XIX. La mesure du temps chez les Siamois – Leurs cérémonies religieuses.
Les Siamois ont deux ères, l'une civile et l'autre qui n'est en usage que parmi les talapoins. Ils sont aujourd'hui dans le douzième siècle de leur ère vulgaire, c'est-à-dire, l'an 1191 (1). Ils ont une période de douze années qu'ils reprennent quand elle est terminée. Ils appellent cette période rop, c'est-à-dire révolution. Chacune de ces années porte le nom d'une des douze constellations du zodiaque : tout cela est d'origine chinoise. Voici leur nom et leur ordre : la 1ère s'appelle l'année du rat ; la 2ème de la vache ; la 3ème, du tigre ; la 4ème, du lièvre ; la 5ème, du grand serpent ; la 6ème, du petit serpent ; la 7ème, du cheval ; la 8ème, de la chèvre ; la 9ème, du singe ; la 10ème, de la poule ; la 11ème, du chien ; la 12ème, du porc. Ils ont deux années : l'une religieuse qui commence le premier jour de la lune de décembre, l'autre civile qui commence à peu près le premier jour de la lune d'avril.
L'année 1828 répond à l'année du porc. Leur année est composée de douze mois lunaires. Les deux premiers mois ont un nom particulier, les autres sont désignés par le nombre ordinal selon le rang qu'ils tiennent, savoir : le troisième, le quatrième mois ; ainsi, si l'on demande à un Siamois en quelle année, en quel mois il est né : Je suis né, vous répondra-t-il, dans la cinquième lune de l'année de la poule. J'ai fait tel voyage dans la cinquième lune de l'année du cheval, etc. Tous les trois ans, l'année a treize mois, alors seulement ils comptent deux fois le huitième mois qui répond à notre mois de juillet (2). Ils ont des semaines comme nous. Le dimanche est le premier jour de leur semaine. Ils l'appellent jour du soleil, et le lundi, le jour de la lune. Les autres jours portent le nom de certaines étoiles que je soupçonne être des planètes. En ce cas-là les jours de leurs semaines auraient les mêmes noms que ceux des anciens Romains (3). Le jour naturel se divise en huit portions égales de trois heures chacune, qu'ils appellent jam. Les jams du jour artificiel se divisent en trois mongs ou trois de nos heures. Les heures de la nuit s'appellent thoum. Le mong et le thoum contiennent trois malicas, chaque malica comprend huit bats, le bat se divise en seize nathés, le nathé est la dernière division du temps parmi les Siamois. Notre heure en contient 384 (4).
Toutes ces périodes et ces noms qui nous paraissent ridicules, ne le sont pas pour eux. Comme les Siamois sont très superstitieux et fort adonnés à l'astrologie judiciaire, ils disent que ces noms leur servent à connaître quelle année, quel mois, quel jour de la lune ou de la semaine il est bon d'entreprendre un voyage. Ils leur servent aussi à connaître quand il serait dangereux de le continuer. Ils prétendent encore découvrir par là quel sera le sort de l'enfant né, par exemple, l'année du tigre, quelles seront les inclinations de celui qui est venu au monde l'année du lièvre.
Ils ont encore d'autres présages tirés ou des animaux ou des oiseaux. Souvent un accident qui n'a rien d'extraordinaire suffit pour renverser toutes leurs idées et leur faire changer de résolution.
Je vous ai déjà parlé de quelques fêtes ou cérémonies siamoises, mais je n'ai pas parlé de toutes. Je vais vous donner une espèce de calendrier qui les contiendra toutes, selon leur rang et le rapport qu'elles ont avec la lune, car chez les Siamois, comme chez les autres nations idolâtres, la lune est le principal objet et la base de leur culte superstitieux.
- 1. Le 1er, le 8ème, le 15ème et le 22ème jour de la lune sont des jours saints pour les Siamois. Ils les appellent jours du Seigneur. La pêche, la chasse et tous les autres ouvrages de cette nature sont sévèrement défendus ces jours-là. On ne trouve ni chair, ni poisson au bazar. Les contrevenants sont condamnés à l'amende et reçoivent la bastonnade par-dessus le marché. Toute la Cour doit prendre ce jour-là le langouti (5) blanc. Il y a cependant un lieu où l'on peut vendre de la viande, pourvu que ce ne soit que pour les talapoins.
- 2. Le 1er et le 15ème de la lune, prédication à la Cour et partout où l'on appelle les talapoins, mais ces prédications ne sont rien moins qu'édifiantes. La veille, tous les talapoins se rasent la tête et les sourcils.
- 3. Les trois premiers jours de la lune d'avril sont des jours de fête solennelle pour les Siamois fidèles. Ce jour-là, Lucifer ouvre toutes les portes de l'abîme. Les âmes des morts qui y sont enfermés sortent et viennent prendre un repas sur la terre au sein de leurs familles. Elles sont traitées splendidement. Un de ces trois jours, un des talapoins se rend au palais pour prêcher devant le roi. À la fin de la prédication, on donne un signal convenu, et à l'instant on tire le canon dans tous les quartiers de la ville pour chasser le diable hors des murs, ou le tuer s'il ose résister. Dès le le premier jour on nomme un roi précaire, qui porte le titre de phaja-pholla-thepPhraya phollathep : พระยาพลเทพ. Il jouit pendant ces trois jours de toutes les prérogatives royales (le véritable roi reste enfermé dans son palais). Il se compose une garde d'honneur de tous les forçats du royaume. Un drapeau le précède et il ne marche qu'au son des instruments. Tout ce qu'il rencontre sur ses pas lui appartient. Tout ce qu'il trouve au bazar ou dans les boutiques qui ne sont pas fermées est confisqué à son profit. Il fait aussi vendre à son profit les vaisseaux qui entrent dans le port pendant ces trois jours. Il se rend le premier jour (c'est une imitation de la cérémonie qui a lieu ce jour-là dans le palais de l'empereur) dans un champ situé près d'une pagode. Il trace quelques sillons avec une charrue dorée, et va ensuite s'appuyer contre un tronc d'arbre, place son pied droit sur le genou gauche et se tient debout sur l'autre pied seulement. C'est ce qui lui a fait donner le nom de prince à cloche-pied. Pendant que le phaja est dans, cette noble et commode posture, un de ses officiers sème du riz, des haricots et une espèce de pois. Après cette opération, on lâche trois vaches dans le champ que l'on vient de semer. La première espèce de grains qu'une de ces vaches mange sera fort chère dans le courant de l'année. Le public est dès lors suffisamment instruit, et chacun prend ses précautions (6).
- 4. Au commencement de la lune de juillet, le prince envoie en grande pompe, aux talapoins, des fleurs de nymphéa et de petits paquets de bois pour curer leurs dents et déterger leurs gencives.
- 5. Le 15ème de la lune de juillet, ordination générale des talapoins, commencement de leur carême (7). C'est le temps de l'année où les talapoins ont le plus de liberté, font de plus grands excès dans le manger et tombent dans toutes sortes de crimes.
- 6. Le 15ème de la lune de novembre, pâques des talapoins. Ils l'appellent PassaPhansa : พรรษา en leur langue. Cette fête dure environ six semaines. C'est dans cet intervalle que le roi, accompagné de toute sa cour, se rend avec une magnificence extraordinaire aux principales pagodes, pour saluer les talapoins et leur donner des robes neuves (8). Le peuple célèbre la solennité de cette fête par toutes sortes d'excès. Il règne partout une licence effrénée.
NOTES
1 - La date indiquée par Bruguière correspond à celle calculée d'après l'ère Chulasakarat (CS : จุลศักราช), ou Petite Ére qui débutait en 638 avant J.-C. L'autre ère évoquée dans le texte est l'ère Mahasakarat (MS : มหาศักราช) qui débutait en 78 après J.-C. La Thaïlande utilise aujourd'hui l'ère Buddhasakarat (BS, généralement indiquée par les lettres BE - Buddhist Era : พุทธศักราช) et la fait débuter en 543 avant J.-C. (Sources : J.C. Eade : The Calendrical Systems of Mainland South-East Asia, Brill, 1995, pp. 15 et suiv.). ⇑
2 - Barthélemy Bruguière simplifie considérablement les problèmes fort complexes liés au calendrier lunaire qui doit s’ajuster continuellement pour ne pas être en décalage avec le calendrier solaire. Un mois lunaire durant 29,5306 jours, soit 29 jours 12 heures et 44 minutes, l’année lunaire ne compte que 354 jours, huit heures et quelques minutes, et il lui manque une douzaine de jours pour coïncider avec l’année solaire de 365 jours ¼. Les mois de l’année lunaire sont alternativement de 29 et 30 jours, et il faut, tous les deux ou trois ans, rajouter un mois supplémentaire pour rétablir la correspondance avec le calendrier solaire (comme pour les années bissextiles). Les années normales de 12 mois sont dites prokatimas (ปกติมาส), les années modifiées sont appelées athikamas (อธิกมาส). Cette pratique du 13ème mois est également appliquée dans le calendrier chinois, où ce mois supplémentaire peut être rajouté après n’importe quel mois. Dans le Patitin Chantarakati (ปฏิทินจันทรคติ), le calendrier lunaire thaïlandais, il est toujours placé après le 8ème mois, et est appelé duan paet lang (เดือนแปดหลัง : le 8ème mois tardif). Parfois encore, tous les quatre ou cinq ans, on rajoute un jour supplémentaire au 7ème mois, mais jamais si l’année est athikamas.
Les méthodes utilisées pour déterminer ces ajustements sont fort complexes. L’une d’elle, (mais ce n’est pas la seule), indique que si le jour qui suit la pleine lune du 8ème mois, la lune se trouve entre le 20ème et le 22ème degré, dans la constellation du Sagittaire, l’année est déclarée normale (prokatimas) et ne comprendra que douze mois. Si la lune se trouve à courte distance du Sagittaire (19ème degré, soit une journée environ), l’année est dite athikawan (อธิกวาร), c’est-à-dire qu’on ajoute un jour à la fin du 7ème mois. Si la distance est supérieure, l’année est réputée athikamas, on y ajoute un 8ème mois supplémentaire.
Notons qu'aujourd'hui en Thaïlande, le calendrier lunaire n'est plus utilisé que dans un contexte religieux. Il a été officiellement remplacé par le calendrier solaire en 1889 sous le règne du roi Chulalongkorn (Rama V). ⇑
3 - Bruguière a raison de faire ce rapprochement, les noms siamois des jours correspondent effectivement aux mêmes planètes que dans notre calendrier : Lundi : wan chan (วันจันทร์ : jour de la Lune). Mardi : wan angkhan (วันอังคาร : jour de Mars). Mercredi : wan phut (วันพุธ : jour de Mercure). Jeudi : wan phruehatsabodi (วันพฤหัสบดี : jour de Jupiter). Vendredi : wan suk (วันศุกร์ : jour de Vénus). Samedi : wan sao (วันเสาร์ : jour de Saturne). Dimanche : wan athit (วันอาทิตย์ : jour du Soleil). ⇑
4 - Les explications de Bruguière ne sont pas très claires. Cet ancien système, toujours utilisé notamment dans l'Isan, divise les 24 heures de la journée en quatre périodes de six heures chacune. Les heures du matin, de 6 h à midi, sont appelées mong (โมง), les heures de l'après-midi, de midi à 18 h, sont appelées baï (บ่าย). La nuit est également divisée en deux périodes, tum (ทุ่ม) de 19 heures à minuit, et ti (ตี) de 1 h à 6 h. Ces différents noms sont probablement les onomatopées des sons des instruments, gong, tambour, etc. qui sonnaient les heures dans les temples. Par ailleur, la nuit était divisée en quatre périodes de veille, les yam (ยาม) qui réglaient les tours de garde des sentinelles et des veilleurs. Les malicas dont parle Bruguière sont les narika (นาฬิกา), mot dérivé du sanskrit, qui désigne dans le contexte les périodes d'une heure. Nathé est une transcription approximative de nathi (นาที), qui signifie aujourd'hui minute. Jean-Baptiste Pallegoix décrivait ainsi ce système de décompte du temps : Voici comme on compte les heures du jour et de la nuit : depuis le lever du soleil jusqu'à midi on compte six heures ; depuis midi jusqu'au coucher du soleil on recompte encore six heures ; depuis le coucher du soleil jusqu'à neuf heures, c'est la première veille ; depuis neuf heures jusqu'à minuit, c'est la seconde veille ; depuis minuit jusqu'à trois heures du matin, troisième veille ; et depuis trois heures jusqu'au lever du soleil, quatrième veille. Chaque veille est composée de trois heures, l'heure est divisée en dix bat (บัด), le bat en six nathi ou minutes. (Description du royaume thaï ou Siam, 1854, I, pp. 255-256). ⇑
5 - Ce mot viendrait de l'hindi langoti, et désigne une sorte de pagne que Nicolas Gervaise évoquait ainsi : Il n'y a point de métier dans le royaume de Siam qui soit plus ingrat que celui de tailleur, car le commun du peuple n'en a pas besoin ; tout l'habillement des hommes consiste en deux pièces d'étoffe de soie ou de coton ; de l'une, qui est longue de deux aunes ou environ et large de trois quarts, ils se couvrent les épaules en forme d'écharpe : et de l'autre qui est de même longueur et de même largeur, ils se ceignent les reins, et la retroussant par les deux bouts fort proprement par derrière, ils s'en font une espèce de culotte qui leur pend jusqu'au dessous du genou. Ce vêtement s'appelle en siamois pâ-nonc, et en langage vulgaire panne ou pagne. Le pagne des mandarins est bien plus ample et beaucoup plus riche que les autres, il est ordinairement tissé d'or et d'argent, ou bien il est fait de ces belles toiles peintes des Indes qu'on appelle communément chitte de Masulipatam. (Histoire civile et naturelle du royaume de Siam, 1688, p. 109-110). Le père Tachard appelait ce pagne longui.
6 - Cette cérémonie, d'inspiration brahmanique, se célèbre sous des formes diverses dans beaucoup de pays d'Asie du sud-est. En Thaïlande, la tradition remonte au royaume de Sukhothai. Elle était tombée en désuétude dans les années 1920 et a été remise à l'honneur en 1960 par le roi Phumiphon. Elle est nommée Phra racha Phithi Chotphranangkhan Raek Na Kwan (พระราชพิธีจรดพระนังคัลแรกนาขวัญ) ou plus familièrement, et plus simplement Raek Na (แรกนา) et se célèbre au mois de mai. Elle est censée rendre les terres fertiles et fournir des prédictions quant aux récoltes à venir. Une méthode de prédiction plus ancienne décrite par Van Vliet consistait à combattre la suite du roi de paddy et à déduire des présages en fonction de l'issue du combat. Désormais, ce sont les bœufs qui ont tiré la charrue qui sont invités à choisir parmi différents mets et boissons qu'on leur présente. Le 14 mai 2018, parmi les friandises offertes, les bœufs ont choisi l'eau, l'herbe et l'eau-de-vie de riz, ce qui a été interprété comme un signe très favorable laissant présager tout au long de l'année de l'eau en abondance, de fructueuses récoltes et un commerce florissant contribuant à une économie prospère.
7 - Le jour de Khao phansa (เข้าพรรษา), le début du carême bouddhiste. Chaque année, au début de la saison des pluies, les moines se retirent dans leur monastère et ne doivent plus voyager, sauf cas de force majeure, pendant les trois mois que dure le carême, qui se termine par le jour de Ok phansa (ออกพรรษา). Cette longue retraite est l'occasion d'étudier, de méditer et d'instruire les novices. ⇑
8 - Il s'agit de la cérémonie de Thod kathin (ทอดกฐิน) qui, généralement en novembre, suit Ok phansa (ออกพรรษา), la fin du carême bouddhiste. Au cours de cette cérémonie particulièrement importante dans l'année liturgique bouddhiste, il est de tradition d'offrir des robes aux bonzes.
12 septembre 2019