-être le Vachellia farnesiana (anciennement Acacia farnesiana), appelé ton krathin (ต้นกระถิน) en Thaïlande, qui produit des fleurs jaunes très parfumées.
12 septembre 2019