XXI. Les cérémonies de couronnement des rois de Siam – La tonsure.
Je n'ai pas voulu vous donner des détails sur la cérémonie qui a lieu lorsque le roi de Siam monte sur le trône avant de vous avoir parlé des grands dignitaires et de leurs marques distinctives. Voici la description de cette cérémonie. Tout le chemin par lequel le roi doit passer est bordé des deux côtés d'une quantité infinie de petits autels très riches. Ils sont chargés de vases de fleurs, de tableaux, de cassolettes dans lesquelles on brûle continuellement des parfums. Ce sont les mandarins chinois qui sont chargés de cet office. Les archers et leurs officiers ouvrent la marche, tous avec leur uniforme particulier. Ils n'ont que des verges. Leur commandant est porté sur un brancard. Ils sont suivis de quatre grands mandarins : ceux-ci sont à cheval, habillés d'une longue robe, ils portent un arc en sautoir et ont plusieurs petits drapeaux de différentes couleurs attachés à leur dos.
L'armée vient ensuite. Elle marche sur deux rangs ; les différents régiments sont distingués par un uniforme particulier. Ils ont le mousquet et la baïonnette. L'artillerie est à l'arrière-garde. Les chefs sont au centre. Au milieu des rangs, deux officiers chrétiens portent chacun un étendard d'une grandeur démesurée. Ils sont a cheval et sont habillés à l'européenne. Celui qui fait la fonction de généralissime ou méethopmaethap : แม่ทัพ, porte en cette occasion seulement un turban qui a je ne sais combien d'aunes de long. Sa tête paraît être de la grosseur d'un muid. Ce turban est blanc et bordé d'un galon d'or. Le roi vient immédiatement après. De si loin qu'on peut l'apercevoir, tout le monde se prosterne. Tous les musiciens, placés à côté des autels dont je vous ai parlé, exécutent leurs accords. Les Siamois trouvent cette musique admirable ; je ne me permettrai pas de les contredire, mais je ne rétracte pas ce que j'ai dit plus haut. Le roi est assis sur un trône assez riche ; on y monte par plusieurs gradins. Ce trône est placé sous un magnifique baldaquin soutenu par quatre colonnes. Un de ses officiers est placé devant lui, tenant à la main un grand éventail qu'il agite continuellement. Deux autres mandarins, placés aux deux côtés du trône, portent les deux grands parasols d'or du monarque. Le prince n'a pour tout costume qu'un langouti (1), une riche ceinture de drap d'or et un chapeau de feutre. Ce chapeau est noir, à grands bords rabattus, il a peut-être une aune de diamètre, il est surmonté d'un panache et est orné de galons et de glands d'or. Le roi est le seul qui n'ait point de robe. Toutes les personnes qui font partie du cortège, soit princes, soit mandarins, soit militaires, sont décemment couvertes de la tête aux pieds. Le roi a d'un côté un grand cimeterre, et de l'autre un grand vase d'or rempli de petites pièces d'argent qui valent chacune 75 centimes. Il tient à la main un gobelet d'or, il s'en sert pour puiser dans le grand vase cette monnaie qu'il répand continuellement au milieu du peuple pendant tout le temps que dure le trajet. Un jeune prince qui suit immédiatement le roi, fait de même. Comme ces vases sont bientôt vides, on a eu soin de placer tout près du prince des hommes chargés de sacs d'argent pour y suppléer. Cette profusion, toute considérable qu'elle est, n'est rien si on la compare à cette quantité de billets que l'on jette au milieu de la foule. Les uns représentent la valeur d'un cheval, d'un éléphant, les autres la valeur d'une maison, d'un vaisseau, etc. Quiconque trouve un de ces billets n'a qu'à se présenter devant le trésorier-général, et il reçoit a l'instant la valeur des objets mentionnés dans le billet. À la suite du roi viennent quatre princes à cheval et la tête couverte d'un chapeau de plumes. Tous les autres princes de la famille royale, au nombre de quatre-vingts, suivent en cavalcade et ferment la marche. Ils sont tous accompagnés des officiers de leurs maisons. L'un de ces officiers tient la bride du cheval, un second porte le cimeterre, un troisième étend le parasol sur la tête du prince, les autres portent le bétel, l'arec, la chaux, le tabac, le feu, etc., dont les Siamois ne sauraient se passer un seul moment. Pendant tout le temps que dure la cavalcade, le Vang Na (2) reste au palais dont il garde la porte, tenant l'épée nue à la main.
Lorsqu'un prince est élevé à la dignité de Vang Na, il doit sortir du palais qu'il a occupé jusqu'alors pour prendre possession du palais affecté à celui qui est revêtu de cette dignité ; mais lorsqu'il se rend à la ville, il en trouve la porte fermée. Il est obligé de dégainer son cimeterre et d'escalader les remparts. Ce n'est qu'à cette condition que lui et son cortège peuvent entrer dans le palais qui lui est destiné.
Les cérémonies dont je viens de parler, quelque singulières qu'elles soient, ne sont pas superstitieuses. Il n'en est pas tout à fait de même de celle qui a lieu à l'égard des enfants du roi qui sont parvenus à l'âge de puberté.
Lorsqu'un prince de la famille royale a atteint l'âge de treize à quatorze ans, le roi, comme je l'ai dit plus haut, lui compose une maison et l'éloigne de sa personne, mais avant tout, il faut qu'il prenne un nouveau langouti, et qu'un talapoin lui coupe les cheveux (3). À cet effet, on fait venir à la Cour les personnes les plus qualifiées parmi les quatre nations qui sont à Siam. Chacun doit porter le costume particulier à son pays. On forme une espèce de montagne avec un sentier pour parvenir jusqu'au sommet (4). On dresse leur tente au plus haut de cette montagne. On place un peu plus bas la figure d'un ou de deux éléphants qui donnent de l'eau. Cette eau tombe dans un bassin qui est tout à fait au bas de cette montagne factice. Lorsque tout est prêt, les mandarins et les militaires se placent sur deux rangs. Le cortège sort dans cet ordre du palais pour aller faire une assez longue procession. Le prince qui est l'objet de la cérémonie est assis sur sa chaise et porté sur le dos de ses officiers ; il a sur la tête un bonnet fort haut, mais qui n'est pas pointu. Il a des pantoufles à ses pieds, il a ses bras couverts de bracelets d'or. On agite devant lui une espèce de grelots, comme pour signifier qu'il est encore dans l'enfance. On joue d'un instrument qui a la forme d'une flûte, on bat le tambourin, on sonne de la trompette. La princesse qui doit devenir son épouse marche devant lui les mains jointes. Elle tient, entre le pouce et l'index, un paquet de plumes de paon. Quand le cortège rentre dans le palais, le prince va se prosterner aux pieds du roi son père. Le roi le prend par la main et le conduit dans le temple où sont déposées les cendres de leurs ancêtres. Le jeune prince les salue, ou plutôt les adore. Cette cérémonie se répète pendant trois jours consécutifs. Le quatrième jour, le talapoin lui coupe les cheveux dans le temple des ancêtres, et on lui donne le langouti blanc, au lieu du rouge qu'il portait dans la cérémonie. Le même jour, il se rend à la montagne factice, accompagné toujours d'un grand cortège, se lave dans le bassin ; cela fait, il monte avec trois ou quatre grands seigneurs au haut de la montagne et entre dans le pavillon. Que fait-il là ? personne ne le sait hors ceux qui l'accompagnent. On croit que ce sont encore des cérémonies superstitieuses. Ceci a beaucoup de rapport avec les cérémonies en usage chez les Romains, lorsque leurs enfants mâles prenaient la robe virile.
NOTES
1 - Ce mot viendrait de l'hindi langoti, et désigne une sorte de pagne que Nicolas Gervaise évoquait ainsi : Il n'y a point de métier dans le royaume de Siam qui soit plus ingrat que celui de tailleur, car le commun du peuple n'en a pas besoin ; tout l'habillement des hommes consiste en deux pièces d'étoffe de soie ou de coton ; de l'une, qui est longue de deux aunes ou environ et large de trois quarts, ils se couvrent les épaules en forme d'écharpe : et de l'autre qui est de même longueur et de même largeur, ils se ceignent les reins, et la retroussant par les deux bouts fort proprement par derrière, ils s'en font une espèce de culotte qui leur pend jusqu'au dessous du genou. Ce vêtement s'appelle en siamois pâ-nonc, et en langage vulgaire panne ou pagne. Le pagne des mandarins est bien plus ample et beaucoup plus riche que les autres, il est ordinairement tissée d'or et d'argent, ou bien il est fait de ces belles toiles peintes des Indes qu'on appelle communément chitte de Masulipatam. (Histoire civile et naturelle du royaume de Siam, 1688, p. 109-110). Le père Tachard appelait ce pagne longui.
2 - Le Wang Na [วังหน้า] était le palais du Maha Uparacha [มหาอุปราช], le vice-roi. Les Occidentaux associaient souvent le palais du prince avec sa charge. Dans sa Description du royaume thaï ou Siam, (1854, I, p. 288), Mgr Pallegoix le présentait ainsi : C'est ordinairement un frère ou un proche parent du roi qui est élevé à cette dignité. Il a un immense palais presque aussi beau et aussi somptueux que celui du premier roi, il a aussi les insignes royaux ; tous les passants sont obligés de se prosterner devant son pavillon situé au bord du fleuve. Il a sa cour, ses officiers, ses mandarins absolument sur le même pied que le premier roi. C'est ordinairement lui qui se met à la tête des armées en temps de guerre ; le premier roi ne fait rien d'important sans avoir son approbation. La charge de Vang Na fut abolie sous le règne du roi Chulalongkorn (Rama V). ⇑
3 - Cette coutume très ancienne, probablement d'origine brahmanique ou égyptienne, constituait un rite de passage de l'adolescence à l'âge adulte et s'appelait Sokan (โสกันต์). Pour davantage de détails sur cette cérémonie de tonsure très codifiée, on ses reportera à l'ouvrage de G. E. Gerini : Chulakantamangala, The Tonsure Ceremony as Performed in Siam, Bangkok, 1895. En 1828 eut lieu à Bangkok le sokan de Chao Fa Aphon (เจ้าฟ้าอาภรณ์), fils du roi Phutthaloetla Naphalai (พุทธเลิศหล้านภาลัย, Rama II).
4 - Cette montagne artificielle symbolisait le mont Kailasa (Kalash), trône de Shiva et de son épouse Parvati dans la mythologie hindoue.
12 septembre 2019